lundi 14 mars 2016

En conversant... Daniel Pezeril, Sans dire Son nom


C'est maintenant l'heure de nous retrouver entre nous, celle des échanges mêlés de confidences, ou, comme on aurait dit au XVIIIe siècle, celle des conversations. L'interrogation initiale qui nous a amenés à explorer le Prologue datait de près de deux mille ans. Il en va autrement en ce moment. La sollicitation est infiniment plus modeste, diversifiée, plus intime aussi, et à sa façon plus troublante. Nous nous demandons les uns aux autres : « Après cette fréquentation du Prologue 1, qu'est devenue notre parole d'homme et éventuellement de chrétien ? »
Par quelle association d'images, je l'ignore : je pense immédiatement au vol des oiseaux.
On a sans doute oublié la description mécaniste qu'en fait Montesquieu : « Il y a trois choses à considérer, écrit-il, la pesanteur de leur corps, l'étendue de leurs ailes et la force du muscle qui pousse l'air ». D'où cette inférence de médecin de campagne : « Ce qui fait que les hommes ne peuvent, je crois, parvenir à voler, c'est 1° leur grande pesanteur, 2° le mouvement de l'épaule qui devrait suppléer à celui du muscle de l'aile, 3° le danger ». À tout compétiteur, salut !
Combien plus fin, plus réaliste, plus savant, plus convaincant, le génial Léonard de Vinci. Rien que cette observation : « L'imperceptible palpitation des ailes sans battement effectif maintient l'oiseau posé et immobile dans l'air mouvant ».
S'il nous faut prendre notre envol, nous voici avertis comment le conduire.
Prendre la parole après le Prologue ne constitue pas pour moi une démarche innocente.
Donnerai-je une idée de mon sentiment en recourant à une fiction ? J'ai maintes fois conçu, pendant que nous travaillions ensemble, qu'il devait être difficile à plus d'un lecteur, déchiffrant le Prologue, de ne pas l'entendre comme aux grandes orgues. En rêve, il existe des œuvres sonores imaginaires. L'exécution est à peine achevée. L'immense édifice où il a retenti tremble encore sous ses voûtes d'avoir été conquis pareillement.
Jadis, mais cette fois dans la réalité, aux heures mystiques de Saint-Séverin, à la messe paroissiale, Michel Chapuis improvisait toujours après chaque lecture liturgique. D'elle-même, sans la moindre postulation de notre part, la parole sacrée suggérait l'artiste la tentation musicale de révéler une part de ce qu'elle n'avait pas explicité.
Quand tout s'est tu, en pareille circonstance, qui oserait élever la voix, serait-ce seulement en quelques mots, assis à côté de l'organiste sur le même banc, dissimulés l'un et l'autre derrière les boiseries et les garnitures de l'instrument seigneurial ? Jeunes théologiens, nous gardions scrupuleusement le silence quand, le dimanche, à Notre-Dame-de-Paris, nous montions frauduleusement auprès de Louis Vierne, le vieux maître inspiré et séducteur, issu des jeunes aveugles.
Dois-je aujourd'hui déroger à ce code de bonne tenue et à ce respect ?
Plutôt que de prendre moi-même la parole après le Prologue, il me semble que je dois la laisser à un pèlerin de Dieu.
— Qui donc ?
— Me le pardonnera-t-on ? Un jésuite. Du XVIIIe siècle. Né en 1675, mort en 1751. Médiocrement apprécié par ses supérieurs. En quarante ans obscurs de ministère plus ou moins occupé, chargé successivement ici et là de dix à douze tâches d'exécution : petit professeur de collège, prédicateur itinérant, aumônier de religieuses — par chance à Nancy les Visitandines de Sainte Jeanne de Chantal —, responsable d'une maison de retraites fermées qui ne fonctionnera guère, occasionnellement directeur et finalement supérieur de séminaire.
À
soixante-six ans, il laisse publier par un autre des Instructions spirituelles qu'il ne signe pas. Il avait le don de découvrir les âmes inaperçues et obscures. Évidemment tout autre chose que Balzac devant le génie de ses concierges, de ses gens de rien. Divinement visionnaire. Injustifiable. Il les révélait à elles-mêmes. Il apprenait à l'entourage qu'elles étaient là. Dieu ne manque jamais. Elles font partie de l'histoire sainte de l'humanité. Ce que nous avons besoin de savoir aujourd'hui. Julien Green m'a fait cadeau jadis de la correspondance du jésuite avec des religieuses, éditée cent dix ans après sa mort.
Un homme de notre temps.
Son nom ?
Jean-Pierre de Caussade.
J'ai eu tort d'écrire : Injustifiable. Il n'avait pas carence d'as dans son jeu. Il disposait de très bonnes cartes. Mais rien d'un battant.
Il n'était pas théoricien de profession. Par la suite, très tardivement, on a fini par le glisser et aussi par le hisser au niveau des gens qui s'y connaissaient en mystique, entre Bossuet et Fénelon. Manie assimilatrice des époques. Pour moi, il apparaît avant tout comme un missionnaire zélé des villes, des campagnes et des couvents. Si c'est le concevoir trop court, il serait certainement le dernier à m'en vouloir. Il avait l'habitude des processus élémentaires.
Je le vois comme un religieux marginal, plus ou moins solitaire dans sa congrégation, hanté par la découverte de saints, pour ne pas dire des mystiques qui s'ignorent, parmi les âmes simples. Il avait été comme averti de leur présence : celle d'hommes et de femmes qui vivent et meurent dans un profond effacement.
Les écrits de Caussade revêtent cette singularité qu'ils nous font voir en même temps qu'ils nous font croire. Engagés sur le plan spirituel le plus élevé, ils nous mettent immédiatement en face de personnes dont nous percevons quasi physiquement la vérité à travers les dispositions journalières et les gestes habituels de la vie. Tout ce qui les concerne commence de la sorte, antérieurement à toute parole. Il nous est prescrit d'avoir regard.
Parce que Dieu a voulu qu'il en soit ainsi. Notre condition humaine de chrétiens n'a qu'une seule explication, à savoir que Dieu est Dieu. Il n'y a pas de vérité à laquelle Caussade tenait davantage.
Ce qui nous amène à ne pas confondre simplicité et simplicité.
L'une est une vertu morale toute à notre portée, bien qu'austère, fort respectable, qu'annonçait magnifiquement Epictète disant que « rien ne nous sépare de la sagesse que nous-mêmes ».
L'autre est un don immédiat de notre Dieu celui de tous qui marque ainsi son bonheur de nous rendre heureux. Elle surprend chaque fois et sa présence fait événement. Elle se révèle en nous avec une originalité, mais également avec une délicatesse sensible insoupçonnée, comme par un parfum, due à un bouquet de clarté intérieure, de paix et de joie, emprunté ce matin-là au Paradis. Trop discrètement à notre gré, puisqu'elle demeure insaisissable comme tout mystère de Dieu. Notre jésuite, jardinier des fleurs secrètes, indiquait un signe d'elles qui, disait-il, ne manque jamais : imprimée par Dieu dans l'âme, la certitude de sa bonté, une certitude qui nous dit tout et d'autant plus grande chez qui n'a même pas songé à la mettre en question.
À quels signes reconnaissait-on les âmes simples dont s'occupait Caussade ? « Ni entreprises héroïques ni jeûnes ni aumônes excessives ni zèle ardent et étendu ». À quoi donc ? Ils sont « unis simplement à Dieu par la foi et par l'amour ». Satisfaisant en effet, mais trop facile à dire et surtout invérifiable.
L'examen méthodique de leur conduite morale n'en apprenait pas davantage sur elles. Elles s'efforcent de répondre à un triple impératif : « devoirs de précepte, devoirs de nécessité, devoirs d'inspiration ». Il n'y a rien assurément de plus honnête ni de plus banal, surtout pour des religieuses.
Devoirs de précepte : qui oserait contrevenir aux obligations communes des chrétiens ?
Devoirs de nécessité : comment se soustraire à ce que requiert la subsistance de chaque jour ?
Devoirs d'inspiration tout de même ceux « auxquels l'Esprit de Dieu nous incline par son onction ».
Franchement, y avait-il là de quoi sortir un saint ?
Vérificateur néanmoins, puisqu'il en fallait bien un, que ce Caussade ? Et de quel talent ? En principe, il avait déjà perdu la partie : il l'a gagnée toute. Et avec quelle évidence ?
Comment ? Étranger aux fulgurances, aux tonnerres ou aux grands vents, sans le moindre effet de voix : il s'adressait toujours à quelqu'un. D'autant plus inéluctable, le sentiment de grandeur authentique qu'on éprouvait à l'entendre ! Ce discours non préparé nous réserve un cadeau des plus rares : Caussade lui-même parle de Dieu simplement aux simples !
Prouesse qui tient du miracle. Si j'étais à Rome membre de la Congrégation pour la cause des saints, je proposerais qu'on la considère comme telle.
Ce qui n'exclut pas que nous ayons droit à quelques éclaircissements.
Le Jour promis aux chrétiens où tout serait dévoilé n'était évidemment pas arrivé. Caussade le savait mieux que nous. Il eut recours, pour tâcher d'entrouvrir le mystère de la sainteté à ce qui lui était donné, à savoir une raison, héritière du cœur, chez le croyant qu'il était.
Sa raison ? Parce que Caussade était indéfectiblement homme, il ne pouvait pas ne pas en faire usage. Ce fut exemplaire. Héritière du cœur ? Parce que, pour lui comme pour Pascal, « c'est le cœur qui sent Dieu et non la raison ». Chez le croyant qu'il était ? Parce qu'il avait à faire travailler cœur et raison à l'intérieur du Royaume de Dieu. Il allait leur demander de prendre acte des relations présentes entre Dieu et nous autres.
Il n'est plus que d'écouter Caussade.
Son enseignement a été marqué par deux temps forts, chacun d'entre eux se référant aux paroles initiatiques du Christ en saint Matthieu.
Tout d'abord une invocation à la liberté spirituelle, notamment à celle des humbles. Déjà le Christ lui-même, récusant le fardeau insupportable imposé jusqu'alors par les observances juives, avait‑il annoncé un Évangile d'accueil, d'ouverture et de soutien : « Venez à moi, je vous donnerai le repos. Prenez sur vous mon joug et mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur ».
Aussi bien le Fils unique venait-il, dans une ardente prière d'action de grâces, de s'écrier : « Je te loue, Père, Seigneur du Ciel et de la Terre, d'avoir caché toutes ces choses ces mystères aux sages et aux savants et de les avoir révélées aux tout petits ». C'était du plus lointain ouvrir la route à un homme comme Caussade.
Nous tenons les deux fondements irrécusables de son action.
Voici le signalement fort précis que Caussade a dressé, très tôt sans doute, de certaines âmes qu'il avait discernées dans son entourage ou parmi ses correspondants. Des contrastes vivants définissent leur grâce.
« Ce sont, dans l'esprit de la plupart, des lumières, à la vérité bien pénétrantes et fort efficaces mais sans éclat ». Plus déconcertant encore : « Des lumières toutes divines mais, quant au sentiment, presque imperceptibles ». Quelle action leur attribuer ? « Elles conduisent, règlent, dirigent tout et nous soutiennent dans les rencontres ». Notation d'expérience : « On s'aperçoit ensuite d'avoir été éclairé et soutenu ». Par quelle Providence ? Ici nous atteignons le sommet de cette analyse : « Sans savoir presque comment ni par où ».
Nous avons bien présent à l'esprit qu'à part quelques exceptions notoires, dans les couvents comme ailleurs, il s'agissait de personnes « qui avaient un petit ouvrage, tout simple, tout caché, tout secret et tout méprisable à l'extérieur ».
La première urgence pour tout conseiller spirituel est de respecter l'état des personnes qui lui sont confiées : de se refuser à les inhiber en les prenant corps et âme dans la toile d'araignée de directives conceptuelles, d'impératifs ascétiques ou de contraintes que l'Eglise n'impose pas.
Comment la sainteté du fidèle dépendrait-elle de la multiplication des actes auxquels on l'incite ou auxquels il s'astreint personnellement ? Ce qui pour Caussade est proprement hérétique. D'ailleurs « en tout cela, il n'est pas rare que l'âme s'abuse ». Il faut rompre résolument avec ce préjugé.
Seule importe une fois pour toute qu'on soit petit ou grand — « la pureté d'intention dans le moment présent », ce que Caussade dénomme d'une expression presque populaire « la bonne volonté du cœur ».
Cette façon de procéder du jésuite n'allait pas de soi à tout le monde. Elle pouvait susciter les pires inquiétudes.
D'une part la conduite qu'il préconisait avait quelque chose de paysan par rapport à la mystique si pure et si élevée qui était visée. Il excluait tout moralisme, de telle sorte qu'à aucune étape du parcours on ne pouvait distribuer à l'itinérant de satisfecit. Caussade avait porté à l'extrême la difficulté de vivre avec Dieu.
Certaines âmes habituellement réputées d'élite, exercées à prendre elles-mêmes en main leurs affaires spirituelles, se trouvaient comme dépossédées Qui s'occupera d'elles ? quelques-unes éprouveraient l'angoisse d'être sans guide et de manquer.
Il fallait davantage pour troubler Caussade. « Heureuses infortunes », aurait-il répliqué. Et à chacune de ses plaignantes : « Votre sainteté est absolument l'affaire de Dieu. Or il s'y connaît. Abandonnez-vous à lui ».
Ce qui n'aurait pas non plus tranquillisé tout le monde. En était-on capable ?
Caussade reprenait alors son langage de curé de campagne : « L'art de l'abandon n'est que l'art d'aimer. Aimer, c'est désirer sincèrement aimer. Dieu voit le cœur et ne demande que le cœur. Il nous aime et nous voulons l'aimer. Comment ces deux amours qui se recherchent l'un l'autre ne s'accorderaient-ils pas, quand ils se rencontrent ? »
Cette rencontre entre Dieu et l'homme peut être infiniment discrète chez nombre d'âmes simples. Caussade se fonde sur leur grâce. Sa tâche est de la leur faire découvrir, en quelque sorte de les initier elles-mêmes. Qu'arrive-t-il alors ?
« Cette découverte de l'action divine dans tout ce qui se passe à chaque moment en nous et autour de nous, est la vraie science des choses ; c'est une révélation continuelle de la vérité. C'est un commerce avec Dieu qui se renouvelle sans cesse... C'est un fond de paix, de joie, d'amour et de contentement de Dieu, vu, su ou plutôt cru... C'est le paradis éternel qui n'est, à la vérité, présentement connu et goûté qu'en choses informes et couvertes de ténèbres ».
Si d'aventure quelqu'un craignait qu'envers et contre tout il y ait là excès d'affectivité, qu'il soit vite détrompé. Et doublement.
Pour Caussade, nul n'échappe à la déréliction tragique du Golgotha : « Dieu instruit le cœur non par des idées, mais par les peines et les traverses. Cette science est une connaissance pratique par laquelle on goûte Dieu comme l'unique bien ».
Quant à la lumière intérieure qu'apporte cette connaissance dans une âme « fidèle à ses obligations, tranquillement soumise aux ordres intimes de la grâce, douce et humble envers tous », elle « vaut mieux que la plus profonde pénétration des mystères ».
Certains lecteurs me demanderont peut-être comment se comportaient dans leur milieu les correspondantsdans tous les sens du mot de Caussade. Ils craignent en réalité que cette pédagogie spirituelle ait surtout abouti à une prolifération contre nature d'êtres solitaires.
Je me réjouirais que pareille question me soit posée. Je ne saurais y échapper. Le visage et le cœur, chez les saints, ne sont pas séparables.
« On n'a besoin de personne et cependant on a besoin de tous » : ce sont les mots que Caussade prête aux âmes simples. Non, certes, que celles-ci jouent du même et de l'autre. C'est la foi qui les met dans la situation de parler ainsi.
Plutôt que cette conviction générale, fort respectable, ce qui nous importe, me dira-t-on, c'est la manière dont, dans l'entourage de Caussade, elle fut mise en usage.
Sur ce point je ne puis évidemment que m'en remettre à ce que je lis chez cet auteur. Quel est son témoignage ? Chez les amis qu'il conseille non point une fuite ou une ignorance des autres, mais au contraire une conduite, nous dit-il, « merveilleusement particularisée et appropriée à la nature de chaque personne ». « Ce qui ne s'apprend point dans les livres », poursuit-il. Qu'est-ce donc ? Tenons-nous bien, nous risquons de défaillir : « Un vrai esprit prophétique. L'effet d'une révélation intime, une doctrine, c'est-à-dire un enseignement de l'Esprit ». Nous n'avons plus qu'à tirer l'échelle.
« Toutes les âmes simples s'approuvent et s'estiment les unes les autres, quelles que soient leurs voies ».
Aucune considération chez Caussade n'est dépourvue de grandeur. Pour la raison qu'elle est fondée dans le Christ et dans l'Esprit. Ce qui n'exclut en rien une liberté d'expression toute personnelle.
Qu'on en juge !
« Jésus-Christ était hier. Il est encore aujourd'hui pour continuer sa vie et non pour la recommencer. Ce qu'il a fait est fait. Ce qui reste à faire, se fait tout moment ».
Ou encore :
« L'Esprit de Dieu a la plume à la main. Il tient son livre ouvert pour continuer l'histoire sacrée qui n'est pas encore achevée et dont la matière ne s'épuisera qu'à la fin du monde. Cette histoire n'est que le récit des conduites et des desseins de Dieu sur les hommes. Il ne tient qu'à nous de figurer dans cette histoire. L'Écriture sainte grossit tous les jours ».
Voici, pour terminer, une sorte de médaillon de textes de Caussade, dressé par l'un de ses interprètes, jésuite lui-même. Tout y est dit sur le père des plus humbles d'entre nous.
Il est certain qu'il y a un langage du cœur que Dieu seul entend et qu'on lui parle par les seuls désirs du cœur et les mouvements intérieurs, comme on parle aux hommes par la voix et par les paroles articulées.
C'est alors que le Saint-Esprit tient école dans l'intérieur, au fond de l'âme, où il l'écoute, lui parle, l'instruit, la meut, la tourne, la façonne à son gré.
Ce sont des opérations d'esprit à esprit où la personne même n'entend presque rien, ce semble, et d'où pourtant elle sort avec certaines impressions qui l'ont toute renouvelée.
D'où ce conseil :
Rien d'autre à faire que de recevoir en simplicité ce qui est donné en secret et comme incognito.

Dieu incognito. Avez-vous lu ?
Mgr Daniel Pezeril, in Le Christ étonné (1997)


1. Le chapitre précédent traitait du Prologue de saint Jean. [ndvi]