samedi 9 juillet 2016

En témoignant... Mohamed-Christophe Bibb, À qui irions-nous, Seigneur ?

Je quitte l'Algérie en 1976, profondément révolté ; je ne donne pas cinq ans à mon pays pour s'écrouler économiquement ; tantôt j'espère pouvoir y retourner ; tantôt je me dis que mon départ est définitif. Mais jamais, bien sûr, je ne me suis douté à cette époque que ses acteurs politiques et économiques en viendraient aux horreurs actuelles. Je pars parce que j'ai fait le constat que je ne peux plus vivre à Alger ; j'ai bien pensé un temps m'installer à Tizi-Ouzou au cas où les horizons seraient bouchés du côté de l'Occident ; finalement après des démarches infructueuses en direction des Amériques et même de l'Australie, je me contente à nouveau de la région parisienne, faute de pouvoir aller plus loin pour oublier. En disant cela, je ne voudrais pas que l'on croie que j'éprouve un quelconque mépris à l'égard de Paris, dont j'ai si longtemps rêvé dans mon enfance ; pas plus du reste qu'envers la France, à laquelle je dois trop de choses, ne serait-ce que ma liberté de penser. Mais, entre l'Algérie et la France, le passé a été trop conflictuel pour que je puisse imaginer, en 1976, qu'elle soit pour moi le refuge idéal. Cependant, bien que redevenu parisien, je reste sensible et vigilant au cours des années suivantes à tout ce qui se passe dans mon pays, à cause de ma famille humaine, de mes frères et sœurs si nombreux de l'autre côté de la Méditerranée ; je participe à ma façon, mais avec enthousiasme, à la revendication berbère ; et puis, même si je mets un point d'honneur à ne pas m'engager dans un parti d'opposition — quelles que soient mes affinités avec l'un ou l'autre —, je soutiens aussi, chaque fois que je le peux, la lutte pour les droits de l'homme en Algérie.
Je retourne à plusieurs reprises en Algérie pour des vacances ; celles de 1988 me laissent un goût d'amertume : au bout de trois semaines, je comprends, au vu de la montée intégriste, que le pays va au-devant de graves problèmes. En même temps, je constate — et nul ne peut le nier — que la majorité de mes compatriotes désire un état islamique. À Hocine qui me dit : « L'islam va dominer le monde d'ici peu. Que feras-tu à ce moment-là ? », je réponds par la célèbre formule de Victor Hugo : « S'il n'en reste qu'un, je serai celui-là ! » De retour à Paris, je dépose une demande de naturalisation : j'obtiendrai finalement la nationalité française en 1991 ; mais les choses ont évolué et cela n'a plus la même signification qu'auparavant ; qui plus est, on demeure algérien. « C'est bien la peine, me dira Ti, d'avoir perdu mes avantages pour demeurer algérien ; si j'avais su, je serais resté français ; au moins j'aurais une bonne retraite ! » Une fois mes papiers en règle, et dûment installé, j'ai tenu les promesses de mon baptême ; non pas tout de suite, car il m'a fallu expliquer à ma femme un choix qui, jusqu'à ce jour, demeure différent du sien. Toutefois, avec le baptême de mes enfants catéchisés, mais qui restent libres de confirmer ou non l'orientation que je leur ai donnée, je suis rentré, lentement mais sûrement, dans le giron de l'Église, mon autre mère comme le dit la petite Thérèse. Car, malgré les critiques que j'ai pu formuler contre elle, je lui demeure à jamais reconnaissant d'avoir su fidèlement « garder le dépôt » de la foi, comme Paul l'avait recommandé à Timothée (Tm 6, 20-21). Après ma confirmation, j'ai parachevé mon parcours et j'ai réussi à convaincre ma femme de célébrer religieusement notre mariage. Toujours en préservant sa liberté, cela va de soi. Lors de ces différentes circonstances, je suis rentré en contact avec la communauté des chrétiens originaires de mon pays ; ensemble, à l'occasion du centenaire de notre Église, nous avons rendu visite au pape Jean-Paul II en 1988.
Moi qui suis à la fois Mohammed et Christophe, quoi que je fasse, je veux le faire pour le Christ. Si je n'ai pas de quoi être fier quelquefois de l'Église de Pierre, je n'oublie pas que c'est pour lui et à cause de lui que j'en suis un des membres ; ni pire, ni meilleur que les autres, assurément faible, j'ai toujours besoin de Jésus, ce merveilleux médecin, lequel, bien entendu, ne vient guérir que si on le sollicite. Mais à fréquenter l'église de ma paroisse, je demeure sidéré. Au terme de vingt siècles de christianisme, que vois-je à l'aube du troisième millénaire ? Des vieilles et des vieux, en fin de parcours mais magnifiquement entêtés à suivre la messe dominicale. « Béni sois-tu, Seigneur, pour eux et pour tous ceux qui nous ont transmis le flambeau recueilli par les apôtres ! Et avant de les traiter de tièdes, pardonne-moi les nombreux jours si froids et si dénués d'enthousiasme qui sont miens ! » Il y a aussi beaucoup d'étrangers, plus ou moins intégrés, venus d'Orient, venus du Sud, et d'îles lointaines, avec leurs mimiques et leurs gestes singuliers. Il y a les éclopés de la vie ; celles qui pleurent leur compagnon disparu ; ceux qui croisent leurs béquilles avant de s'asseoir et ceux qu'on aide à s'agenouiller pour la communion. Et il y a les folles et les fous de l'hôpital psychiatrique d'à côté, qui chantent quand on se tait, allument des cigarettes tandis qu'on prie, réclament leurs places habituelles avec véhémence, et exigent leur part de ce Dieu offert alors que le ciboire est déjà rangé. Béni sois-tu pour eux, Seigneur !
Il y a quelques enfants impatients qui viennent pour liquider leur caté, leur première communion et parfois leur confirmation. Ils abandonneront tout cela, une fois le rite accompli ; je le sais pour avoir moi-même participé, en tant que parent, au catéchisme. Rares sont ceux qui restent fidèles à celui qui frappe à notre porte et attend, tel un pauvre mendiant, qu'on lui ouvre. Pourtant, l'espérance chrétienne qui m'a été donnée, qui eût pu l'imaginer possible ? Et si un jeune immigré l'a reçue dans les tourmentes des années soixante, en dépit de bien des obstacles, pourquoi d'autres jeunes d'aujourd'hui ne la recevraient-ils pas ? À bien y réfléchir, je n'y vois qu'un obstacle majeur, celui qui est résumé dans le premier commandement, cité dans le vingtième chapitre du livre de l'Exode, versets 3 et suivants : « Tu n'auras pas d'autres dieux que moi. Tu ne feras pas d'idole. Tu ne te prosterneras pas devant ces dieux et tu ne les serviras pas, car c'est moi le Seigneur, ton Dieu, un Dieu jaloux »... Un commandement plus que jamais d'actualité ! Car ces idoles nous entourent et sont nombreuses : le pouvoir, l'argent, le confort, la drogue et les déviances sexuelles... Voilà ce qui nous empêche d'ouvrir notre porte !
Où sont donc, Seigneur, dans mon église les belles et les beaux qui se bousculent à la télé, paradent dans les festivals et se font voir sur la Croisette ou dans les défilés de mode ? Où sont les superbes, les intelligences brillantes qui prétendent gouverner le monde sans toi ? Eh quoi ! Les championnes et les as hors catégorie ne viennent donc plus à toi ? Ils n'ont plus besoin de toi ? Ah ! si tous ces sans domicile fixe, si tous ces immigrés qui sont dehors savaient la place qu'il y a à prendre, le festin auquel ils sont conviés ! Si toutes les Yemma Yammi de Kabylie et d'ailleurs savaient, elles qui ont l'habitude de dire selon une croyance très répandue : « Dieu m'a punie, Dieu m'a battue ! » Mais ce Dieu-là, chères Yemma de tous les pays du monde, ne sait pas frapper I Il ne sait qu'aimer ! Qu'il est donc tonifiant, ce Dieu qui s'est fait tout petit pour mieux parler à sa créature rebelle !
Oui, frères et sœurs, je l'avoue, j'ai atteint un point de non-retour : le paradis dont parle la chanson, auquel on se réfère bêtement, mais dans lequel ce ne serait pas le Christ qui m'accueillerait, ne m'intéresse pas. Je n'en veux pas. Je n'ose pas imaginer l'hypothèse, terrible, que Jésus ne soit pas là à mon dernier souffle. Si c'était le cas, j'aurais encore la liberté de dire non et je choisirais l'enfer plutôt que d'accepter un Christ usurpateur, un faux, inventé par les apôtres. Tel est d'ailleurs le sort des apostats selon certaines interprétations du Coran. Mais être apostat pour le Christ Jésus, quelle joie, quelle chance ! J'ai toujours eu du mal à expliquer que mon choix est un choix d'amour. De même qu'une femme aime Pierre ou Zidane et ne peut aimer les deux à la fois, j'ai choisi le Christ. C'est pourquoi je ne me considère pas comme un renégat, ni un apostat. Je me suis tourné vers un autre visage de Dieu, voilà tout.
Je ne peux pas croire en un autre que le Christ car Jésus dans l'Évangile n'a annoncé aucun autre après lui. Il n'a pas dit : « Voici qu'un autre viendra avec d'autres paroles et vous l'écouterez car il vient de ma part ». À moins que, comme certains le prétendent, l'Évangile ait été falsifié ! Jésus dit au contraire : « Lorsque viendra le Paraclet que je vous enverrai d'auprès du Père, l'Esprit de vérité qui procède du Père, Il rendra témoignage de moi ». Aurait-on remplacé un mot par un autre ? Certains savants musulmans l'affirment, me disait naguère Hocine. En ce cas, l'Esprit de feu, descendu sur les disciples à la Pentecôte, ne serait pas celui que Jésus a promis. On pourrait certes le penser s'il n'avait pas confirmé ses apôtres, au point de transformer ces hommes timorés en de téméraires témoins d'un Évangile au nom duquel ils ont été mis mort. Et sans autre moyen de défense que cet Esprit de vérité !
Bien entendu, à lire d'une part l'Évangile et de l'autre le Coran, j'ai été amené à réfléchir : je suis contraint d'admettre qu'il s'agit de la parole d'un témoin contre celle d'un autre. Des événements vieux de quinze ou vingt siècles, contradictoires, sont rapportés différemment, dans des livres différents. Dans le premier, on lit : « Ecce homo, voici l'homme, cloué sur la croix, le roi des Juifs, ressuscité le troisième jour selon ses intimes et monté au ciel sous leurs yeux le quarantième ». Et dans le second il est dit : « Ne croyez pas que Dieu permette une telle infamie pour son prophète : un autre est mort à sa place, lors même que Eissa a été élevé par Dieu au ciel ».
Dieu ne peut pas se contredire. Alors qui dit vrai et qui croire ? Bien sûr, il y a l'histoire ; il y a les témoins et leurs comportements, la manière aussi dont ils ont propagé leur doctrine. Et je l'avoue, je préfère celle de Perpétue et de Félicité à Carthage ou celle de la petite Blandine dans le cirque de Lyon... Ce qui m'a frappé aussi depuis mon enfance, c'est le désintéressement des chrétiens (spécialement des catholiques), leur abnégation pour autrui ; dans aucune religion, me semble-t-il, on ne trouve des sœurs Emmanuelle ou Teresa, pour ne citer que les plus connues. Mais cela reste du domaine de la raison, car ce qui emporte mon adhésion, c'est cette voix que j'entends en mon cœur, à moins que ce ne soit en, mon âme. C'est cette même voix qui fait dire à Pierre : « À qui irions-nous, Seigneur ? Tu as des paroles de vie éternelle ». Et Jésus ne dit-il pas : « Ce n'est pas vous qui m'avez choisi, c'est moi qui vous ai choisis » ?
Enfin, je suis convaincu que Jésus n'est pas εissa et que εissa ne peut pas être Jésus. Lorsque j'ai traduit en kabyle l'évangile de Luc dans les années quatre-vingt, j'ai personnellement refusé de traduire Jésus par εissa. En Syrie et dans tout l'Orient, les Arabes de tradition chrétienne, une tradition qui remonte au premier siècle, ne disent pas εissa 2, mais Yassuε (en français, on dit Aïssa pour le mot arabe εissa). Ainsi les deux noms, Yassuε et εissa ne sont pas équivalents, et pour cause : ils recouvrent des personnages tellement opposés !
Certaines divergences doctrinales entre islam et christianisme, et tout particulièrement le fait de croire ou non en la mort et la résurrection du Seigneur, demeurent insurmontables. Malgré ces différences, il m'importe peu de savoir si Mahomet siégera ou non à la droite du Seigneur glorieux, l'une des deux places réclamées par les fils de Zébédée... Car du moment que le Jésus de l'Évangile est et bien là, je ne trouverai rien à y redire : Dieu n'a pas de comptes à me rendre et je ne lui en demande pas. Il me suffit d'avoir entendu : « Mohammed, fils de Salem, m'aimes-tu ? » Et d'avoir donné, comme Pierre, ma réponse : « Seigneur, tu sais bien que je t'aime ! »
Mohamed-Christophe Bibb, in Un Algérien pas très catholique (cerf, 1999)

1. Prénom très ancien chez les Berbères de Kabylie.
2. Eissa est le nom attribué au fils de Marie dans le Coran, dans la sourate II et que le traducteur (voir par ex. Kasimirski), sans que l'on n'en connaisse la signification exacte, indique comme étant le Jésus de l'Évangile. Or, dans ce dernier Jésus (en arabe Yassuε) a un sens précis. Voir Mat. (chap. I, verset 2) de la Tob. La plupart des noms bibliques qu'on retrouve arabisés dans le Coran ne changent guère, sauf Jésus.
Jacob = Yaεquo
Marie = Meriam
Salomon = Slimane
Abraham = Ibrahim
David = Dawed
Mais Jésus = εissa, fait exception.