lundi 29 septembre 2014

En Espagnant... Simone Weil, Nous l'aurons mérité par notre lâcheté d'esprit

Depuis le début de la politique de non-intervention, une préoccupation me pèse sur le cœur. Beaucoup d'autres, certainement, la partagent.
Mon intention n'est pas de me joindre aux violentes attaques, quelques-unes sincères, la plupart perfides, qui se sont abattues sur notre camarade Léon Blum. Je reconnais les nécessités qui déterminent son action. Si dures, si amères qu'elles soient, j'admire le courage moral qui lui a permis de s'y soumettre malgré toutes les déclamations. Même quand j’étais en Aragon, en Catalogne, au milieu d'une atmosphère de combat, parmi les militants qui n'avaient pas de terme assez sévère pour qualifier la politique de Blum, j'approuvais cette politique. C'est que je me refuse pour mon compte personnel à sacrifier délibérément la paix, même lorsqu'il s'agit de sauver un peuple révolutionnaire menacé d'extermination.
Mais dans presque tous les discours 1 que notre camarade Léon Blum a prononcés depuis le début de la guerre espagnole, je trouve, à côté de formules profondément émouvantes sur la guerre et la paix, d'autres formules qui rendent un son inquiétant. J'ai attendu avec anxiété que des militants responsables réagissent, discutent, posent certaines questions. Je constate que l'atmosphère trouble qui existe à l'intérieur du Front populaire réduit bien des camarades au silence ou à une expression enveloppée de leur pensée.
Léon Blum ne manque pas une occasion, au milieu des phrases les plus émouvantes, d'exposer en substance ceci : nous voulons la paix, nous la maintiendrons à tout prix, sauf si une agression contre notre territoire, ou les territoires garantis par nous, nous contraint à la guerre.
Autrement dit, nous ne ferons pas la guerre pour empêcher les ouvriers, les paysans espagnols d'être exterminés par une clique de sauvages plus ou moins galonnés. Mais, le cas échéant, nous ferions la guerre pour l'Alsace‑Lorraine, pour le Maroc, pour la Russie, pour la Tchécoslovaquie, et, si un Tardieu 2 quelconque avait signé un pacte d'alliance avec Honolulu, nous ferions la guerre pour Honolulu.
En raison de la sympathie que j'éprouve pour Léon Blum, et surtout à cause des menaces qui pèsent sur tout notre avenir, je donnerais beaucoup pour pouvoir interpréter autrement les formules auxquelles je pense. Mais il n'y a pas d'autre interprétation possible. Les paroles de Blum ne sont que trop claires.
Est-ce que les militants des organisations de gauche et de la CGT, est-ce que les ouvriers et les paysans de notre pays acceptent cette position ? Je n'en sais rien. Chacun doit prendre ses responsabilités. En ce qui me concerne, je ne l'accepte pas.
Les ouvriers, les paysans qui, de l'autre côté des Pyrénées, se battent pour défendre leur vie, leur liberté, pour soulever le poids de l’oppression sociale qui les a écrasés si longtemps, pour arriver à prendre en main leur destinée, ne sont liés à la France par aucun traité écrit. Mais tous, CGT, Parti socialiste, classe ouvrière, nous nous sentons liés à eux par un pacte de fraternité non écrit, par des liens de chair et de sang plus forts que tous les traités. Que pèsent, au regard de cette fraternité unanimement ressentie, les signatures apposées par des Poincaré, des Tardieu, des Laval quelconques sur des papiers qui n'ont jamais été soumis à notre approbation ? Si jamais la somme de souffrances, de sang et de larmes que représente une guerre pouvait se justifier, ce serait lorsqu'un peuple lutte et meurt pour une cause qu'il a le désir de défendre, non pour un morceau de papier qu'il n'a jamais eu à connaître.
Léon Blum partage sans doute, sur la question espagnole, les sentiments des masses populaires. On dit que lorsqu'il a parlé de l'Espagne devant les secrétaires de fédérations socialistes, il a pleuré. Très probablement, s'il était dans l'opposition, il prendrait à son compte le mot d'ordre : « des canons pour l'Espagne »3. Ce qui a retenu son élan de solidarité, c'est un sentiment lié à la possession du pouvoir : le sentiment de responsabilité d'un homme qui tient entre ses mains le sort d'un peuple, et qui se voit sur le point de le précipiter dans une guerre. Mais si au lieu des ouvriers et des paysans espagnols une quelconque Tchécoslovaquie était en jeu, serait-il du même sentiment de responsabilité ? Ou bien un certain esprit juridique lui ferait-il croire qu'en pareil cas toute la responsabilité appartient à un morceau de papier ? Cette question est pour chacun de nous une question de vie ou de mort.
La sécurité collective est au programme du Front populaire. À mon avis, quand les communistes accusent Léon Blum d'abandonner, dans l'affaire espagnole, le programme du Front populaire, ils ont raison. Il est vrai que les pactes et autres textes se rapportant à la sécurité collective ne prévoient lien de semblable au conflit espagnol ; c'est qu'on ne s'est jamais attendu à rien de semblable. Mais enfin les faits sont assez clairs. Il y a eu agression, agression militaire caractérisée, quoique sous forme de guerre civile. Des étrangers ont soutenu cette agression. Il semblerait normal d'étendre à un cas pareil le principe de la sécurité collective, d'intervenir militairement pour écraser l'armée coupable d'agression. Au lieu de s'orienter dans cette voie, Léon Blum a essayé de limiter le conflit. Pourquoi ? Parce que l’intervention, au lieu de rétablir l'ordre en Espagne, aurait mis le feu à toute l'Europe. Mais il en a toujours été, il en sera toujours de même toutes les fois qu'une guerre locale pose la question de la sécurité collective. Je défie n'importe qui, y compris Léon Blum, d'expliquer pourquoi les raisons qui détournent d'intervenir en Espagne auraient moins de force s'il s'agissait de la Tchécoslovaquie envahie par les Allemands.
Beaucoup de gens ont demandé à Léon Blum de « reconsidérer » sa politique à l'égard de l'Espagne. C'est une position qui se défend. Mais si on ne l'adopte pas, alors, pour être conséquent envers soi-même, il faut demander à Léon Blum d'une part, aux masses populaires de l'autre, de « reconsidérer » le principe de la sécurité collective. Si la non-intervention en Espagne est raisonnable, la sécurité collective est une absurdité, et réciproquement.
Le jour où Léon Blum a décidé de ne pas intervenir en Espagne, il a assumé une lourde responsabilité. Il a décidé alors d'aller, le cas échéant, jusqu’à abandonner nos camarades d'Espagne à une extermination massive. Nous tous qui l'avons soutenu, nous partageons cette responsabilité. Eh bien ! si nous avons accepté de sacrifier les mineurs des Asturies, le paysans affamés d'Aragon et de Castille, les ouvriers libertaires de Barcelone, plutôt que d'allumer une guerre mondiale, rien d'autre au monde ne doit nous amener à allumer la guerre. Rien, ni l'Alsace-Lorraine, ni les colonies, ni les pactes. Il ne sera pas dit que rien au monde nous est plus cher que la vie du peuple espagnol. Ou bien si nous les abandonnons, si nous les laissons massacrer, et si ensuite nous faisons quand même la guerre pour un autre motif, qu'est-ce qui pourra nous justifier à nos propres yeux ?
Est-ce qu'on va se décider, oui ou non, à regarder ces questions en face, poser dans son ensemble le problème de la guerre et de la paix ? Si nous continuons à éluder le problème, à fermer volontairement les yeux, à répéter des mots d'ordre qui ne résolvent rien, que vienne donc alors la catastrophe mondiale. Tous nous l'aurons méritée par notre lâcheté d'esprit.
Simone Weil, in Œuvres (Quarto Gallimard)

1. Le 6 septembre 1936, Léon Blum prononce un discours au sujet de l'Espagne (Les Événements d’Espagne, discours à Luna-Park..., Imp. du Commerce et des Postes, 1936) pour justifier la politique de non-intervention adoptée par le gouvernement à une voix de majorité. En sous-main, il charge de hauts fonctionnaires d'organiser la fourniture clandestine d'armes aux républicains. À partir du momentl'intervention des Allemands et des Italiens est devenue flagrante, il décide de pratiquer « la non-intervention relâchée ».
2. Ancien collaborateur de G. Clemenceau, André Tardieu (1876-1945) fut président du Conseil en 1929, 1930 et 1932. Prônant une réforme des institutions de la IIIe République, il était partisan d'un renforcement du pouvoir exécutif. Les amis de S. Weil de La Révolution prolétarienne publièrent une brochure de Félicien Challaye critiquant les projets constitutionnels de Tardieu : Un aspirant dictateur : André Tardieu, 1930.
3. Il s’agit du mot d'ordre des communistes. Dans son discours du 25 août 1936 au vélodrome Buffalo, Maurice Thorez, secrétaire général du PCF, tout en s'affirmant résolument pour la non-intervention, réclame la levée du blocus envers les républicains espagnols. Il revendique pour eux « la possibilité de se procurer librement des avions, des canons, des munitions ». Voir M. Thorez, Des avions pour l’Espagne !..., éditions du comité populaire de propagande, 1936.