vendredi 10 juillet 2015

En épiloguant... Thierry de Montbrial, Tout a un sens

Le livre de la Genèse dit que le septième jour de la Création, Dieu se reposa. D'où la tradition du Jour du Seigneur : le samedi chez les juifs, le dimanche chez les chrétiens, le vendredi chez les musulmans. Il ne s'agit pas du repos hebdomadaire ni de l'organisation du travail ou des loisirs. L'important, c'est que tout homme et toute communauté doivent s'extraire régulièrement de leur quotidien pour prendre du recul. On dispose d'un immense héritage spirituel dans lequel puiser, tant il est vrai, comme le dit l'Ecclésiaste, qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil. Rien, si ce n'est les modalités culturelles de l'expression. Il faut des passeurs. En respectant à la lettre les obligations et les rites de leurs religions, les adeptes les plus engagés des trois monothéismes organisent leur méditation dans le cadre d'une discipline consentie. D'autres trouvent leur voie en suivant des enseignements dans la tradition du Bouddha. Ces derniers font une place plus importante à la sagesse, à la conduite ordinaire de la vie, au rapport entre le corps et l'esprit. Un rapport situé dans une vision cosmologique transcendantale, ce en quoi le bouddhisme est une religion. Le sentiment transcendantal, on peut d'abord l'éprouver devant la beauté, et d'abord celle du cosmos et de la vie, dans les arts ou, pour certains, dans les mathématiques. On peut l'éprouver dans l'amour. Pour prendre du recul, point n'est besoin d'être un mystique dans le désert.
La tradition rationaliste de la morale athée, toute récente à l'échelle de l'aventure humaine, ne répond pas au besoin de beaucoup d'hommes de combler le vide ontologique. La psychanalyse et la psychiatrie, si utiles par ailleurs, n'y pourvoient pas non plus. La morale athée fait d'ailleurs peu de sens en dehors de quelques îlots au sein du monde occidental. Au nom d'un universalisme autoproclamé, elle postule l'équivalence rationnelle de tous les individus et en principe nie le groupe ou la communauté en tant que réalité intermédiaire nécessaire dans la quête du sens. Cette réalité, nul ne l'a mieux incarnée que le peuple juif dont — fait unique l'identité est marquée aujourd'hui comme il y a près de trois mille ans par le rapport d'un peuple à son dieu. Un dieu qui est aussi présenté comme le Dieu unique et donc celui de tous les peuples. D'où la notion de Peuple élu. Parfois, je me prends à imaginer un nouveau chapitre de la Bible, où un prophète bien vivant interpréterait l'histoire d'Israël depuis 1948. Depuis les temps modernes, en Europe, l'idée de nation a progressivement et peut-être provisoirement supplanté celle de peuple, et cohabite difficilement avec celles de groupe ou de communauté. Aujourd'hui, je vois dans la négation des peuples, des groupes ou des communautés comme sujets politiques une erreur anthropologique majeure, certes difficile à corriger. Quand mon maître Jean Ullmo, juif agnostique et non pratiquant mais aux antipodes du relativisme d'un Claude Lévi-Strauss, exaltait la France, phare universel, il transposait l'histoire de la Révélation et voyait en notre pays la Nation élue pour l'accomplissement de l'histoire des hommes. Élue par qui ? Par la Raison, Dieu étant devenu, pour paraphraser Newton parlant de la gravitation, une hypothèse inutile. La figure française de l'intellectuel se substitue à celle du prophète. Au XXe siècle, deux autres nations se sont placées sur un terrain semblable. La Russie soviétique a pensé un moment accomplir le programme inachevé de la Révolution française. Et toujours — pour combien de temps ? — la nation américaine, qui prend sa source dans les Lumières mais n'a jamais cessé d'entretenir un rapport complexe avec la religion.
La transition vers le troisième millénaire restera marquée dans les siècles à venir par la révolution des technologies de l'information et de la communication, supérieure en ampleur et en intensité aux précédents de l'invention de l'écriture et de l'imprimerie. En ampleur, car Internet a bouleversé directement tous les systèmes techniques et donc l'économie mondiale. La diffusion puis la convergence des télécommunications, de la télévision et de l'ordinateur ont ébranlé les cultures les plus enracinées et fait perdre leur équilibre aux entités collectives les moins préparées. En intensité, car la phase de transition aura été courte, une discontinuité dans l'optique de la longue durée. Internet a déjà apporté d'immenses bénéfices à l'humanité. Bien que toute tentative de prévision détaillée soit vaine, même à l'horizon d'une ou deux décennies, il est clair que cela continuera, dans tous les domaines de la vie quotidienne ou de la science et de la technologie — particulièrement la médecine. On peut affirmer aussi que l'homme continuera de faire l'apprenti sorcier, jouera avec la nature et sans doute avec sa propre évolution, tout cela au nom du progrès. L'accroissement vertigineux du bruit numérique qui se répand jusque dans le désert autour pour égarer les faibles, personnes physiques ou morales. Au niveau individuel, la prise de recul devient de plus en plus difficile dans un environnement matérialiste où les transactions financières se font dans la microseconde. Au niveau collectif, le bruit finir par fracturer les peuples. Il pousse chacun à se mêler des affaires des autres de façon incohérente dans l'espace comme dans la durée. Ces autres que le plus souvent on ne connaît pas et qu'on croit respecter en leur imposant nos choix. En raison d'une supériorité matérielle encore réelle et de sa conviction de détenir aussi la supériorité morale, comme si les deux ne faisaient qu'un, l'ethnocentrisme occidental porte ainsi une lourde responsabilité, par exemple au Moyen-Orient. Une longue accumulation d'actions inconsidérées a généré des réactions non intentionnelles, comme l'islamisme politique ou le terrorisme, ces pathologies de la quête identitaire chez des peuples brisés. À un moindre degré, un risque de décomposition est manifeste en Europe même, en raison d'un élargissement de l'Union trop rapide par rapport à ses capacités d'adaptation et d'une immigration incontrôlée. Deux tendances favorisées par la civilisation Internet. L'imbrication chaotique de groupes ou de communautés en mal d'identité ne peut qu'engendrer des drames. On peut prévoir des moments de folie, du sang et des larmes. Dans un contexte aussi turbulent, les stratégies ordinaires se désagrègent à peine mises en place, et les politiques étrangères se réduisent à des actions de circonstance. Il est temps de s'arrêter et d'éteindre les incendies qui ont éclaté un peu partout.
Parce qu'ils restent provisoirement les plus forts, les Occidentaux doivent méditer sur leur part de responsabilité dans les dérèglements du début du XXIe siècle. Ils peuvent encore, à condition de se remettre en cause sans renier leurs racines, redresser la marche du monde. À condition aussi de se mettre à l'écoute des autres cultures et de susciter le dialogue entre égaux, même dans l'ordre politique. Quand on a confiance en soi, on n'a pas peur de l'égalité. La perspective de ce petit livre sans prétention n'est pas la politique internationale, mais la dimension spirituelle au sens large. André Malraux aurait prophétisé que le nouveau siècle serait religieux. Mais pour qu'elles remplissent leur rôle dans la cité, les organisations religieuses doivent aussi faire leur examen de conscience, apprendre à intervenir dans la politique à un juste niveau et à coopérer entre elles sans jamais perdre de vue leur raison d'être, qui est le bien de tous les hommes. Que de travail en perspective ! Quoi de plus important, de ce point de vue, que la révolution en cours au sein de l'Église catholique romaine ? Je suis persuadé que l'islamisme politique est une maladie guérissable et donc temporaire d'une religion ouverte à l'extérieur à travers le soufisme et tant de témoignages individuels crédibles. Le judaïsme reste fascinant, car il donne l'illustration la plus parfaite de ce qu'est un peuple à travers les vicissitudes de l'histoire. Il met en lumière l'importance du contenu spirituel et des rites qui en découlent dans l'expression d'une identité collective. À travers la diaspora, il préfigure la forme de cosmopolitisme que pourrait revêtir une mondialisation réussie. Je crois aussi que la meilleure connaissance du bouddhisme en Occident et l'image qu'en donnent le Dalaï Lama et d'autres maîtres spirituels sont un enrichissement pour les trois monothéismes, ou plutôt pour le monothéisme, car juifs, chrétiens et musulmans vénèrent le même Dieu.
Je suis de ceux pour qui tout a un sens et qui sont sensibles au Mystère. Si le nouveau millénaire commence sous de moins bons auspices que le rêve néo-hégélien de la fin de l'Histoire, c'est peut-être parce qu'une crise était nécessaire pour rappeler à l'homme les fondements de sa condition. Sans doute fallait-il des signes forts au seuil d'un nouveau tsunami scientifique et technique d'où le meilleur et le pire pourraient sortir. Ces signes, il faut les reconnaître et les interpréter. Les voies pour y parvenir sont le silence, la méditation, le parler à propos, l'action avec sagesse et détermination, la persévérance.
24 décembre 2014

Thierry de Montbrial, in Une goutte d’eau et l’océan,
Journal d’une quête de sens (Albin Michel)