dimanche 11 juin 2017

En construisant... Timothy Radcliffe, L'identité de la vie religieuse


Il y a bien des années, je m'en souviens, je m'étais rendu pour la première fois à l'Assemblée des supérieurs majeurs d'Angleterre et du pays de Galles 1. Un peu nerveux, j'endossai mon habit religieux et descendis affronter la foule. Et voilà que, sur le palier, je fus stoppé par une religieuse à l'aspect revêche que je n'avais jamais rencontrée auparavant. Elle me dévisagea d'un œil torve et me dit : « Il faut vraiment que vous soyez bien peu sûr de vous pour que vous vous mettiez ça sur le dos ! »
Où sont parties toutes les vocations ?
Il y a belle lurette que nous, religieux, nous nous interrogeons sur notre identité. Qui sommes-nous ? Comment nous insérons-nous dans le tissu et la structure de l'Église ? Sommes-nous des clercs, des laïcs ou des hybrides à part ?
Il me semble que nous n'obtiendrons aucune réponse valable si nous ne partons pas du fait que nous partageons avec la plupart des hommes de notre époque une crise d'identité. Qu'est-ce qui nous différencie ? Eh bien, certainement pas l'absence de crise d'identité. Tel est le lot commun que nous partageons avec les autres. Cette crise ne vaut la peine qu'on y réfléchisse que dans la mesure où elle nous aide à vivre la Bonne Nouvelle pour toutes ces âmes inquiètes, hantées par la même question : qui suis-je ?
Veuillez me pardonner si je partage avec vous quelques observations des plus simplistes sur la question suivante : pour quelle raison le problème de l'identité est-il une obsession de la modernité ? En ce siècle, et tout particulièrement depuis 1945, nous avons été les témoins d'une profonde transformation sociale. En Europe — et aussi sans doute aux États-Unis —, nous avons assisté à l'affaiblissement de toutes les formes d'institutions qui donnaient une identité, définissaient une profession, un rôle, une vocation. Les universités, les professions médicales ou juridiques, les syndicats, les Églises, la presse, les différents métiers, toutes ces institutions ne fournissaient pas seulement des moyens pour gagner sa vie, un métier à exercer, mais aussi une manière d'être un homme, un sentiment de vocation. Être musicien, avocat, enseignant, infirmière, charpentier, plombier, agriculteur, prêtre, etc., ce n'était pas seulement avoir une profession ; c'était être quelqu'un. On appartenait à une corporation dotée d'institutions qui définissaient un comportement approprié, on partageait une sagesse, une histoire, une solidarité.
Ce que nous avons pu constater au cours de ces dernières années, c'est l'aspect corrosif d'un modèle nouveau, plus simple, de société. En effet, nous nous sommes tous trouvés membres du marché global, achetant et vendant, achetés et vendus. Les institutions fondamentales de la société civile qui soutenaient les professions ou les vocations ont beaucoup perdu de leur autorité et de leur indépendance. Comme tout le reste, elles doivent courber la tête devant les impératifs du marché.
Quel choix faire de sa propre vie ? Cela est devenu de moins en moins clair au fil des années. Il fallait répondre aux exigences de l'offre et de la demande. Ce n'était pas seulement nous, religieux, qui perdions le sens de la vocation : c'était l'idée même de vocation qui posait problème. Nicholas Boyle, philosophe anglais, a écrit : « Il n'y a plus de vocations pour qui que ce soit ; la société n'est pas constituée de gens qui engagent leur vie de telle ou telle manière, mais de fonctions qui doivent être remplies dans la mesure où il y a un désir à satisfaire »2. Toutes ces professions, ces métiers, ces savoir-faire, étaient comme de petits écosystèmes qui offraient des manières différentes d'être un être humain. Ces écosystèmes se sont affaiblis, se sont écroulés, comme les fragiles habitats des crapauds ou des escargots. La société est en voie d'homogénéisation. Tout ce qui subsiste, c'est l'individu et l'État, voire la consommation et le marché. C'est plus simple, mais plus solitaire, plus vulnérable.
Dans l'Église, je le crains, nous avons reçu de plein fouet ce même vent glacé, qui nous a laissés avec une communauté plus simple, mais aussi moins sûre d'elle-même. L'Église, en effet, fait partie de la société civile. Nous avons été les témoins d'une société complexe avec toutes sortes d'institutions qui nous procuraient une identité. Nous aussi, nous avions des universités, des écoles, des professions et, par-dessus tout, des ordres religieux qui proposaient aux gens des vocations, des identités respectées et honorées.
L'Église avait toutes sortes de hiérarchies et de structures qui se contrebalançaient les unes les autres. Une mère supérieure ou une directrice d'école catholique, c'était une personne avec laquelle il fallait compter. Les prêtres tremblaient lorsqu'ils sonnaient à leur porte. Mais, d'une certaine façon, notre Église a subi la même transformation que le reste de la société. Ce qui nous est resté, ce n'est pas le consommateur individuel, l'État ou le marché, mais le croyant individuel et la hiérarchie. Nous avons perdu confiance dans les autres identités. Et c'est là sans doute l'une des raisons pour laquelle le problème du sacerdoce et de l'aspirant à la prêtrise est une question si grave pour nous. Pour la raison que, si vous ne pouvez pas mettre un pied sur cette échelle, vous ne pouvez devenir une personne de quelque importance.
Nous, religieux, qui sommes-nous ? Comment nous insérons-nous dans le tissu et la structure de l'Église ? Souvent, nous tentons d'y répondre en nous situant par rapport à la hiérarchie. Sommes-nous des laïcs ou des clercs, ou bien nous insérons-nous quelque part entre les deux ? Ou bien nous pouvons répondre en nous plaçant face à la hiérarchie, comme des individus serrant les poings contre l'Église institutionnelle. Mais ce n'est pas la carte qui convient. C'est comme si on cherchait les montagnes Rocheuses sur une carte qui donne les frontières des États américains. Sont-elles dans le Colorado ou dans le Wyoming ? Pourquoi ne pouvons-nous voir les montagnes ?
Cette carte de l'Église qu'est la hiérarchie est bonne et valable. Nous y figurons tous d'une manière ou d'une autre. Certains religieux sont des laïcs, certains sont prêtres, et certains sont même évêques ! Mais nous ne pouvons recourir à cette carte pour situer la vie religieuse. Elle ne montre pas qui nous sommes vraiment, tout comme les Rocheuses ne figurent pas sur une carte qui présente les frontières des États. Et on ne peut même pas y trouver d'indices sur leur emplacement. Là où il n'y a pas de villes, il pourrait y avoir aussi des montagnes. Il faut donc un autre genre de cartes si on veut voir clairement les montagnes.
Bien souvent, les gens se plaignent de la cléricalisation de l'Église. Il semble paradoxal qu'à Vatican II nous ayons proclamé une autre théologie de l'Église. Nous avions découvert une nouvelle théologie du laïcat : nous étions tous membres du peuple de Dieu en pèlerinage vers le Royaume.
Mais, en fait, l'Église a donné l'impression de devenir de plus en plus cléricale.
Au lieu d'attribuer ce phénomène à un sinistre complot, il faut, me semble-t-il, le mettre au compte de la profonde transformation de la culture occidentale. Dans un monde de marché global, il n'y a pas de véritable place pour des gens qui ont une vocation, qu'il s'agisse d'enseignants, d'infirmières ou de religieux. Un emploi n'est qu'une réponse à la demande. Et lorsque l'Église catholique est entrée à grand fracas dans le monde moderne, quand Jean XXIII a ouvert toutes grandes les fenêtres, un vent froid a balayé, dans l'Église aussi, toutes les formes d'identités fragiles des vocations.
Face à la cléricalisation de l'Église, il y a bien sûr des mesures qui peuvent être prises pour assurer des postes d'influence aux laïcs et aux femmes, desserrer la prédominance d'une caste cléricale. Mais c'est là le sujet d'une autre conférence. Ce que je voudrais dire ici, c'est ceci : ce serait une erreur de penser que la réponse à notre crise d'identité serait d'abolir toute hiérarchie et de préconiser une Église qui ressemblerait davantage à notre société libérale, individualiste. Cela ne nous donnerait pas ce que nous recherchons. Ce que nous pouvons voir dans notre propre société, dans les rues de nos grandes cités sauvages, c'est que cet individualisme est cruel. Il crée des déserts urbains où bien peu de gens peuvent s'épanouir.
Une anthropologue, Mary Douglas, affirme même que la situation des femmes, par exemple, serait encore pire dans une société plus individualiste. « Les processus de l'individualisme, écrit-elle, écrasent ceux qui échouent sur le plan économique et ne peuvent que créer des laissés-pour-compte ou des mendiants. Les membres de la culture individualiste n'ont pas conscience de leur comportement d'exclusion. La situation des personnes exclues de manière non intentionnelle, par exemple des clochards dormant dans les rues, choque les visiteurs provenant d'autres cultures »3.
Selon Mary Douglas, une société saine est une société dotée de toutes sortes de structures et d'institutions qui se contrebalancent, donnant la parole aux différents groupes, de telle sorte qu'aucune manière d'être homme ne domine et qu'aucune carte unique ne vienne nous dire comment sont les choses. Ce dont nous avons peut-être besoin, c'est de ne pas reproduire le désert homogénéisé du monde de la consommation, mais d'être plus semblables à une forêt tropicale possédant de multiples niches écologiques pour les manières différentes d'être un homme.
En ce sens, nous avons besoin, non pas de moins de hiérarchie, mais de plus de hiérarchie. Il nous faut toute une gamme d'institutions et de structures qui donnent voix et autorité aux différentes manières d'être membres du peuple de Dieu comme femmes, couples mariés, universitaires, médecins, religieux. Au Moyen Âge, il en était davantage ainsi. L'empereur et la noblesse, les grandes abbayes de femmes et d'hommes, les universités et les ordres religieux, tout cela fournissait des foyers alternatifs de pouvoir et d'identité. On disposait de cartes plus nombreuses où les gens pouvaient se retrouver.
J'ai lu autrefois chez le cardinal Newman — mais je n'ai pas pu retrouver le passage — que l'Église est florissante quand nous reconnaissons différentes formes d'autorité. Il nomme spécifiquement la tradition, la raison et l'expérience. Chacune d'entre elles exige le respect et a besoin d'institutions et de structures pour la soutenir : la tradition est sauvegardée par les évêques, la raison par l'Université, et l'expérience par tous les types d'institution, depuis les ordres religieux jusqu'à la vie conjugale, là où les gens entendent la Parole et y réfléchissent dans leur vie.
Ce dont nous avons besoin, ce n'est pas de l'individualisme du désert urbain moderne, mais de quelque chose qui ressemble davantage à une forêt tropicale avec toutes sortes de niches écologiques pour des animaux étranges qui peuvent prospérer, se multiplier et louer Dieu dans des centaines de voies différentes.
Nous, religieux, qui sommes-nous et quelle est notre vocation dans l'Eglise ? La réponse à cette question est d'importance. Mais non pas seulement parce qu'elle pourrait nous donner la confiance pour aller de l'avant ou même attirer de nouvelles vocations. Elle est importante parce que, pour l'aborder, nous devons réfléchir à cette crise d'identité qui afflige la plupart des gens aujourd'hui. Nul n'est créé par Dieu pour être uniquement un consommateur ou un travailleur, pour être acheté et vendu sur la place du marché comme un esclave.
Si nous pouvons retrouver confiance en notre vocation, alors nous serons peut-être capables de manifester quelque chose de la vocation humaine. Le problème que nous devons affronter concerne la signification même de l'être humain.
L'identité en tant que vocation
J'ai lu l'autre jour l'histoire d'un jeune Américain appelé Jimmy, qui s'est trouvé en difficulté parce que sa famille et lui-même insistaient sur son droit à porter des boucles d'oreilles dans son école. Et ils se fondaient sur le principe que « tout individu a le droit de choisir qui il est ». Bien entendu, en un sens, on voudrait dire bravo à ce Jimmy. Oui, en un sens, il a raison.
C'est à lui qu'il revient d'être quelqu'un, d'avoir une identité, de faire des choix qui ont un sens et de dire : « C'est moi. Je veux porter ces boucles d'oreilles ». Mais on ne peut choisir d'être absolument n'importe qui. Si je décidais de porter des boucles d'oreilles, un blouson de cuir et de circuler sur une moto à Rome, j'ai l'impression que mes frères élèveraient des objections et diraient : « Timothy, mais ce n'est pas toi ! » Du moins, j'espère qu'ils réagiraient ainsi. Je ne puis décider de devenir un punk, pas plus que je ne puis décider d'être Thomas d'Aquin.
Être quelqu'un, c'est être capable de prendre des décisions d'importance au sujet de sa propre vie. Mais ces décisions doivent tenir ensemble, constituer un récit. Avoir une identité, c'est, pour les choix que chacun fait tout au long de sa vie, avoir une direction, une unité narrative 4. Ce que je fais aujourd'hui doit prendre sens à la lumière de ce que j'ai fait auparavant. L'une des raisons pour lesquelles les professions et les métiers étaient si importants pour l'identité humaine, c'est le fait qu'ils procuraient une structure à de larges segments de la vie d'une personne. Être un musicien, un homme de loi ou un charpentier, ce n'est pas seulement ce que l'on fait ; c'est une vie, de la jeunesse à la vieillesse, avec la détente et le travail, dans la maladie et la bonne santé.
Mais notre vocation de religieux met en lumière la structure narrative la plus profonde de tout être humain. Lors de mon premier cours au noviciat, le maître des novices avait tracé un grand cercle au tableau en nous disant : « Eh bien, mes amis, voilà toute la théologie que vous avez besoin de savoir. Tout vient de Dieu et tout va vers Dieu ». La réalité s'est avérée quelque peu plus complexe ! Mais l'affirmation de notre foi est que toute vie humaine est la réponse à la demande de Dieu de partager la vie de la Trinité. Tel est, en profondeur, le sens de toute vie humaine. Je découvre qui je suis en répondant à cet appel.
Ce qu'il a dit à Isaïe, il me le dit, à moi : « Avant ma naissance, le Seigneur m'a appelé ; dès le sein de ma mère, il m'a donné un nom ». Un nom, ce n'est pas une étiquette commode, c'est une invitation. Être quelqu'un, ce n'est pas choisir une identité sur un rayon de supermarché (Hell's Angel, pop star, franciscain). C'est répondre à celui qui me convoque à la vie : « Samuel, Samuel ! » dit la voix dans la nuit. Et Samuel répond : « Parle, Seigneur, ton serviteur écoute ».
Jimmy — j'espère qu'il porte maintenant ses boucles d'oreilles — a en partie raison. L'identité consiste à faire des choix. Mais il ne s'agit pas seulement de choisir celui que vous voulez être, comme l'on choisit la couleur de ses chaussettes. Le choix consiste à répondre à cette voix qui appelle à la vie. L'identité est un don et l'histoire de ma vie est faite de tous les choix que je fais d'accepter ou de refuser ce don.
Paul écrit aux Corinthiens : « Il est fidèle, le Dieu qui vous a appelés à la communion de son Fils, Jésus-Christ notre Seigneur » (1 Co 1, 9). Ce que je voudrais vous suggérer ce matin, c'est que la vie religieuse est une manière particulière et radicale de dire oui à cet appel. D'une manière très forte et nue, elle met en évidence la texture de toute vie humaine, qui est réponse à un appel. Dans notre bizarre manière de vivre, nous explicitons le drame de toute recherche humaine d'identité, car tout être humain essaie de capter l'écho de la voix de Dieu l'appelant par son nom. D'autres vocations chrétiennes, comme le mariage, le font aussi, mais de manière différente, comme je le montrerai plus loin.
Tout laisser
Lorsque nous, religieux, discutons de notre identité, vous pouvez être pratiquement sûrs qu'avant longtemps l'adjectif « prophétique » viendra sur le tapis. Nos vœux sont en contradiction tellement directe avec les valeurs de notre société, qu'il est approprié d'en parler comme d'une prophétie du Royaume. L'exhortation apostolique Vita consecrata emploie ce terme. Je suis aux anges quand d'autres personnes recourent à cet adjectif à notre sujet, mais je suis réticent quand j'entends les religieux le revendiquer pour eux-mêmes. Cela pourrait être teinté d'arrogance : « Les prophètes, c'est nous ! » Souvent, nous ne le savons pas. Et j'ai l'impression que les vrais prophètes hésiteraient à s'approprier ce titre. Comme Amos, ils tendent à rejeter une telle prétention et disent : « Je ne suis ni prophète, ni fils de prophète ». Je préfère penser que nous sommes ceux qui laissent derrière eux les signes habituels de l'identité.
Le jeune homme riche demande à Jésus : « Que me reste-t-il à faire ? » Jésus lui dit : « Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel. Et puis viens, et suis-moi ». Entendant cela, le jeune homme s'en alla tout triste, car il avait de grands biens.
Mt 19, 20-22
En premier lieu, notre vocation montre quelque chose sur la vocation de l'homme en raison de ce que nous laissons derrière nous. Nous abandonnons bien des choses qui donnent une identité aux êtres humains dans notre monde : argent, statut, partenaire dans le mariage, carrière. Dans une société où l'identité est si fragile, si mal assurée, nous laissons derrière nous tout ce en quoi les hommes recherchent la sécurité, les soutiens de notre inquiète interrogation sur ce que nous sommes. Sans cesse, nous posons la question : qui sommes-nous ? Mais nous sommes des gens qui refusons les balises habituelles de l'identité. Voilà ce que nous sommes. Il n'est pas étonnant que nous ayons des problèmes ! Nous le faisons de manière à mettre en lumière la vraie identité et la vraie vocation de tout être humain. Tout d'abord, nous montrons que toute identité humaine est un don. Nulle identité autocréée n'est jamais au niveau de ce que nous sommes. Toute petite identité que nous pouvons nous forger dans cette société est vraiment trop petite. Ensuite, nous montrons que l'identité humaine, en définitive, n'est pas donnée maintenant. C'est l'histoire entière de nos vies, du début jusqu'à la fin et au-delà, qui nous montre qui nous sommes.
Saint Jean écrit :
Bien-aimés, dès maintenant nous sommes enfants de Dieu, mais ce que nous serons n'a pas encore été manifesté. Nous savons que, lors de cette manifestation, nous serons semblables à Lui parce que nous Le verrons tel qu'Il est.
1 Jn 3, 2
Rejeter loin de nous tout soutien, c'est un signe que toute identité humaine est une surprise, un don et une aventure.
Permettez-moi de concrétiser cela à travers quelques exemples. Il va de soi qu'il ne saurait aucunement être question d'un traité complet de théologie sur les vœux ; il s'agit simplement de quelques suggestions sur la manière dont ils touchent à la question de l'identité humaine.
L' obéissance
Dans l'Ordre dominicain, lorsqu'on fait profession, on met ses mains entre celles de son supérieur, et l'on promet obéissance. Je crois bien que, dans toutes nos congrégations, d'une manière ou d'une autre, le pincement au cœur se produit lorsqu'on se met entre les mains de ses frères et de ses sœurs, et que l'on dit : « Me voici ; envoyez-moi où vous voulez ».
Erik Erikson définit ainsi la perception de l'identité : « Le sentiment de savoir où l'on va, et la reconnaissance, intérieurement anticipée, de la part de ceux qui comptent »5. Eh bien, l'obéissance efface carrément ce sentiment de savoir où l'on va. On nous donne la splendide liberté de ne pas savoir où l'on nous dirige. Le religieux est une personne libérée du fardeau d'avoir une carrière.
La carrière est l'une des façons par lesquelles l'être humain trace la longue histoire de sa vie et, ce faisant, entrevoit ce qu'il est. La carrière, du moins pour ceux qui sont assez heureux pour en avoir une, assure séquence et structure aux étapes de la vie d'une personne, à mesure qu'elle grimpe les barreaux de l'échelle, qu'il s'agisse d'une université, de l'armée ou de la banque. Lorsque j'ai fait ma profession, le 29 septembre 1966, ma carrière a pris fin. Je suis religieux et ne pourrai jamais être autre chose. On m'a dit qu'il existe en France un document juridique qui englobe dans la liste des sans-profession les prêtres et les prostituées. Alors que j'étais aumônier d'université, mon rôle, je m'en souviens, était d'être dans le campus une personne sans rôle, un rôdeur avec préméditation, comme le dit la police anglaise lorsqu'elle arrête des individus suspects.
Et ce ne sont pas seulement nos frères et nos sœurs qui nous convoquent pour que nous allions là où nous sommes envoyés. Nous obéissons aux voix de ceux qui nous lancent un appel de différentes manières. Je me souviens d'un dominicain français qui était venu à Oxford apprendre le bengali. Il avait été prêtre-ouvrier pendant seize ans, il fabriquait des voitures chez Citroën ou bien, plus souvent qu'à son tour, il prenait la tête des grèves, veillant à ce que l'on ne produise pas de voitures ! Et voici que maintenant Nicolas et son provincial étaient arrivés à la conviction que sa vie était entrée dans une nouvelle étape, et qu'il se rendrait à Calcutta pour y vivre avec les plus pauvres. Je m'entends encore lui demander ce qu'il avait l'intention de faire. Il me répondit que ce n'était pas à lui de le dire. On lui dirait ce qu'il fallait faire.
L'appel pressant peut venir des gens les plus surprenants. Nos frères du Viêt-Nam ont subi de nombreuses années de persécution, d'emprisonnement, et bien souvent ont dû se cacher au milieu des habitants. L'un d'entre eux, un homme charmant prénommé François, après s'être caché pendant un certain temps, fut soudain arrêté par la police et jeté en prison. Et il a dit à ceux qui l'arrêtaient : « Je devrais vous remercier. Car nous, les dominicains, nous vivions entre nous, mais lorsque vous êtes venus nous chercher, vous nous avez envoyés vers les gens ».
Le vœu d'obéissance nous interpelle au-delà de toutes les identités qu'une carrière pourrait nous donner, et aussi au-delà de toutes les identités que nous pourrions jamais construire. Le vœu désigne une identité ouverte à tous ceux dont la vie ne mène nulle part, qui n'ont jamais eu de carrière, qui n'ont jamais eu d'emploi, passé un examen ou réussi quoi que ce soit dans la vie. Notre renoncement à une carrière est le signe que toutes les vies humaines, en définitive, vont quelque part, même si en apparence elles se heurtent à une impasse, car il y a un Dieu qui convoque chacun d'entre nous à la vie.
Chaque année, la commission Justice et Paix de la Conférence irlandaise des supérieurs majeurs élabore une critique du budget du gouvernement, et les ministres tremblent dans l'attente dudit document. Mais un jour, après un rapport tout particulièrement sauvage, le premier ministre, Charlie Haughley, l'écouta en disant qu'il était difficile de prendre au sérieux des critiques émanant d'un groupe qui s'intitulait majeurs et supérieurs. La commission en prit bonne note et se dénomme désormais Conférence des religieux.
La chasteté
Si le vœu de chasteté est parfois si difficile à vivre, c'est qu'il touche à bien des aspects de notre identité. Les autres intervenants vont sans doute en parler en long et en large ! Et c'est pourquoi je me contenterai d'en dire seulement quelques mots.
Pour la plupart des êtres humains, le signe le plus fondamental de leur identité est l'existence d'un autre être pour lequel ils sont le centre et le cœur : leur mari, leur femme ou leur partenaire. Cela, nous ne l'avons pas. Quelque nombreux que soient ceux que j'aime et qui m'aiment, je ne puis me définir moi-même par un tel type de relation. C'est là une telle perte, une telle privation, que, je le crois, elle ne peut être vécue de manière féconde que si ma propre vie est nourrie en profondeur par la prière.
L'un des points les plus douloureux, du moins pour moi, est que l'on se refuse la possibilité d'avoir des enfants. Dans certaines sociétés, cela signifie que l'on ne peut jamais être accepté comme un homme. Je me rappelle la désolation d'un jeune prêtre nouvellement ordonné qui était allé célébrer l'eucharistie dans un couvent à Édimbourg. Lorsque la porte d'entrée finit par s'ouvrir, la religieuse le dévisagea et dit : « Oh, c'est vous, père, j'attendais un homme ».
Cela me fait aussi penser à un frère américain, dont l'un des prénoms était Marie, en vertu d'une pieuse coutume irlandaise. Il était en train de pester contre un monde rempli de gens bizarres et pervers. Un autre frère laissa tomber le journal qu'il était en train de lire et lui dit : « Allons, allons, vous croyez que vous êtes vous-même normal. Vous vous appelez Marie et vous portez une robe ».
On laisse derrière soi père, mère, frère, sœur, le réseau tout entier de relations humaines qui donne à chacun un nom et une place dans le monde.
J'ai visité l'Angola pendant la guerre civile. Je n'oublierai jamais une rencontre avec les postulants et les postulantes à la capitale, Luanda. Ils étaient coupés de leurs familles par les conflits qui entouraient la ville et se trouvaient confrontés à un dilemme moral. Devaient-ils tenter de franchir la zone de guerre pour retrouver leurs familles et les soutenir pendant cette terrible épreuve ? Ou bien devaient-ils rester auprès de l'Ordre ? Pour des Africains, avec leur sens profond de la famille, c'était là une douloureuse situation. Je n'oublierai jamais la jeune religieuse qui se leva en disant : « Laissez les morts enterrer les morts, nous devons rester pour prêcher l'Évangile ».
Ainsi donc, nos vies sont marquées par une grande absence, par un vide. Mais cela ne prend sens que si nous le vivons comme le chapitre d'une histoire d'amour qui est le profond mystère de toute vie humaine. Cela doit donc être vécu passionnément comme signe de cet amour de Dieu qui appelle chaque être humain à la plénitude de la vie. Sinon, tout n'est que désert et stérilité.
Ainsi, à travers notre vœu de chasteté, nous devons être signe de ce qu'est la destinée de tout être humain. Chacun est appelé à cet amour, même ceux dont la vie semble dépourvue d'affection, qui n'ont ni époux ni épouse, ni famille, ni enfant, ni tribu, ni clan, ceux qui sont totalement seuls.
La pauvreté
Il est évident que le vœu de pauvreté nous plonge au cœur de ce qui donne aux hommes leur identité dans le marché global. C'est le renoncement au statut, qui va de pair avec les revenus, avec la capacité d'être quelqu'un qui achète et qui vend. Il nous appelle à être un véritable contre-signe dans notre culture de l'argent. Bien sûr, nous ne sommes pas souvent ainsi. Tandis que j'écris ces lignes, tout en haut de la colline qui domine le Tibre, dans notre antique et imposant prieuré de Sainte-Sabine, je peux apercevoir une petite baraque sur le bord du fleuve, où vit une famille ; le linge sèche sur une corde. En cas de pluie, si les eaux montent, la maison sera balayée. Je regarde, et je rougis en me demandant ce que cette famille pense de nous.
Cela me remet en mémoire que l'une de nos provinces avait conclu une semaine de discussions sur la pauvreté par un repas de gala dans un restaurant de luxe. Et l'un des frères de faire cette remarque : « Eh bien, si la semaine sur la pauvreté aboutit ici, où irons-nous tous l'an prochain, après toute une semaine à discuter de la chasteté ? »
Cela dit, partout au cours de mes voyages, j'ai rencontré des communautés religieuses d'hommes et de femmes de toutes les congrégations, partageant la vie des pauvres, signes vivants qu'aucune vie humaine n'est destinée à s'achever sur un monceau d'immondices, que tout être humain a la dignité d'un fils de Dieu. À Noël dernier, j'ai célébré la messe de minuit avec l'un de nos frères, Pedro, qui vit littéralement dans les rues de Paris. Il a célébré la fête avec un millier de clochards, sous une grande tente. L'autel était fait de boîtes de carton pour symboliser que le Christ était né cette nuit pour tous ceux qui vivent dans des boîtes de carton sous les ponts de Paris. Lorsqu'il a fait sauter le bouchon de la bouteille de vin pour l'offertoire, l'auditoire a éclaté en bravos !
Dans chacun de ces vœux, nous voyons comment un pilier de l'identité humaine est abandonné. Nous délaissons les choses habituelles qui nous disent qui nous sommes, que nous avons de l'importance et que notre vie débouche quelque part. Il n'est pas étonnant que nous nous interrogions sur notre identité. Mais peut-être notre liberté ne consiste-t-elle même pas à nous soucier de ce que nous sommes. Nous devons être bien plus intéressés par Dieu. Comme l'a écrit Thomas Merton :
Vous m'avez appelé ici, non pour porter une étiquette qui me permettrait de me reconnaître dans telle ou telle catégorie. Vous ne voulez pas que je réfléchisse sur ce que je suis, mais sur ce que vous êtes, vous. Ou plutôt, vous ne voulez même pas que je réfléchisse beaucoup sur quoi que ce soit, car vous m'élèveriez au-dessus du niveau de la pensée. Et si je suis toujours en train de me demander ce que je suis, où je suis et pourquoi je suis, comment ce travail sera-t-il effectué ? 6
Dans son autobiographie La Longue Marche vers la liberté, Nelson Mandela décrit sa grande fierté et sa grande joie quand il acheta sa première maison à Johannesburg. Ce n'était pas grand-chose, mais il était devenu un homme. Un homme doit posséder une terre et engendrer des enfants. Mais, en raison de sa lutte pour son peuple, il vécut à peine dans cette maison, et c'est à peine aussi s'il vit sa famille. Il choisit une voie qui ressemble fort à nos vœux. Il écrit ceci :
C'est cette aspiration à la liberté de mon peuple pour qu'il vive dans la liberté et le respect de soi, qui a été le moteur de ma vie, qui a transformé un jeune homme effrayé en un homme audacieux, qui a poussé un avocat respectueux des lois à devenir un hors-la-loi, qui a changé un mari plein d'amour pour sa famille en un homme sans foyer, qui a forcé un homme qui aimait la vie à vivre comme un moine. Je ne suis pas plus vertueux ou plus enclin au sacrifice que l'homme d'à côté, mais je découvris que je ne pouvais même pas prendre plaisir à la pauvre liberté bien limitée qu'on m'autorisait à avoir, lorsque je savais que mon peuple n'était pas libre. La liberté est indivisible. Les chaînes de n'importe quel membre de mon peuple étaient les chaînes de tous. Les chaînes de mon peuple tout entier étaient les miennes. 7
Mandela perdit sa femme, sa famille, sa carrière, sa fortune et son statut social, tant il était assoiffé de liberté pour son peuple. Son emprisonnement était le signe de la dignité cachée de son peuple, qui serait un jour révélée. Peu de communautés religieuses sont aussi austères que la prison de Robben Island, mais nous aussi nous laissons derrière nous bien des choses qui pourraient nous donner une identité, en tant que signe de la dignité cachée de ceux qui sont morts dans le Christ. Comme l'écrit saint Paul aux Colossiens :
Vous êtes morts, et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu. Quand le Christ, qui est votre vie, paraîtra, alors, vous aussi, vous paraîtrez avec lui en pleine gloire.
Col. 3, 3
Le matin de Pâques, Pierre et le disciple bien-aimé rivalisent de vitesse pour se rendre au tombeau vide. Pierre ne voit qu'une perte, l'absence d'un corps. L'autre disciple voit avec les yeux de quelqu'un qui aime, et il voit un vide rempli de la présence du Ressuscité. Notre vie aussi peut sembler marquée par une absence et une perte, mais ceux qui voient avec les yeux de l'amour peuvent la voir remplie de la présence du Seigneur ressuscité.
Je n'entends élever aucune prétention exclusive en faveur de notre vocation de religieux ou de religieuses. Toutes les vocations humaines, comme médecins, enseignants, travailleurs sociaux, etc., disent quelque chose sur cette vocation humaine consistant à répondre à l'appel de Dieu qui nous invite dans le Royaume. Ce qui est spécifique à notre vocation, c'est qu'elle montre cette destinée universelle à travers l'abandon des autres identités. L'exhortation apostolique Vita consecrata parle de nous comme de symboles eschatologiques. Et cela est certainement vrai. De plus, cela m'enchante. Comme il serait agréable de mettre sur sa demande de passeport, au-dessous de la profession, symbole eschatologique. Mais on pourrait rétorquer que, plus que nous encore, c'est le mariage qui est le symbole eschatologique. C'est la consommation de l'amour, ce shabbat de l'esprit humain, lorsque deux personnes reposent dans l'amour mutuel, qui nous donne un symbole de ce Royaume auquel nous aspirons. Peut-être sommes-nous un signe du voyage, et les couples mariés un signe de la destinée.
Une écologie pour s'épanouir
J'ai essayé de donner une définition de l'identité de la vie religieuse. C'est une définition paradoxale parce qu'elle nous définit comme ceux qui abandonnent l'identité telle que la comprend notre société. Mais nous ne pouvons nous arrêter ici, quelque envie que nous en ayons !
Dans notre société, hostile à l'idée globale de vocation et en passe de subvertir la perception de l'identité et de la vocation de tout être humain, une définition bien claire ne suffit pas. C'est comme si on essayait de réconforter les tigres menacés d'extinction avec une définition bien troussée de la « tigritude » !
Dans ce désert humain qu'est le marché global, il nous faut bâtir un contexte où les religieux puissent véritablement s'épanouir et être une invitation vitale à marcher sur la route du Seigneur. Ce que fait un ordre ou une congrégation religieuse, c'est offrir un tel contexte. Dans le monde d'aujourd'hui, nous pouvons être tentés de penser les ordres religieux comme des multinationales en compétition : achetez-vous de l'essence jésuite à haut degré d'octane ou de l'essence franciscaine sans plomb ? Mais l'image qui me vient plutôt à l'esprit, c'est que chaque institut est comme un écosystème qui abrite une bizarre forme de vie. Pour prospérer comme papillon, il vous faut plus qu'une jolie définition ; il vous faut un contexte écologique qui vous fera passer de l'œuf à la chenille, et du cocon au papillon. Certains papillons ont besoin de chardons, de mares et de certaines plantes rares, sans quoi ils n'y arrivent pas. Pour d'autres variétés de papillons, la présence de crottes de mouton semble vitale. Chaque congrégation religieuse est différente, offrant une niche écologique différente, en vue d'une façon particulière d'être un être humain. Je résisterai à la tentation de préciser à quelles variétés de papillons nos divers ordres religieux me font penser. Du moins pour le moment !
Un ordre religieux est comme un environnement. Construire la vie religieuse, c'est comme implanter une réserve naturelle sur une ancienne zone construite. Il nous faut planter quelques chardons ici, creuser une mare là, et ainsi de suite. Qu'est-ce que nos frères et nos sœurs doivent faire prospérer au long de ce voyage, alors qu'ils laissent derrière eux carrière, richesse, statut et l'assurance d'un unique partenaire ? De quoi ont-ils besoin en faisant ce dur pèlerinage du noviciat à la tombe ? Chaque congrégation a ses propres exigences, ses propres besoins écologiques, son identité propre.
Et ceci me conduit à un paradoxe apparent : j'ai défini l'identité de la vie religieuse par le fait que l'on abandonne son identité, qu'on laisse derrière soi les soutiens, les repères qui disent aux gens ce qu'ils sont. Et pourtant nos ordres et nos congrégations nous offrent bel et bien des identités. Chacun d'entre eux a son style différent. C'est la raison pour laquelle il y a ces désopilantes plaisanteries sur les Jésuites, les Franciscains et les Dominicains remplaçant une ampoule électrique.
Je me souviens que lorsque je dis à un de mes grands-oncles, un bénédictin, que j'avais l'intention de devenir dominicain, il parut hésiter et me demanda : « Es-tu sûr que ce soit une bonne idée ? Est-ce qu'ils ne sont pas supposés être plutôt intelligents ? » Il s'interrompit et poursuivit : « Au fait, j'y pense, j'ai connu des tas de dominicains stupides ! »
Mais le paradoxe n'est qu'apparent. Chaque congrégation offre une identité, mais il s'agit d'une façon particulière de marcher à la suite du Seigneur, une manière particulière d'oubli de soi. Un carme devrait être heureux d'être carme, non pas parce que cela lui donne un statut, mais parce que c'est une manière particulière de l'abandonner. Je dois trouver mon plaisir dans mon Ordre, avec ses histoires, ses saints, ses traditions, de manière à trouver le courage de laisser derrière moi tout ce que notre société considère comme important. J'aime beaucoup l'anecdote du bienheureux Réginald d'Orléans, l'un des tout premiers frères, qui, sur son lit de mort, déclara qu'il n'avait eu aucun mérite à être dominicain tant il avait aimé cette vie. J'ai besoin de récits comme celui-là pour m'encourager à m'épanouir comme religieux pauvre, chaste et obéissant, pour pouvoir prendre plaisir à cette vie, comme une liberté et non comme une prison. J'ai besoin de récits comme celui-là pour me libérer de la préoccupation de moi-même.
Voilà pourquoi j'ai une grande sympathie pour les jeunes religieux qui réclament aujourd'hui des signes clairs de leur identité en tant que membres d'un ordre religieux. La tendance de ma génération, élevée dans un profond sentiment d'identité catholique et même dominicaine, fut de rejeter les symboles qui nous mettaient à part des autres, comme l'habit religieux, et de nous immerger dans la modernité, de nous laisser tenter par ses doutes et de partager ses interrogations.
Et cela était juste et fécond. Mais les jeunes qui viennent aujourd'hui chez nous sont souvent les fruits de cette modernité, et ils ont été hantés par ses interrogations depuis leur enfance. Ils ont parfois d'autres besoins, ils recherchent des signes clairs de participation à une communauté religieuse, afin de les soutenir dans cette très étrange manière d'être un être humain.
Une remarque pour finir : nous avons besoin d'un cadre de vie qui nous soutienne dans notre croissance personnelle. Le fait que nous soyons appelés à laisser derrière nous ce que notre société regarde comme le symbole du statut et de l'identité ne signifie pas que nous soyons à l'abri des difficultés pour devenir des êtres humains, adultes et responsables. Nous connaissons tous des frères qui veulent des ordinateurs toujours plus onéreux tout en proclamant que le vœu de pauvreté les dispense de se préoccuper de l'argent.
Ce que nous pouvons voir de nos propres yeux, c'est que l'abandon de la famille, du pouvoir, de l'argent et de l'autodétermination ne fait pas de nous des demi-portions. Nul n'oserait dire que Nelson Mandela est une personnalité falote ! Mais cette croissance en maturité exige que nous traversions des moments de crise. Nos communautés sont-elles alors pour nous des soutiens ? Nous aident-elles à vivre ces moments de mort comme des temps de re-naissance aussi ? On demandait un jour à un vieux moine ce que l'on faisait dans le monastère. Il répondit : « Oh, nous tombons et nous nous relevons, nous tombons et nous nous relevons, nous tombons et nous nous relevons »8. Nous avons besoin d'un environnement où nous puissions tomber et nous relever alors que, titubants, nous marchons vers le Royaume.
Conclusion
Permettez-moi de conclure en résumant en une minute le voyage que nous avons entrepris dans cette conférence.
La question que l'on m'avait posée était la suivante : quelle est l'identité de la vie religieuse aujourd'hui ? J'y réponds en disant qu'il nous faut la replacer dans le contexte d'une société où la plupart des gens souffrent d'une crise d'identité. Le marché global efface tout sens de vocation, que l'on soit médecin, prêtre ou conducteur d'autobus.
La valeur de la vie religieuse est qu'elle donne une expression frappante de ce qu'est la destinée de tout être humain. En effet, tout être humain découvre sa propre identité en répondant à l'appel que Dieu lui lance pour partager la vie divine. Nous sommes appelés à apporter une réponse particulière et radicale à cette vocation en laissant derrière nous toute autre identité qui pourrait séduire nos cœurs. D'autres vocations, telles que le mariage, procurent des expressions autres à cette destinée humaine.
Mais je concluais tout à l'heure en disant qu'il ne suffit pas de s'arrêter à une belle définition. Nous avons besoin de quelque chose de plus pour que nous puissions poursuivre notre route. Chaque ordre ou congrégation se doit d'offrir le nécessaire cadre de vie pour nous soutenir en chemin. Et si nous ne sommes pas séduits par la société de consommation, si nous voulons offrir des îlots de contre-culture, nous devons travailler d'arrache-pied pour construire cet environnement pour que nos frères et nos sœurs puissent s'épanouir dans notre marche en avant.
Timothy Radcliffe, Que votre joie soit parfaite


1. Cette conférence a été donnée le 8 août 1996, lors de l'assemblée de la Conférence des supérieurs majeurs des États-Unis à Arlington et publiée dans Origins, 5 septembre 1996.
2. Understanding Thatcherism, New Blackfriars, p. 320.
3. In the Wilderness : The Doctrine of Defilement in the Book of Numbers, Sheffield, 1993, p. 46.
4. Voir Alasdair MACINTYRE, After Virtue : à Study of Moral Theory, Londres, 1981, chap. 15.
5. Cité par Theodore ZELDIN, An Intimate History of Humanity, Londres, 1955, p. 380.
6. Épilogue Meditatio Pauperis in Solitudine.
7. The Long Walk to Freedom, p. 750.
8. Cité par Joan CHITTESTER, The Fire in These Ashes, Kansas City, 1995, p. 7.