vendredi 25 juillet 2014

En soixante ans... Robert Rouquette, Y a-t-il trop de prêtres en France ?

À M. le chanoine Boulard, l'Église de France devait déjà un grand bienfait : son livre Problèmes missionnaires de la France rurale est un classique de l'apostolat, à côté des œuvres maîtresses des abbés Godin et Daniel et de M. Michonneau. Voici qu'aujourd'hui M. Boulard nous donne un livre préparé depuis de longues années sous l'impulsion du cardinal Suhard ; pour tous ceux qui sont saisis par l'angoisse apostolique, ce sera un bréviaire de l'action réfléchie et lucide, une source jaillissante de méditations : Essor ou Déclin du Clergé français ? 1
* * *
D'abord une étude statistique très précise des mouvements démographiques de notre clergé.
Une première constatation paradoxale : la France déchristianisée est un des pays catholiques où les prêtres sont le plus nombreux par rapport au chiffre total de la population : 51.000 prêtres pour 42 millions de Français (dont 35 millions de baptisés « non apostats »), soit 1 prêtre pour 686 catholiques et 137 non-catholiques. Il n'est de moyenne supérieure, en Europe, que pour la Belgique, l'Irlande et le Luxembourg. L'Italie est à peu près à égalité avec nous. Mais les autres pays d'Europe, y compris la Pologne d'avant guerre et l'Espagne, viennent loin derrière nous. En Amérique latine, la moyenne est infiniment moindre : 1 prêtre pour 6.600 catholiques au Brésil, 1 pour 28.000 au Guatemala...
Cependant le recrutement du clergé a diminué depuis le début du siècle. La crise anticléricale autour de 1905 a eu pour résultat une baisse énorme des vocations : en 1900-1904, sur 10.000 jeunes Français de vingt-cinq à vingt-neuf ans, il y avait 52 prêtres, 30 seulement en 1909-1913. Les années 1934-1938 marquent une nette reprise : 38 prêtres pour 10.000 ; presque 50 en 1940-1947. Depuis, la courbe descend et tend à retomber au niveau de 1913.
Le nombre de prêtres en activité n'évolue pas cependant au même rythme ; il est en régression continue : 13,5 pour 10.000 habitants en 1904, 9,7 en 1946. Mais la situation est loin d'être catastrophique : l'âge moyen de notre clergé est relativement jeune : 35 p. 100 de sexagénaires seulement, ce qui est d'autant plus remarquable que la longévité moyenne du clergé est supérieure à celle de la population mâle correspondante.
C'est l'avenir immédiat qui est inquiétant : depuis 1946, les entrées au séminaire diminuent, surtout dans les diocèses jusqu'ici riches en vocations (avec l'exception d'une forte rentrée, due à des causes accidentelles, en 1949) : 25 p. 100 de baisse dans 35 diocèses. Et il faut compter sur une quinzaine d'années pauvres en ordinations : peu d'enfants nés entre 1933 et 1945, peu d'ordinations de 1957 à 1970. Ensuite, s'il n'y a pas d'ici là de grands fléaux démographiques, on peut attendre une forte relève issue des actuels jeunes foyers chrétiens.
* * *
Il est possible d'établir des relations constantes entre le mouvement des vocations et les grands phénomènes sociologiques et historiques contemporains. La grâce divine et la liberté humaine s'insèrent en effet dans le jeu des déterminismes.
Il appert ainsi que l'attitude des pouvoirs publics envers l'Église, et plus généralement le climat politique de la nation, influent sur le nombre des vocations. La crise anticléricale des années 1905 a provoqué une chute brusque. La raison qu'en donne M. Boulard c'est, que, dans de telles circonstances, le sacerdoce cesse d'être un moyen d'ascension sociale pour les classes les moins favorisées ; les parents, dès lors, font obstacle aux vocations. Depuis la Révolution, la majeure partie de nos prêtres venait de la paysannerie. En 1905, ce recrutement rural s'effondre. Les pères de famille ne veulent pas d'un métier de misère pour leurs fils. Désormais, c'est par l'école normale publique que s'opère l'ascension du petit paysan ; du moins jusqu'en 1940, où commence la grande révolution sociologique qui fait de la paysannerie une classe en brusque croissance économique et sociale.
En même temps, la population rurale de la France diminue. Elle n'est plus que de 35 p. 100 aujourd'hui. La base de recrutement du clergé diminue donc d'autant.
Cependant, heureux phénomène de compensation, à partir de 1913, le recrutement urbain augmente lentement ; il arrive souvent que dans un diocèse les vocations de citadins soient plus nombreuses que celles des ruraux. La plupart de ces vocations viennent de classes moyennes et de familles nombreuses, le plus souvent de familles profondément chrétiennes. Les vocations médiocres, influencées par un désir plus ou moins conscient d'ascension sociale, disparaissent.
Quant à l'origine scolaire, la grande majorité des vocations, du moins en pays de chrétienté, viennent de l'école libre, et surtout des petits séminaires.
Mais, comme le note Mgr Perrin, évêque d'Arras, la famille est plus importante que l'école. Aussi bien constate-t-on que l'enseignement public peut être une source de vocations pourvu qu'un nombre suffisant de prêtres de valeur puissent y exercer un véritable ministère pastoral.
Ainsi, à Paris, sur 1.165 grands séminaristes, 412 viennent d'un petit séminaire, 421 d'un collège libre, 332 de l'enseignement public. Il est caractéristique, ajouterai-je, que les trois jeunes évêques récemment sortis du clergé parisien ont tous trois fait leurs études dans un lycée. Chez les Dominicains de la province de Paris, parmi les étudiants d'origine parisienne, 52 p. 100 viennent de l'enseignement public et 31 p. 100 de l'enseignement libre.
* * *
À s'en tenir aux statistiques, la situation de notre clergé n'est donc pas mauvaise. Cependant, il y a crise, grave crise de vocations.
C'est que, d'abord, le clergé est très inégalement réparti. Nous en sommes restés à un particularisme diocésain qui est un héritage de la féodalité médiévale. D'autre part, le ministère paroissial est encore lié à des structures géographiques et sociologiques qui datent des temps mérovingiens et qui alourdissent jusqu'à la rendre inhumaine la tâche du clergé.
Le plus inquiétant c'est que cette situation provoque une crise de « mentalité » : une dépréciation du sacerdoce, par les fidèles, voire par les prêtres eux-mêmes...
Les conditions dans lesquelles s'exerce le ministère deviennent inhumaines, surtout à la campagne. Or, sur 38.200 prêtres paroissiaux, 21.000 sont affectés au ministère rural, 7.200 seulement au ministère urbain.
Paroisses multiples et minuscules, sept ou huit parfois pour un seul curé. Vie matérielle absolument misérable, d'une misère qui n'est pas seulement pauvreté, mais qui fait du prêtre un sous-prolétaire et qui rend impossible un minimum de vie intellectuelle. Ministère des pays déchristianisés où le prêtre n'est plus qu'un « meuble » inutile, selon le mot terrible du cardinal Suhard. Isolement total ; souvent pas même de journal. Catéchismes multiples, hâtifs et essoufflants. Apostolat éparpillé et décevant.
Bien des prêtres, avoue M. Boulard, en viennent à se faire un cas de conscience d'orienter un jeune vers le sacerdoce dans ces conditions. Bien des jeunes hommes, je l'ai constaté moi-même dans les séminaires, hésitent à entrer dans un pastorat où ils sentent que leur vocation, leur enthousiasme apostolique, leur vie intérieure sont menacés.
Il faudrait ajouter à tout cela, d'après l'enquête faite par M. Boulard, une méfiance qui irait se généralisant chez les chrétiens militants envers les petits et grands séminaires, trop coupés de la vie et qui formeraient des êtres dociles plus que des hommes virils capables de parler à des hommes et de comprendre des problèmes humains. Les prêtres seraient aujourd'hui moins cultivés, moins ouverts aux problèmes actuels que l'instituteur du village. Je ne prends pas à mon compte ces jugements trop hâtifs ; avec M. Boulard je ne les rapporte que comme les signes d'une mentalité qui se généralise.
* * *
Dans ces conditions, estime M. Boulard, avant d'intensifier la « prospection » des vocations, il y a des réformes à entreprendre. Ces réformes, certes, ne peuvent être introduites que par la hiérarchie, qui les étudie avec une attention apostolique très effective. Mais de telles réformes ne sont pratiquement possibles que si elles sont désirées et portées par un mouvement général d'opinion, qu'il faut susciter.
D'abord, envisager le problème dans sa dimension nationale. Il est urgent que les diocèses riches en vocations aident les diocèses pauvres et en y envoyant des sujets de première valeur. Et cela d'autant plus que les vocations issues de milieux déchristianisés sont moins sûres que celles qui sortent de vieilles souches chrétiennes. Le séminaire de Lisieux est un premier pas dans cet établissement d'une base nationale du recrutement sacerdotal.
Une péréquation des finances de l'Église de France serait également bien utile.
Dans le même sens, M. Boulard souhaite une coordination plus grande de l'action du clergé et du clergé régulier 2.
En second lieu, intensifier la constitution du clergé en communautés, sinon de vie ; mais du moins de pensée, de prière et d'action. De telles communautés naissent un peu partout, sous diverses formes, dans le cadre des doyennés. Elles pourraient s'élargir et tendre à une fraternité du clergé dans le diocèse autour de l'évêque-père, avec une « maison du clergé » au siège épiscopal.
En troisième lieu, il faudrait de plus en plus mettre le clergé « en état de mission ». Notre organisation pastorale est encore celle d'un régime de chrétienté, trop lourde pour un pays où la masse ouvrière et une large part des masses paysannes sont déchristianisées. Pour cette adaptation à la fonction missionnaire, M. Boulard, avec tous ceux qui pensent les problèmes de pastorale aujourd'hui, propose un allégement des cérémonies (en particulier des enterrements), des œuvres, des servitudes administratives ; un assouplissement du système d'avancement ; une évolution de la « paroisse-bénéfice » conçue sous l'Ancien Régime pour défendre les « droits » du bas clergé contre un épiscopat de grands seigneurs ; une adaptation du ministère au « milieu sociologique » de travail souvent dissocié du lieu géographique d'habitat. Autant de buts à poursuivre avec une prudente hardiesse.
Plus nouvelle, plus originale, plus essentielle peut-être, est une dernière réforme que préconise avec énergie M. Boulard : le regroupement des trop petits lieux de culte.
Un double phénomène, en effet, s'est produit en France depuis un siècle. Au dix-neuvième siècle, l'Église de France a, assez imprudemment, multiplié les lieux de culte : 13.000 nouveaux de 1814 à 1870, un tiers du total. Or, depuis cent ans, les campagnes se dépeuplent : 16.700 communes de moins de 500 habitants en 1866, 23.650 (62 p. 100) en 1946. Un prêtre, aujourd'hui, n'a pas plus d'âmes à sa charge qu'il y a cinquante ans, mais ces fidèles sont répartis en deux, cinq, voire huit communes, lesquelles d'ailleurs cessent d'être des unités sociales. Seul est possible le maintien épuisant d'un culte hâtif et extérieur ; l'évangélisation cesse ; le clergé se décourage et les vocations disparaissent.
M. Boulard propose, comme un remède urgent, de regrouper les paroisses, voire les communes, autour d'un « village-centre », celui dans lequel spontanément se sont réunis les services communs à plusieurs villages : médecins, poste, artisanat, commerce, syndicats. Le culte aurait lieu seulement dans ce village. Les facilités de transport, l'habitude prise par les ruraux de se déplacer pour aller au marché ou aux loisirs devraient rendre possible le petit voyage dominical de quelques kilomètres pour aller au culte, à un culte vivant moins désespérément squelettique, où pourrait être donné le témoignage d'une vraie prédication évangélique.
Vraie révolution certes, et qui consiste à modifier des cadres de vie rurale qui datent du haut moyen âge... Certes, c'est par étapes qu'une telle révolution doit s'opérer. Sagement, M. Boulard préconise un travail préliminaire : faire l'opinion, d'abord celle du clergé, ce qui ne sera peut-être pas trop facile, puis, par le clergé, celle des fidèles.
* * *
Ces mesures permettraient sans doute à la France, qui possède plus de prêtres que la plupart des autres pays européens, de refaire des communautés chrétiennes analogues à celles de nations où la proportion du clergé est beaucoup plus faible. Elles permettraient également de remédier à une très anormale répartition du clergé : 21.000 prêtres pour les 43 p. 100 de population rurale, 7.200 pour les 57 p. 100 de population urbaine ; elles mettraient à même de diminuer l'énorme disproportion qui existe entre les prêtres qui exercent leur ministère dans l'école libre et ceux qui portent le Christ dans l'école publique. En rendant moins inhumaine la fonction pastorale, moins héroïque le maintien d'une vie intérieure, elles empêcheraient le découragement et la baisse correspondante des vocations.
Si de telles réformes étaient facilitées à la hiérarchie par la constitution d'une opinion publique en leur faveur, les jeunes foyers chrétiens issus de l’action catholique, gloire vivante de l'Église de France, deviendraient demain des sources abondantes de vocations engendrées par un christianisme profond vécu dans toute la vie.
* * *
Que ces réformes puissent être envisagées, calmement, sagement, après de très objectifs examens de conscience, c'est un signe de la jeunesse de notre christianisme, un témoin de cette vie de l'Église que saluait naguère Pie XII dans son discours du 29 avril 1949 au séminaire d'Anagni :
S'il est vrai qu'ils sont dans l'erreur ceux qui, poussés par un désir puéril et immodéré de nouveauté, lèsent par leurs doctrines, par leurs actes, par leur agitation, l'immutabilité de l'Église, il n'est pas moins certain qu'ils se tromperaient aussi, ceux qui chercheraient, sciemment ou non, à la raidir dans une stérile immobilité.
Le corps mystique du Christ, à l'instar des membres physiques qui le composent, ne vit pas et ne se meut pas dans l'abstrait en dehors de conditions constamment changeantes de temps et de lieu ; il n'est et ne peut être séparé du monde qui l'entoure, il est toujours de son siècle, il avance avec lui, jour après jour, d'heure en heure, en adaptant continuellement ses manières et son attitude à celles de la société au milieu de laquelle il doit agir...
Robert Rouquette, in Études (avril 1951)

1. F. Boulard, Essor ou Déclin du Clergé français ? Préface de S. Exc. Mgr Feltin, archevêque de Paris. Éditions du Cerf (Collection "Rencontres", n°34). 1950. In-12, 479 pages.
2. D'après M. Boulard, de nombreux jeunes hommes se détourneraient du ministère paroissial pour entrer dans les Ordres religieux. Le cardinal Suhard parlait naguère d'un « exode massif vers les congrégations religieuses ». D'aucuns voient là un danger et une anomalie.
Je ne veux pas traiter hâtivement de ce problème délicat. Je me contente de faire remarquer qu'avant tout il faudrait une sérieuse étude statistique. De telles affirmations ne sont appuyées sur aucune donnée positive sûre. Les grands Ordres connaissent les mêmes crises de vocations que les séminaires diocésains.
Pour autant il faudrait que les Ordres religieux apostoliques fissent sur leur action, sur leur finalité et leur esprit le même examen de conscience courageux que le clergé séculier.
Par ailleurs, il est clair qu'une plus grande coordination de l'action des deux clergés est souhaitable. Évitons cependant tout ce qui ressemblerait à ces querelles entre séculiers et réguliers qui ont été la plaie de l'Ancien Régime.
Est-il permis d'ajouter que si, avec M. Boulard, il est plus que légitime de souhaiter une plus grande coordination du clergé régulier à l'action de l'A.C.A., il serait équitable aussi que les supérieurs majeurs des Ordres religieux soient associés en quelque façon aux réunions des évêques ; de même que les supérieurs généraux font de droit partie des conciles œcuméniques (cf. c. 223).