dimanche 11 octobre 2015

En philosophant... Gabriel Marcel, La Présence comme Mystère


Nous avons vu dans la deuxième partie de la dernière leçon en quel sens il paraît possible de dépasser l'opposition du successif et de l'intemporel abstrait ; il faut pour cela que je me reconnaisse non pas seulement comme inséré à un moment historiquement localisable de la durée, mais comme lié à ceux qui m'ont précédé selon des modes qui se révèlent irréductibles à un enchaînement purement causal. C'est de ce point de vue qu'il convient de considérer ici ce que j'ai appelé ailleurs le mystère familial ; ce n'est là d'ailleurs qu'une expression particulière du mystère de l'être auquel seront consacrées les leçons de la deuxième série. Sans doute peut-il paraître singulier d'évoquer ici un mode particulier avant de traiter du mystère de l'être dans son ensemble. Mais n'oublions pas que tout ce travail se présente sous l'aspect d'une recherche procédant par approches successives, et non pas d'un exposé didactique qui consisterait à dérouler des conséquences, des corollaires, à partir d'un certain théorème.
Il y a lieu de marquer que la perspective suivant laquelle nous avons à considérer ici la réalité de l'appartenance familiale est si l'on peut dire méta-sociologique. Le sociologue en tant que tel ne peut même pas poser le problème qui nous occupe et qui n'est qu'un nouvel aspect de la double question : que suis-je ? Comment puis-je m'interroger sur ce que je suis ?
Nous vivons, il est vrai, dans un monde où la notion de filiation tend, semble-t-il, à se vider du contenu substantiel qu'elle présentait dans d'autres sociétés. La philosophie des lumières qui, sous des formes renouvelées, tend à triompher aujourd'hui, prétend au fond reléguer avec tant d'autres superstitions dans on ne sait quel débarras mental cette croyance à une réalité métaphysique de la filiation, et il est important de mettre à nu la conception presque exclusivement négative qui tend ainsi à s'instaurer sous nos yeux. Il me semble qu'elle se définit avant tout à partir d'un refus — le refus de reconnaître à la vie, au fait de vivre, une valeur qui permet de la traiter comme un don. La vieille expression française « devoir le jour à » ne serait plus aujourd'hui employée par personne ; il ne suffit pas de dire que c'est devenu un cliché ; l'idée, ou plus exactement le sentiment que ces mots tentent d'exprimer, n'est plus éprouvé que comme déchet. Ceci tient à des raisons fondamentales ; la plus apparente consiste vraisemblablement en ce que le fait de vivre dans un monde aussi tragique, aussi menacé se présente à beaucoup d'esprits comme une condamnation, mais une condamnation prononcée par qui ? Et en rétribution de quelle faute ? de quelle offense dont le condamné n'a à vrai dire aucune conscience ? Mais ce n'est pas tout : l'acte de procréer ne se réduit-il pas le plus souvent à un geste non réellement prémédité, accompli par un irresponsable qui est bien loin d'assumer les conséquences qu'entraînera ce geste pour celui qui n'a pas demandé à naître. C'est précisément ce « je n'avais pas demandé à naître, de quel droit m'a-t-on infligé l'existence ? » cette affirmation, doublée d'une question et d'une exclamation qui est à la racine du nihilisme contemporain, sur lequel j'aurai à revenir longuement plus tard. On ne manquera pas de constater d'ailleurs que nous retrouvons ici certaines des constatations qui ont été faites en particulier au cours de la deuxième leçon. Mais de ce point de vue le lien entre le père et le fils tendrait à perdre toute qualité spirituelle, il n'est plus vaguement conçu que comme une relation objective d'ailleurs obscure et susceptible d'intéresser tout au plus le seul biologiste. On pourrait dire que nous sommes en présence d'un désaveu de paternité de plus en plus général, mais d'un désaveu prononcé par le fils. Ceci ne va d'ailleurs pas sans une certaine réciprocité : c'est-à-dire que là où le père est renié par le fils, il tend inévitablement à refuser de se reconnaître en celui-là même qui le renie.
Je ne me dissimule nullement que ce tableau est trop poussé au noir, et que cette situation est recouverte dans la majorité des cas par l'habitude et par le respect humain, mais elle affleure étrangement dans la littérature. Dans une œuvre comme celle de Sartre qui présente une importance systématique indéniable, cette situation émerge distinctement. Le monde de Sartre est un monde où la paternité comme valeur et comme réalité a réellement cessé d'exister ; il ne serait pas exagéré de dire que c'est un monde où l'homme prétend se choisir comme fils de... et pourra par conséquent tout aussi bien se refuser comme fils de... Mais ceci constitue une innovation absolument révolutionnaire par rapport à l'ensemble des traditions humaines. C'est au sens le plus précis du mot le triomphe de l'impiété, et ce n'est pas un hasard si Oreste, en tant que meurtrier de sa mère, est le héros de la première pièce de Sartre.
Il serait très important de se demander comment, c'est-à-dire de quel point de vue il est possible de prendre position en face d'un tel refus. Il est bien clair qu'il ne saurait être question de le condamner au nom de certaines règles morales qui seraient d'abord posées sans discussion ; si une protestation est possible, elle ne peut être émise qu'au nom d'une certaine réalité profonde qui se trouverait ici méconnue et comme aveuglée ; et c'est justement cette réalité que je me suis attaché à rendre manifeste dans mon Homo Viator. Cette réalité ressortit essentiellement à cet acte de reconnaître dont j'ai eu à signaler si souvent au cours de ces leçons l'importance centrale. Il est de l'essence du père d'avoir à reconnaître son fils, et du fils d'avoir à reconnaître son père. Mais il va de soi que ceci doit être entendu dans un sens non juridique. Je ne vise pas le fait qu'un homme peut ou non reconnaître pour sien l'enfant auquel il a donné naissance hors du mariage ; il s'agit ici d'un mode de reconnaissance infiniment plus intime et plus profond — et lié d'ailleurs à l'action la plus concrète et la plus vitale. Un homme qui en fait se désintéresse de son enfant se comporte comme s'il ne le reconnaissait pas ; nous sommes en droit de dire que la reconnaissance ici n'a pas eu lieu et que dans ces conditions la paternité elle-même fait défaut, tout au moins si elle est conçue au sens proprement humain ; dans une perspective purement biologique, pour autant que l'hérédité est un fait, il est clair qu'elle peut se manifester là même où le père ne s'est pas comporté en père. Mais justement le terme de paternité ne trouve son sens que dans l'ordre humain, un chien n'est pas le père d'un autre chien, bien que dans certaines espèces animales — en particulier chez les oiseaux — on voie parfois se dessiner quelque chose qui est comme le pressentiment ou l'ébauche d'une paternité authentique, il nous le semble du moins ; mais il faut avouer que l'interprétation se fonde toujours ici sur des analogies avec l'expérience humaine, c'est l'expérience humaine qui est au départ. Ce qui vient d'être dit de la paternité n'est pas moins vrai de la filiation — bien que jusqu'à notre époque on ait rarement compris que le fils a aussi à reconnaître son père. Ce qui égare ici, c'est un catéchisme moral issu au fond du Décalogue qui pose en principe que « tu dois aimer et honorer ton père ». La réflexion montre cependant que ce commandement ne prend son sens que là où certaines conditions sociologiques structurales sont réalisées ; dans un monde entièrement prolétarisé où ces conditions tendent à s'abolir le commandement en question perd toute signification. Celui-ci ne peut donc pas être inconditionnel, seulement cela ne veut pas dire qu'il y a des cas où on a le droit de ne pas respecter son père, mais plus profondément qu'il y a en fait un nombre croissant d'êtres qui s'éprouvent au fond eux-mêmes comme sans père, comme fils de personne pour prendre le titre d'une pièce contemporaine — et cela alors même que celui qui leur a donné physiquement naissance est encore vivant.
Il conviendrait donc de dire en somme que la paternité comporte des limites : à l'une de ces limites elle disparaît pour ne laisser place qu'à un phénomène biologique ; à l'autre limite au contraire c'est ce phénomène qui peut faire défaut sans que l'essence de la paternité soit pour cela détruite : je veux parler de l'adoption – et ici encore bien entendu il faut regarder au delà des définitions juridiques ; il peut y avoir adoption légale sans qu'ait été accompli l'acte spirituel auquel je ne cesse de me référer, et inversement il peut se faire que cet acte ait réellement eu lieu là où pour des raisons purement juridiques l'adoption légale n'a pas pu être réalisée. Les mots acte spirituel doivent être pris ici dans un sens très fort, il ne peut pas être question d'un simple mouvement d'affection, mais bien d'un engagement auquel nous avons à demeurer fidèles malgré des défaillances sans doute inévitables. Faut-il conclure de là, et en particulier du fait de l'adoption, à la nécessité de dissocier radicalement le spirituel et le biologique ? Ce serait, je crois, une grave imprudence. Il faut au contraire maintenir que dans des conditions normales cette dissociation ne doit pas ou ne devrait pas pouvoir être pratiquée ; et que si elle l'est, c'est en raison du caractère défectueux des structures organiques et sociales dans lesquelles l'individu se trouve encadré ou situé. Il faut toutefois prendre garde à la signification exacte que présente ici le mot normal ; il ne vise pas une règle formelle dont on voit mal quel pourrait être le fondement, et qui planerait en quelque sorte au-dessus du monde de l'expérience, mais se réfère plutôt à une certaine plénitude vécue qui, lorsque la dissociation intervient, tend à devenir objet de nostalgie pour une conscience réfléchissante. C'est ainsi que les parents qui ont adopté un enfant et qui l'aiment de tout leur cœur ne peuvent pas ne pas regretter, sauf dans des cas tout à fait exceptionnels, que cet enfant ne soit pas organiquement le leur. Il n'en va autrement que si, par exemple, ils se félicitent de ne pas être exposés au risque de transmettre à cet enfant des tares héréditaires : mais c'est là une satisfaction tonte relative — une satisfaction à partir d'une peine, d'une blessure, d'une humiliation.
Il est à vrai dire possible que dans le monde qui est le nôtre cette dissociation du spirituel et du biologique tende à se généraliser ; mais ce serait là une preuve de plus que ce monde est cassé ; et c'est seulement dans un monde cassé que peuvent prendre naissance des pratiques telles que l'insémination artificielle par exemple.
De telles considérations risquent à vrai dire de paraître tout à fait étrangères aux recherches que nous avons poursuivies au cours de ces leçons. Je crois cependant qu'il y a là une simple illusion, qui consiste en dernière analyse à se former de l'esprit la notion désincarnée contre laquelle précisément je n'ai cessé de m'élever. On peut dire d'une manière générale que la difficulté à laquelle nous avons eu continuellement à faire face réside justement dans le fait que le spirituel semble prétendre à la dignité d'existence séparée, alors que plus profondément il ne se constitue comme spirituel qu'à condition de s'incarner. L'exemple de l'adoption est justement tout à fait caractéristique ; les parents adoptifs ne sont tels qu'à condition de prodiguer à l'enfant les soins concrets les plus matériels, les plus humbles, ceux-là mêmes qu'ils auraient eu à lui donner s'ils l'avaient engendré. En ce sens l'adoption est une greffe et ne peut pas être autre chose ; il est admirable qu'elle soit possible, et rien ne montre mieux les limites d'une philosophie de la vie qui prétendrait se fonder sur des considérations purement biologiques.
Mais d'autre part rien ne peut nous donner un sentiment plus intense d'insécurité et d'étrangeté que la situation qui est la nôtre : celle d'un être placé à cette articulation du vital et du spirituel. Il ne s'agit pas ici de l'étrangeté éprouvée par un observateur qui constaterait cette situation du dehors — mais de celle qui est ressentie du dedans par celui qui reconnaît cette situation comme sienne. Rappelons d'ailleurs — ce qui va de soi pour qui a compris la signification de ces recherches — que l'idée même de l'observation externe est ici vide de sens. Il est de la nature propre de cette situation de ne pouvoir s'appréhender que du fond d'elle-même. Mais en même temps — et nous rejoignons ici les considérations exposées au début de ces leçons – dans un monde de plus en plus soumis à l'empire de la connaissance objective et de la technique, il est fatal que tout tende à se passer comme si cette observation externe était réellement possible. Dans une semblable perspective les mots mêmes de réalité spirituelle risquent de se vider de leur signification ; ou plus exactement ce qu'on appelait encore au départ la réalité spirituelle est appelé à n'être regardé que comme une superstructure, un revêtement épiphénoménal ; on pourrait montrer que c'est là le principe de l'étrange convergence si souvent constatée chez les savants au moins en France entre les considérations proprement biologiques d'une part, et les spéculations marxistes d'autre part. Tout se passe ici sur le plan d'une interprétation qui se veut objective, mais qui implique l'élimination préalable et radicale du sujet lui-même.
Nous savons toutefois que ce terme de sujet ne doit en aucune façon être pris dans l'acception qui lui a été donnée par l'idéalisme ; il ne s'agit pas du moi transcendantal ni même de la monade leibnizienne ; et c'est précisément pour mettre ceci en évidence que j'ai cru devoir insister sur l'appartenance familiale et sur son caractère mystérieux. Au point où nous sommes parvenus, c'est bien sur cette notion difficile de mystère qu'il convient de mettre l'accent, c'est en elle en effet que toute cette première série doit logiquement culminer, et c'est à partir d'elle que la seconde devra s'organiser.
L'expression mystère familial, de prime abord, doit paraître déconcertante ; ne peut-on pas craindre qu'avec elle ne s'introduise un élément de flou littéraire dans une réalité institutionnelle qui relève des sciences positives ? Mais nous l'avons vu déjà, la situation dont il s'agit ici ne peut que s'appréhender ou se reconnaître du dedans, elle ne peut pas être véritablement constatée du dehors. Là est la raison profonde pour laquelle ce mystère familial est rendu sensible bien plutôt par le romancier que par l'historien. Cependant nous ne sommes pas encore arrivés à donner au mot mystère l'acception précise et presque technique qui peut seule lui donner droit de cité dans le langage philosophique.
La voie la plus directe qu'il soit possible de suivre pour arriver à penser le mystère consiste peut-être à dégager la différence de registre spirituel qui sépare l'objet et la présence. Ici, comme toujours, il convient de partir de certaines expériences tout à fait simples et immédiates, mais que le philosophe jusqu'à notre époque a toujours eu tendance à négliger. Nous pouvons par exemple avoir le sentiment très fort que quelqu'un qui est là dans la même pièce tout près de nous, quelqu'un que nous voyons et entendons et que nous pouvons toucher n'est cependant pas présent, qu'il est infiniment plus loin de nous que tel être aimé qui est à des milliers de lieues ou qui même n'appartient plus à notre monde. Qu'est-ce donc que cette présence qui fait ici défaut ? II ne serait pas exact de dire que nous ne pouvons pas communiquer avec cet individu qui est là à côté de nous ; lui-même n'est ni sourd, ni aveugle, ni imbécile. Entre nous une certaine communication matérielle est assurée, mais seulement matérielle, et tout à fait comparable à celle qui peut s'établir entre deux postes distincts, l'un émetteur, l'autre récepteur. L'essentiel manque cependant. On pourrait dire que c'est une communication sans communion, et que par là même c'est une communication irréelle. L'autre entend sans doute les mots que je dis, mais moi-même il ne m'entend pas ; et je puis même avoir l'impression extrêmement pénible que ces mots tels qu'il me les renvoie, tels qu'il me les réfléchit, deviennent pour moi-même méconnaissables. Par un singulier phénomène, l'autre s'interpose ainsi entre moi et ma propre réalité, il me rend en quelque façon étranger à moi-même, je ne suis pas moi-même quand je suis avec lui. Mais, par un phénomène inverse, il peut arriver au contraire que l'autre quand je le sens présent me renouvelle en quelque façon intérieurement ; cette présence est alors révélatrice, c'est-à-dire qu'elle me fait être plus pleinement que je ne serais sans elle. Tout ceci, bien que de telles expériences présentent un caractère absolument irrécusable, se laisse très difficilement traduire au plan du discours, et il y aurait lieu de se demander pourquoi. La vérité est que l'objet en tant que tel est lié à tout un ensemble de savoir-faire qui sont à la fois enseignables et par conséquent transmissibles. Il n'en est justement pas de même en ce qui concerne la présence. Il serait tout à fait chimérique d'espérer apprendre à quelqu'un l'art de se rendre présent. Dans ce domaine on ne peut sans doute enseigner que des grimaces. Ce serait à peu près comme si on entreprenait d'apprendre à une femme le moyen d'avoir du charme. Il est trop clair que l'idée d'une leçon de charme est contradictoire, la prétention qu'elle implique est le comble de l'absurdité. J'écrivais ceci à propos de charme dans mon Journal Métaphysique (23 février 1923) :
Il semble qu'un être ait d'autant moins de charme qu'il y a moins de gratuité dans sa façon de se conduire, que son attention est davantage accaparée par des fins précises, spécifiables. Aussi un homme a-t-il en général moins de charme qu'une femme ou un enfant. J. en parlant d'enfant dépourvu de charme dit volontiers qu'ils sont trop précis, et ce mot traduit bien l'absence de halo autour des actes ou des paroles. Rien de moins susceptible d'être acquis, au fond il y a une sorte de volonté qui exclut radicalement le charme, celle qui implique une tension. Le charme est une certaine présence de la personne autour de ce qu'elle fait et de ce qu'elle dit... C'est un au-delà... Aussi ne saurait-il avoir aucun équivalent éthique. Un être n'a de charme que s'il est au delà de ses vertus, si elles apparaissent comme émanant d'une source lointaine, inconnue. Il n'est sensible que pour des individus comme tels. Absurdité d'une enquête sur le charme, entendue comme élément de notice ; l'affirmation « Un tel a ou avait du charme » se détruit elle-même. Il y aurait par exemple quelque chose de grotesque à l'insérer dans une nécrologie.
Bien qu'on ne puisse certainement pas identifier purement et simplement le charme et la présence, il apparaît sans aucun doute comme un des modes selon lesquels la présence peut se rendre elle-même manifeste. Manifeste pour tel ou tel, dans une certaine intimité, non point certes pour n'importe qui dans une réunion publique. Et c'est justement là ce qui fait clairement ressortir ce caractère non objectif de la présence. Mais bien entendu non objectif ne signifie pas du tout purement subjectif au sens privatif de ce mot. C'est en réalité d'intersubjectivité qu'il faudrait parler. Mais le terme même d'intersubjectivité pourrait encore donner lieu à méprise, en ce qu'on pourrait imaginer une sorte de contenu — encore objectif – qui serait pour ainsi dire transmis de sujet à sujet. Or c'est au contraire l'idée même d'une transmission qui est ici exclue. Il faudrait dire que transmission et communion s'opposent absolument, ne se situent pas dans la même région de l'être. Ou plutôt nous aurons à voir quand nous aborderons le mystère ontologique proprement dit que toute transmission s'effectue si l'on peut dire en deçà de l'être
Comme toujours en de tels domaines la pensée doit être ici en garde contre les pièges du discours ; quand je distingue la présence de l'objet, je risque en effet sans le vouloir expressément de faire d'elle une sorte d'objet vaporisé contrastant avec l'objet solide tangible, résistant, auquel nous avons affaire dans ce que nous appelons la vie réelle. Mais, quand on dit que la présence ne doit pas être pensée comme objet on veut dire avant tout que l'acte par lequel nous nous orientons vers elle est essentiellement différent de celui par lequel nous appréhendons un objet ; c'est en vérité la possibilité même d'une appréhension, d'une saisie qui est ici exclue en principe. Ceci est encore tout à fait négatif. On y verra beaucoup plus clair si l'on reconnaît que la présence ne peut être qu'accueillie (ou refusée) mais il est évident qu'entre accueillir et saisir la différence d'attitude est fondamentale. Si l'on y prend garde on verra que je ne puis accueillir ce qui est purement et simplement objet, je ne puis que le prendre d'une façon quelconque ou au contraire le laisser là. Il va de soi d'ailleurs que prendre peut vouloir dire prendre par l'intelligence, c'est-à-dire en somme com-prendre. Pour autant que la présence est au delà de la préhension on peut dire qu'elle est aussi en quelque manière hors des prises du comprendre. La présence ne peut être au fond qu'invoquée ou évoquée, l'évocation étant en somme d'essence magique ; si la magie paraît parfois viser l'objet c'est uniquement à son aspect présentiel qu'elle s'adresse, ou encore c'est qu'elle s'évertue justement à le rendre présent, à le transformer en présence, alors qu'en deçà de cette évocation il peut se réduire à un schéma ou à une absence : il suffit pour saisir la nature de cette opposition de comparer un inventaire à un poème ; une énumération peut devenir poétique, mais uniquement par l'effet magique qu'elle est susceptible de produire.
Il faut d'ailleurs reconnaître que cette opposition n'est pas en réalité aussi tranchée qu'elle le paraît ici ; on peut penser en effet que les mots sont en eux-mêmes magiques, mais que par l'usage pragmatique qui en est fait cette valeur magique tend peu à peu à disparaître, la fonction de la poésie consistant justement à la restituer au langage mais dans des conditions de plus en plus hermétiques.
Ces très brèves indications ont pour but de faire entrevoir ce que c'est qu'une présence qui ne peut être d'ailleurs perçue que de façon intermittente (which can only be glimpsed at). Observons en outre que ceux-là mêmes qui nous entourent ne sont que rarement éprouvés par nous comme présents ; pour autant que nous sommes accoutumés à eux, ils risquent de devenir pour nous une sorte de mobilier, il suffira d'ailleurs d'une circonstance anormale telle qu'une maladie pour détruire cet aspect usager ; il pourra suffire de cette rupture pour nous faire appréhender la précarité de ce qui s'offrait à nous comme un état de choses définitif. Ainsi se crée, ou peut se créer pour moi, un lien entre le précieux et le précaire. Mais à quelles conditions ceci est-il possible ? Si on se place dans une perspective de pure objectivité, on ne peut guère voir dans la maladie que le dérangement d'un certain appareil ; mais nous nous rendons bien compte, en deçà de toute analyse précise, que ceci ne traduit pas fidèlement la réalité : ne serait-ce que parce que la maladie affecte celui qui en est atteint, et que celui-ci est tenu de réagir d'une certaine manière en présence de cette maladie ; or c'est là un fait qui ne peut avoir aucun équivalent dans le domaine de l'objet. C'est ici le lieu de nous rappeler ce qui a été dit dans une leçon précédente au sujet du corps ; celui-ci n'est pas seulement un instrument, il présente un type de réalité tout différent, en tant qu'il est ma façon d'être au monde.
Observons d'autre part que le prêtre qui vient me rendre visite et qui m'exhorte à considérer cette maladie comme une épreuve qui m'est infligée par Dieu se place lui aussi en dehors de la réalité troublante et mystérieuse qui est celle de la maladie. Tout comme le mécanisme, il se révèle incapable de transcender le plan de la causalité ; or c'est précisément ce qui est nécessaire ici, et c'est seulement à cette condition qu'en un tel domaine le mystère peut être reconnu. Exprimons-nous d'une façon encore plus stricte : reconnaître la maladie comme mystère, c'est l'appréhender en tant que présence ou que modification de la présence. Il s'agit d'ailleurs essentiellement de l'autre en tant que malade, mieux vaudrait encore dire de mon prochain avec l'appel qu'il lance vers moi l'appel à me montrer compatissant ou secourable. Ma maladie à moi ne me devient présente que pour autant que j'ai à vivre avec elle, comme avec un compagnon que je dois apprendre à traiter d'une façon appropriée ; ou encore dans la mesure où cette même maladie est médiatisée par ceux qui me soignent et font pour moi office de toi. Si je suis simplement livré à ma maladie, dans la torpeur absolue ou dans la souffrance aiguë, elle n'est plus maladie pour moi, je n'entretiens pas avec elle l'étrange commerce qui peut être une lutte, ou parfois une amitié d'ailleurs dangereuse, ou encore un état hybride qui participe de l'une et de l'autre.
Ces remarques qui devraient être longuement développées suffisent à montrer combien doivent être tenus en suspicion les discours que débitent volontiers sur les maladies ceux qui n'ont jamais été malades, les exhortations adressées aux malades par les gens bien portants. Ils ne savent littéralement pas de quoi ils parlent, et leur loquacité facile a quelque chose d'insultant pour une terrible réalité qu'ils devraient au moins respecter.
Si j'ai insisté quelque peu sur cet exemple, c'est que d'une part dans la maladie l'articulation du vital et du spirituel est nettement saisissable, mais que d'autre part nous voyons bien comment et pourquoi cette articulation ne peut pas donner lieu à un savoir. Nous sommes encore ici sur le terrain de réprouvé, avec tout ce que celui-ci comporte d'ambigu. Je puis être tenté de voir dans la maladie un préambule de la mort, et par conséquent de me laisser glisser sur la pente sans opposer au mal aucune résistance. Mais je peux aussi regarder la maladie comme un combat où je dois prendre l'initiative ; et de ce point de vue la première attitude apparaîtra comme une trahison dont je ne dois à aucun prix me rendre coupable. Mais sans doute ne sont-ce là que des oppositions encore superficielles ; il peut se faire après tout que dans la première phase de la maladie j'aie à faire preuve de cette volonté de résistance, et que par la suite au contraire, j'aie sinon à m'abandonner, du moins à consentir à l'inévitable, et par mon consentement même à en transformer le sens, et à changer du même coup jusqu'à la nature de ce dénouement que je suis impuissant à modifier. Nous aurons à revenir sur ce point dans la deuxième série, quand nous traiterons de la mort ; mais nous voyons bien dès à présent que tous les développements antérieurs débouchent sur une interprétation qui la fait apparaître comme mystère et non point comme simple événement objectif. En juger autrement, ce serait oublier tout ce qui a été dit précédemment sur l'impossibilité de désinsérer le spirituel du vital, ce serait méconnaître les conditions existentielles de notre appartenance au monde.
Ce ne sont là toutefois que des approximations concrètes : il nous faut, maintenant que le terrain est préparé, déterminer avec autant de précision que possible en quoi consiste l'opposition entre problème et mystère. Je me bornerai ici à reproduire le texte central qui figure dans Être et Avoir :
Un problème est quelque chose que je rencontre, que je trouve tout entier devant moi, mais que je puis par là-même cerner et réduire — au lieu qu'un mystère est quelque chose en quoi je suis moi-même engagé, et qui n'est par conséquent pensable que comme une sphère où la distinction de l'en moi et du devant moi perd sa signification et sa valeur initiale. Au lieu qu'un problème authentique est justiciable d'une certaine technique appropriée en fonction de laquelle il se définit, un mystère transcende par définition toute technique concevable. Sans doute est-il toujours possible (logiquement et psychologiquement) de dégrader un mystère pour en faire un problème ; mais c'est là une procédure foncièrement vicieuse et dont les sources devraient peut-être être cherchées dans une sorte de corruption de l'intelligence. Ce que les philosophes ont appelé le problème du mal nous fournit un exemple particulièrement instructif de cette dégradation.
Par le fait même qu'il est de l'essence du mystère d'être reconnu ou à reconnaître, il peut aussi être méconnu et activement nié ; il se réduit alors à quelque chose dont j'ai entendu parler, mais que je récuse comme n'étant que pour d'autres, et cela en vertu d'une illusion dont ces autres sont dupes, illusion que je prétends quant à moi avoir percée à jour.
Toute confusion entre le mystère et l'inconnaissable doit être soigneusement évitée : l'inconnaissable n'est en effet qu'une limite du problématique qui ne peut être actualisée sans contradiction. La reconnaissance du mystère est au contraire un acte essentiellement positif de l'esprit, l'acte positif par excellence et en fonction duquel il se peut que toute positivité se définisse rigoureusement. Tout paraît se passer ici comme si je me trouvais bénéficier d'une intuition que je possède sans savoir immédiatement que je la possède, d'une intuition qui ne saurait être, à proprement parler, pour soi, mais ne se saisit elle-même qu'à travers les modes d'expérience sur lesquels elle se réfléchit et qu'elle illumine par cette réflexion même. 1
La signification concrète de ce texte ne me semble pas trop difficile à saisir pour qui a suivi ces leçons. Il convient pourtant d'insister sur les points suivants. L'opposition du problème et du mystère risque toujours d'être exploitée dans un sens fâcheusement littéraire par des esprits qui perdent de vue sa portée technique. Là est un des aspects les plus inquiétants d'une philosophie comme celle dont j'ai entrepris de vous présenter les traits principaux. Il suffit de la comparer aux sciences exactes pour voir distinctement en quoi ce danger consiste.
Celui qui énonce une formule mathématique, même s'il ne juge pas utile de rappeler la démonstration qui a permis de l'établir, est toujours en mesure de le faire. J'ai exprimé ceci ailleurs en disant que la couverture or de la démonstration ne fait jamais défaut. Et il en est de même après coup pour les lois de la nature. On peut en effet toujours en principe reproduire les expériences d'où cette loi a été dégagée inductivement. Il ne peut pas en être tout à fait de même ici. Le philosophe existentiel est exposé à un risque très grave, c'est de continuer à parler au nom d'expériences profondes qui sont bien au départ de ce qu'il affirme, mais qu'il est incapable de renouveler à volonté. Dès lors ces affirmations risquent de perdre en quelque sorte leur substance, de sonner creux.
Et peut-être ici, aux approches du terme provisoire de ces difficiles investigations, voyons-nous se préciser un des caractères essentiels du type de philosophie qui est ici proposé. Il devrait apparaître clairement que cette philosophie est avant tout de l'ordre de l'appel, ou en d'autres termes qu'elle ne peut pas ou ne pourra jamais complètement prendre corps dans une sorte d'exposé doctrinal dont le lecteur n'aurait qu'à s'assimiler le contenu. C'est d'ailleurs exactement dans cette perspective que doit être abordée l'opposition même du problème et du mystère. Là où je traite un problème, je m'efforce de découvrir une solution qui devienne un bien commun, qui puisse être par conséquent retrouvée par n'importe qui. Mais nous avons déjà vu, dès les premières leçons, que l'idée d'un quiconque, d'un whoever, ou d'une pensée en général s'applique de moins en moins à mesure que l'on pénètre vers l'intérieur de la philosophie, c'est-à-dire qu'on tente d'aborder cette réalité spirituelle sur laquelle porte précisément notre recherche. En fin de compte, l'idée d'un acquis se révèle ici inadéquate. La grandeur de la philosophie, en même temps d'ailleurs que ce qui apparaîtra au plus grand nombre comme son aspect décevant, est justement lié à cette impossibilité ; là où il s'agit des choses suprêmes, ou si l'on veut des présences, on ne peut rien espérer trouver qui ressemble aux acquisitions permanentes de la science élémentaire : car, plus nous remontons vers les principes, plus les perspectives se brouillent. Nous ne pouvons pas être sûrs après tout que dans un siècle on ne sera pas amené à se former des principes des mathématiques une notion assez différente de celle qui tend à prévaloir aujourd'hui. Au niveau le plus élevé, la démarcation entre la philosophie et les sciences tend donc à s'effacer ; et je suis persuadé que bien des mathématiciens ne refuseraient pas de reconnaître qu'il existe un mystère des mathématiques. Mais au-dessous de ce niveau, ces mots ne présentent plus aucun sens ; une fois donné un certain système dont on se garde de mettre en question la validité ou les conditions structurales, il est trop clair que l'arithmétique ou la géométrie peut poursuivre sa marche sans être arrêtée par aucune difficulté ; et celui qui entreprend de démontrer les théorèmes les uns après les autres ne peut pas ne pas avoir le sentiment d'une même lumière de vérité également répandue sur les uns et les autres. Ce qui démontre qu'il en est bien ainsi, c'est l'existence de machines à calculer de plus en plus perfectionnées et de plus en plus efficaces. Il serait du plus haut intérêt — et j'en suis d'ailleurs pour ma part totalement incapable – de s'interroger sur les conditions de possibilité de semblables machines. Il est de toute évidence que ces conditions sont rigoureusement incompatibles avec ce que nous avons désigné sous le nom de mystère. Je noterai du reste que le mot désigné est ici impropre, car en dernière analyse on ne peut jamais désigner que des objets. Mais il est inconcevable qu'une machine quelle qu'elle soit, quel que soit son degré de complication, puisse se livrer à l'effort spéculatif d'une réflexion qui cherche à remonter aux sources, et à dégager des conditions de possibilité : nous sommes ici par delà toute mécanisation possible, nous sommes à proprement parler dans l'esprit — et ici encore, hélas ! le langage se fait échec à lui-même. Dire dans l'esprit, c'est en effet évoquer je ne sais quelle image indistincte d'un lieu, et cela alors que précisément aucune localisation n'est ici concevable, à moins de faire intervenir, ce qui ne va jamais sans difficulté, la notion d'un espace vécu à laquelle il a été fait allusion au début de ces leçons.
Mais quelle est la racine d'une telle réflexion sinon une insatisfaction fondamentale ? II est probable que la philosophie n'a d'autres limites que celle de son insatisfaction même. Là où elle disparaît pour faire place à on ne sait quel sentiment de confort ou d'installation commode comme c'est le cas dans un positivisme quelconque, c'est la philosophie elle-même qui a cessé d'exister. Objectera-t-on que le savant doit-être lui aussi en garde contre la tentation de s'installer ? Mais ici il faut distinguer : ceci est vrai du savant qui s'érige en philosophe, non pas me semble-t-il du savant en tant que savant — pour cette simple raison que le savant est et doit être absolument réaliste : il est tourné vers une vérité qu'il est tenu de traiter comme radicalement distincte de lui, comme extérieure à lui. L'étrange grandeur de sa tâche ou de sa mission consiste en ce qu'il est vraiment tiré hors de lui, et le mot extase devrait pouvoir être employé, si, par un abus regrettable nous n'étions habitués à n'y voir qu'une sorte de transport lyrique qui est encore le fait du je. Chez le savant le je a dans la plus large mesure concevable disparu. Il s'agit pour lui de mettre de l'ordre dans un monde qui est aussi peu que possible son monde à lui, qui est vraiment le monde ; et dans sa perspective il n'y a sûrement pas à se demander si c'est là une fiction. Dès lors quand l'ordre est établi dans les choses le savant doit se déclarer satisfait ; seulement cet ordre ne peut jamais être que partiel : si la théorie intervient, c'est à l'état d'hypothèse, pour étayer en quelque sorte les résultats fragmentaires et vérifiables auxquels il est parvenu, sinon expérimentalement, au moins en se référant à une expérience qui porte sur des choses, sur des données objectives.
Mais le philosophe se trouve dans une situation tout à fait différente, et il est de son essence de réfléchir sur cette situation, d'en prendre une conscience de plus en plus ample. Or, ce que nous avons cru pouvoir établir au cours de cette première série, c'est que cette prise de conscience ne porte pas essentiellement sur un objet. Nous avons été amenés à mettre un accent de plus en plus fort sur la présence du moi à lui-même, ou sur la présence d'autrui qui n'en est pas réellement séparable. Et c'est justement entre présence et mystère que nous sommes fondés à discerner l'articulation décisive. Car d'une part toute présence est mystérieuse, et d'autre part il est plus que douteux que le mot mystère puisse être employé là où une présence n'est pas au moins pressentie. Au cours d'un entretien récent, je faisais remarquer à titre d'exemple le caractère mystérieux qui s'attache par exemple à la présence d'un être qui dort près de vous, et tout particulièrement d'un enfant. Du point de vue de l'action tout au moins pour autant que celle-ci se définit par rapport à une saisie possible, cet enfant endormi et parfaitement désarmé apparaît comme en notre pouvoir ; il nous est loisible d'en faire ce que nous voulons. Mais dans la perspective du mystère on pourrait dire que c'est justement parce que cet être est désarmé, parce qu'il est à notre merci — qu'il est invulnérable ou sacré. Sans doute n'y a-t-il pas de marque de barbarie plus caractéristique et plus irrécusable que celle qui consiste à ne pas reconnaître cette invulnérabilité-là. Là est d'ailleurs la racine d'une métaphysique de l'hospitalité. L'hôte, dans toutes les civilisations d'un certain type, qui n'est d'ailleurs pas du tout nécessairement chrétien, a toujours été regardé comme d'autant plus sacré qu'il était plus démuni et plus faible. Les civilisations d'un certain type, ai-je dit : ce sont celles qui n'étaient pas dominées par les idées d'efficience et de rendement. Nous rejoignons ici les remarques qui ont été présentées au début de ces leçons. Plus les idées d'efficience et de rendement affirmeront leur primauté, plus deviendra incompréhensible, plus apparaîtra même comme absurde cette attitude révérentielle envers l'hôte, envers le blessé, envers l'infirme ; et nous savons assez comment dans la pratique prend corps aujourd'hui sous nos yeux cette affirmation d'absurdité.
Cette remarque peut paraître ne présenter qu'une valeur épisodique et superficielle. Ce serait pourtant une erreur de juger ainsi. Nous voyons en effet ici saillir de façon saisissante cette articulation de la réflexion et du mystère autour de laquelle cette dernière leçon s'est organisée. Il ne s'agit pas purement et simplement d'une attitude pratique et en quelque façon rituelle dont le sociologue et peut-être le psychanalyste auraient la prétention de découvrir l'origine. C'est précisément contre cette prétention que le philosophe en tant que tel est rigoureusement tenu de s'inscrire en faux. Ici c'est vraiment l'essentiel qui est en jeu.
Mais c'est sur la définition de ce mot l'essentiel que je voudrais terminer. Le mieux sans doute serait ici de partir de la notion d'importance. Elle se présente au premier abord comme relative à une certaine fin ou peut-être à une certaine structure vitale. Si j'ai établi mon existence en axant celle-ci sur une certaine préoccupation centrale, comme la recherche du plaisir, du pouvoir ou de l'argent, tout ce qui sera de nature à favoriser cette recherche présentera pour moi une importance positive, tout ce qui, au contraire, sera de nature à la contrecarrer aura une importance négative. Mais ce n'est pas dans ces perspectives que nous pouvons atteindre ce que j'ai appelé l'essentiel. L'expérience montre d'ailleurs d'une façon irrécusable que ces structures particulières peuvent toujours s'effondrer brusquement sous les yeux mêmes de celui qui les avait patiemment édifiées, laissant la place à autre chose, à quelque chose que ces structures n'avaient pu jusque là que dissimuler. Cet autre chose que nous ne sommes pas encore en mesure de définir et sur lequel nous n'avons peut-être pas de prise directe est précisément l'essentiel. Il est évident que le croyant a un mot pour désigner cet autre chose : il dira que c'est le salut, mais c'est là un terme dont le philosophe n'a pas le droit d'user prématurément. La première question qui se pose pour lui est celle de savoir s'il peut ou non affirmer l'existence d'un enjeu absolu. C'est en réalité autour de cette question que graviteront les leçons de la deuxième série. Nous pouvons reconnaître dès maintenant que le travail auquel nous nous sommes livrés jusqu'ici nous a permis de déblayer un certain nombre d'obstacles sur le chemin qui conduit à une réponse. Mais ces obstacles tiennent sans doute avant tout à la disposition qui nous porte à transférer dans un domaine qui ne les comporte pas des déterminations ou des catégories qui ne sont après tout valables que dans le inonde des objets. Nous avons vu à la suite de Bergson que ceci s'applique non seulement à la représentation du temps mais à celle de ce que j'appelle ma vie et mon histoire. Par là nous avons été mis en mesure de reconnaître ce qu'on peut appeler la profondeur trans-historique de l'histoire. Là est sans doute le meilleur raccourci que nous puissions prendre en direction de l'éternité. Entre mystère et éternité, nous le verrons de plus en plus clairement, la connexion est aussi étroite que possible. D'une part l'éternité ne peut être que mystérieuse, c'est-à-dire que nous ne pouvons pas nous en former une représentation plane ou étalée, mais d'autre part tout mystère débouche sur de l'éternel. Et ceci ne doit pas être pris dans une acception tout à fait vague et générale. C'est vrai pour chacun de nous, c'est vrai, nous l'avons vu en particulier pour notre enracinement familial, c'est-à-dire pour les conditions mêmes dans lesquelles nous sommes insérés dans le monde. Dans quelle mesure et sous quelles réserves est-il possible de s'élever au-dessus de cet être dans le monde qui est notre façon spécifique d'exister ? Dans quelle mesure sommes-nous en droit d'élever nos regards vers une sphère supérieure à celle-ci ? Quelles sont, en deçà du donné révélé, les lumières fluctuantes, scintillantes, non pas fixes qui peuvent jusqu'à un certain point éclairer le tréfonds de l'être, ce sont là les redoutables problèmes qui nous occuperont au cours de la seconde série de leçons. Je ne me fais certes pas d'illusions sur l'aspect ardu des chemins que nous aurons à parcourir ; puissions-nous pour ce rude voyage obtenir une assistance qui est rarement refusée à ceux qu'anime exclusivement le souci de la vérité. La vérité. C'est bien le premier et le dernier mot, c'est l'alpha et l'oméga ; et pour ne pas terminer ces leçons sur une cadence trop optimiste, je dirai qu'une société se juge elle-même par la place qu'en elle et au-dessus d'elle elle est encore capable d'assurer à cette vérité qui n'est pas une chose, mais un esprit.
Gabriel Marcel, in Le Mystère de l’Être I (1951)



1. p. 169-170.