mardi 11 novembre 2014

En parlant... Léon Burdin, J'ai demandé l'euthanasie

Les infirmières d'un service me signalent un jour qu'une de leurs patientes est en grande difficulté. « Elle demande avec insistance qu'on mette fin à ses jours, elle ne comprend pas que nous refusions » : il serait bon que j'aille la voir. L'accueil est direct et franc : « Mon Père, je vous mets à l'aise : je ne suis pas croyante ». J'apprécie cette entrée en matière. Je n'y vois pas la moindre réserve à l'égard du prêtre que je suis : une grande confiance, plutôt, sur fond de gentillesse. Je me suis donc assis sur le rebord du lit. Très fatiguée, elle a la soixantaine. Elle est heureuse de l'oreille que je viens lui prêter : « J'ai demandé l'euthanasie ; je veux qu'on mette fin à mes jours ; on me le refuse : je n'en puis plus ».
Nous étions tout à notre échange sur cette mort qu'elle réclamait et dont elle voulait me parler, quand la porte s'ouvre et qu'apparaît son mari. Il sait qu'elle est en phase terminale et qu'elle a demandé l'euthanasie ; il n'ignore pas non plus qu'elle est incroyante. A-t-il deviné que je suis l'aumônier et que nous sommes, sa femme et moi, sur le registre de la confidence ? À peine a-t-il franchi le seuil de la chambre qu'il marque l'arrêt, puis s'avance jusqu'au pied du lit, tout près de moi, immobile. Sa présence a interrompu notre échange. Je fais silence et cherche à reconquérir en moi le calme et l'inspiration qui me permettraient d'ajuster mes mots d'accueil à cette arrivée imprévue. Quelques secondes passent, puis, la tête levée vers son visage inquiet, devant sa femme étonnée : « Nous étions, votre épouse et moi, en train de parler de sa mort prochaine. Elle sait qu'elle va mourir : elle me l'a dit ; elle m'a fait part aussi de sa demande d'euthanasie ».
À mon grand étonnement, mes propos dissipent sa surprise ; ils l'apaisent, détendent ses traits, le plongent dans ces silences de fond où l'être laisse aux larmes le temps de se rassembler et de venir couler. Il s'est mis à pleurer, il pleure doucement. Comme d'invisibles barrières en lui semblent lentement s'effacer et libérer l'espace du cœur : il écoute, il a entendu... Sensible à cette ouverture inattendue, sa femme, de son côté, a repris la parole. Elle parle ; elle ose dire sa mort, ce secret jusqu'ici si jaloux et si lourd, et tellement brûlant entre eux. Et tandis que dans la plus grande simplicité elle nous ouvre au mystère de cette mort qui la préoccupe, une sorte d'évidence nous gagne tous trois et diffuse, entre nous, autour de ce lit, une heureuse tranquillité.
Nous venons maintenant de reprendre à trois l'échange interrompu ; de l'un à l'autre, sans fard et sans réserve, la parole va et vient ; nous commentons cette mort à venir, cette euthanasie demandée. Étrangement, les tensions et les peurs se sont estompées, dissoutes.
Une bienfaisante paix, pleine et ronde comme une force évidente, est montée et s'est donnée en chacun de nous.
Pour avoir trouvé les sentiers de la parole, la mort a levé son masque de fantôme : elle n'est plus désormais qu'une immense et douce invitation à consentir à ce douloureux appel de la fin, qui est aussi appel de la vie. La mort parlée a dissous la tensions des visages ; ceux-ci ont retrouvé leur intimité et leur calme. Le mari est radieux. Tout semble devenu limpide et simple à travers ce dialogue essentiel de communion. Je puis les laisser à leur nouvelle intimité.
Je m'apprêtais donc à quitter la chambre. La malade me retient : « Mon Père, est-ce que vous pourriez passer me voir jeudi prochain ? Ma fille sera là. Je voudrais qu'elle vous rencontre, et que vous la voyiez ». Heureuse de ce qui venait de se passer entre nous, elle souhaitait que le même échange ait lieu avec sa fille la semaine suivante, lorsque celle-ci viendrait la voir. À la veille de sa mort cette fille est son crève-cœur. Entre elles les rapports se sont détériorés ; ils ne sont pas bons : la parole de sa mère lui a manqué. Si nous pouvions, comme aujourd'hui, mais avec elle cette fois, parler de cette mort qui pèse tant sur eux tous, et qui, demain, marquera tellement la famille, peut-être qu'entre elles la confiance reviendrait et que revivraient les liens de jadis.
Avec eux, peut-être, la tendresse à nouveau alimenterait les raisons de vivre et de mourir de cette mère douloureuse et de sa fille en dérive. Qui sait si, par la grâce de cette mort maternelle confiée au cercle familial, l'enfant prodigue ne connaîtrait pas à nouveau le bonheur de la table familiale ? Le mari approuve : il sera, lui aussi, de ce rendez-vous. J'accepte avec joie que nous rééditions la semaine qui va venir le partage de ce matin.
Dans le service, c'est la surprise : après des journées d'insistance, la malade non seulement renonce à ses instances répétées, mais encore elle envisage de repartir chez elle, d'aller au milieu des siens rendre son dernier soupir. Elle ose cette audace aujourd'hui. Pour elle, en effet, tout est clair avec son mari et ses enfants : ils savent, elle sait, et ils se le sont dit. Même mourante, elle se sait, comme toujours, le cœur et l'âme de sa famille et de sa maison. Elle a confiance. Sans réticence ni scrupule, c'est donc chez elle, là-bas dans son Midi, qu'elle ira leur offrir son corps finissant. Elle s'y laissera accueillir : une fois encore ils l'y entoureront de toutes les tendresses et de tous les mercis d'autrefois. C'est là-bas qu'elle les quittera. Mais ce sera à travers la haie d'honneur qu'ils lui feront de leurs peines et de leur amour.
À quelque temps de là, dans les couloirs, je rencontre le médecin du service où la malade était en traitement. J'apprends que dans le mois à venir doit se tenir sur le cancer un congrès important. Des pressions s'exercent pour qu'on inscrive au programme le thème de l'euthanasie. Il refuse, pour sa part, de céder à ces instances : il ne peut accepter la manœuvre, et n'accepte pas que le cancer soit prétexte à l'exposition et à la promotion des thèses partisanes. Son expérience de médecin, me dit-il, l'avait convaincu de la fragilité des arguments sur lesquels se fondent les partisans de l'euthanasie. Tout récemment, la confirmation éclatante venait encore de lui en être donnée par une malade de son service.
Je l'écoute. La chose lui était arrivée la semaine précédente : une de ses patientes atteinte d'un cancer terminal, depuis un certain temps, demandait à cor et à cri qu'on mette fin à ses jours. Brusquement, sans raison apparente et sans pression d'aucune sorte, un beau jour, elle change d'opinion et décide d'aller mourir chez elle, au milieu des siens. Ce cas lui prouvait combien les raisons qui poussaient cette femme à l'euthanasie étaient peu enracinées dans sa liberté, même si l'apparence en était donnée par la détermination et la ténacité de son discours. Aux yeux de ce médecin ce revirement subit « n'avait pas d'explication plausible ». Il était la preuve flagrante que la demande de l'euthanasie ne reposait que sur des motivations aléatoires. Les arguments en faveur de l'euthanasie ne pouvaient donc ici se prévaloir, comme on le prétend parfois, des fondements solides de la raison.
Je ne pus résister à la joie de reprendre, pour ce médecin, le face-à-face avec la mort, que nous venions de vivre, cette femme, son mari et moi-même. Non seulement je venais de reconnaître « l'héroïne » de l'aventure qui m'était contée, mais je détenais la clé et l'explication de ce qui aux yeux de ce médecin n'était qu'une « soudaine et imprévisible conversion ». L'histoire était pourtant simple : cette aventure de « conversion » n'était pas une foucade : elle n'était autre qu'une aventure de parole. Il avait suffi que cette femme ait été entendue dans son désir de mort ; que la présence d'une écoute accompagnât sa parole jusqu'au cœur de son mari ; qu'à travers cet échange, la confiance se soit à nouveau établie au cœur de cette mère disposée à la mort ; et que la famille se soit rassemblée dans une nouvelle intimité de partage et d'affection, pour que, l'angoisse faisant place à la tendresse, la peur de la mort cédant devant une force nouvelle en chacun, cette femme puisse, heureuse et libre, s'autoriser à désirer confier ses derniers instants à l'affection et au courage des siens. Ma chance, et mon bonheur, ce fut d'avoir permis ces retrouvailles de la vie.
Léon Burdin 1, in Parler la mort, Des mots pour la vivre (DDB 1998)

1. Jésuite, le père Léon Burdin fut aumônier pendant quinze ans de l’Institut Gustave-Roussy à Villejuif.