jeudi 24 juillet 2014

En accomplissant... Karl Rahner, Du martyre

Du martyre comme signe (ou sacrement)
Le martyre appartient à l'essence de l'Église. Il y a sans cesse des martyrs dans l'Église et il ne peut pas en être autrement. Car l'Église ne peut pas se contenter de vivre son témoignage au Christ crucifié, elle doit manifester aussi ce témoignage vécu. Il ne lui suffit pas de célébrer la mort du Christ et de la rendre présente dans le seul mystère sacramentel de la messe. Elle doit vivre cette mort en toute vérité. Et elle la vit en tous ceux qui portent la croix du Christ dans les ténèbres de ce monde, en tous ceux qui portent sur eux-mêmes les stigmates du Christ, cachés sous les apparences banales de la commune humanité. Mais si l'Église ne se contente pas d'être intérieurement la réalité de la grâce, mais doit être aussi dans le monde le sacrement visible, le signe sacré de cette réalité intérieure, il faut alors que la crucifixion de l'Église soit sans cesse rendue visible jusqu'à la fin. Et le moyen le plus clair et le plus frappant de se publier ainsi jusqu'à la fin lui est offert dans le martyre.
L'on comprend dès lors que la Tradition ait attribué au martyre, depuis l'époque la plus reculée, la même valeur justifiante qu'au baptême. Il ne suffit pas de dire que le martyre possède ce pouvoir parce que, comme tout acte de foi et de charité, il justifie avant même la réception du baptême. Il s'agit bien plutôt d'un pouvoir justifiant qui, d'une certaine manière, participe à la nature du sacrement : il est la révélation d'une réalité qui est grâce, la manifestation d'un don de la grâce divine à l'homme. Si l'on ne peut tout simplement l'appeler un sacrement au sens commun du terme, c'est d'abord qu'il ne peut pas être compté au nombre des signes sacrés du Christ, qui sont quotidiens et donc d'une dispensation normale. Car une telle mort reste toujours un cas extraordinaire. La seconde raison en est que c'est seulement dans cette mort qu'atteint à sa perfection ce qui dans le signe sacramentel du baptême est déjà exprimé et rendu présent : la mort et le baptême dans la mort du Christ.
Dénier au martyre le titre de sacrement, au sens usuel du terme, n'implique pas qu'il soit moins qu'un sacrement, mais au contraire qu'il est davantage. Car si les sacrements ordinaires ont un caractère objectif d'opus operatum que Dieu dans sa puissance opère en offrant objectivement la grâce, une brisure n'en peut pas moins se produire entre le geste rituel et l'appropriation subjective, de sorte que ce qui est manifesté dans le signe objectif manque à se produire vraiment et que, en dépit de toute apparence, l'homme ne reçoit pas réellement la grâce. Or, ce qui se manifeste dans le martyre est incompatible avec cette pure apparence sans contenu : là où la mort du martyre est célébrée dans le sang, là triomphe vraiment la grâce de Dieu, au plus profond de la réalité.
On pourrait presque affirmer que le martyre est le seul super-sacrement dans lequel il ne peut plus être question d'une absence de disposition de celui qui le reçoit. En lui le sacrement valide porte toujours ses fruits de vie éternelle. Si l'on se demande où trouver, dans la vie de l'homme, le point où l'apparence a une vérité absolue et la vérité une apparence absolue, le centre où tout devient un, l'action et la passion, le plus ordinaire et l'incompréhensible, la mort et la vie, la liberté et la violence, le plus humain et le plus divin, l'obscure malice du monde et la grâce de Dieu qui l'investit de sa miséricorde, le culte et la réalité, une réponse s'impose : dans le martyre. Ici et nulle part ailleurs.
Toutefois ce qui se manifeste ici existe aussi ailleurs et doit exister en nous, puisque nous devons être les rachetés, les sanctifiés, nous qui sommes morts avec le Christ et ressuscités à une vie nouvelle. Mais ici se manifeste ce que nous devons être, ce que nous sommes en espérance, mais dont sans cela nous ne saurions jamais s'il existe vraiment. Et ce qui se manifeste ici le fait d'une manière telle qu'il existe vraiment aussi : le signe emporte ici avec lui vraiment et infailliblement le signifié ; il triomphe même de ce caractère ambigu et problématique qui affecte encore les sacrements, dont l'homme peut toujours s'approcher indignement. Ce sacrement du sang, on ne peut le recevoir que dignement, sous peine de ne pas le recevoir du tout.
Du martyre comme triomphe du Seigneur
Nous avons donc dans le martyre, attestée par l'ordonnance même de la grâce divine, l'indissociable unité du témoignage et de la chose attestée. Ici s'accomplit avec une absolue validité et perfection ce qui est attesté : l'existence chrétienne comme victoire de la grâce divine. Le témoignage rend présente la réalité attestée et celle-ci se rend à elle-même un témoignage qui ne peut tromper. La parole et la chose s'unifient ici et sont saisies dans leur indissociable unité. Non pas qu'en soi, d'un point de vue humain, on ne puisse trouver ici aussi une chose sans parole ou un discours sans contenu, comme s'il ne pouvait s'agir ici encore, de ce point de vue purement humain (comme l'attestent parfois d'autres genres de mort librement subie), une démonstration sans objet ou une réalité dissimulée. Mais l'action de Dieu, dont la grâce ici triomphe, prévient cette rupture et rend témoignage à l'achèvement de l'homme, afin de se rendre témoignage à elle-même, selon son avènement dans la chair, qui ne peut plus être abrogé.
L'Église et le martyre se rendent l'un à l'autre témoignage. Le témoignage de la parole que l'Église rend à la victoire eschatologique de la grâce nous offre la plus profonde interprétation du martyre : il est vraiment ce qu'il paraît être, œuvre vraiment englobante de la grâce qui vainc le monde, achèvement de l'homme. Le martyre témoigne pour l'Église. Qu'elle se produise dans l'Église en un tel nombre et à toutes les époques, cette mort du sacrifice radical, sans fanatisme, d'une grandeur vraie et sans pose théâtrale, cette mort qu'inflige avec une violence démoniaque la haine des ennemis, que cette mort soit aimée de ceux qui ne haïssent pas le monde, tout cela, pour celui qui sait voir avec les yeux de la grâce divine, atteste l'origine supra-terrestre de l'Église, indépendamment de l'interprétation plus profonde du martyre, laquelle d'ailleurs ne reconnaît celui-ci que dans le témoignage de l'Église. L'Église et l'œuvre solitaire de la plus personnelle des responsabilités, la parole et la mort sans voix, la haine du monde et l'amour de Dieu, la mort et la vie sont ici unis. Si le sacrifice de la messe célèbre mystiquement la mort du Seigneur et en celle-ci la nôtre, permettant ainsi à l'Église de réaliser son achèvement cultuel, il en va de même du martyre chrétien, dans lequel le Seigneur continue, jusqu'à la fin des temps, de souffrir et de triompher pragmatiquement, ainsi que s'exprimait Eutychius, il y a près de 1 500 ans.
Du martyre comme motif de foi
Données courantes de théologie fondamentale
Avant de clore cet ensemble de réflexions, il nous faut considérer d'un peu plus près une question que nous nous sommes contenté jusqu'ici de toucher sommairement, faute de pouvoir la traiter avec toute l'ampleur souhaitable. Nous avons observé que l'essence de l'Église, comme manifestation triomphante de la grâce eschatologique de Dieu dans le monde et dans l'histoire, nous atteste que la mort du martyre ne comporte plus cette rupture entre la valeur subjective de l'action et la valeur objective de son objet, entre la chose et son apparence, entre la « grâce du sacrement » et le « sacrement » lui-même.
Nous avons dit que l'Église est le lieu où s'identifient sainteté objective et sainteté subjective. Mais c'est là, d'abord, un donné de foi et non d'expérience. En d'autres termes, il n'est pas possible à l'observateur extérieur de reconnaître d'emblée au martyre cette qualité d'événement de salut pleinement déterminé et non plus dialectique. S'il sait qu'il en est ainsi, c'est parce qu'il croit à cette sainte Église de la fin des temps et à cette victoire de la grâce, qui ici font irruption.
Nous avons dit aussi que la mort du martyre est un témoignage, que son existence fournit à la foi en l'Église un fondement et un motif, au lieu de constituer pour cette foi déjà possédée un objet seulement et un élément constitutif. Mais pour pouvoir être ainsi un motif de foi et un témoignage convaincant, la mort du martyre ne doit-elle pas porter en soi, même empiriquement, la qualité d'un témoignage divin ? Sans nous attarder à considérer formellement cette question, nous nous sommes contenté jusqu'ici d'observer que par le nombre considérable des martyrs, par leur patience et leur manque de fanatisme en face de cette haine du monde qui trahit sa malice et son origine diabolique, par les autres circonstances de ce genre (qu'il n'est pas nécessaire d'analyser davantage ici), le martyre se présente, dans l'Église, comme un prodige de la grâce de Dieu. Nous entendons par là que quiconque considère dans l'Église le martyre tel qu'il est, peut le distinguer nettement de toute autre mort volontairement subie pour une idée, une vision-du-monde, etc. Celui-là peut reconnaître (avant même toute interprétation inspirée par la foi proprement dite) que le martyre chrétien est bien autre chose qu'un de ces cas, si fréquents dans l'histoire, où l'on « défend ses convictions jusqu'à la mort ». Si l'on dégageait plus nettement ces différences (il nous faut y renoncer ici), si l'on observait surtout qu'il s'agit dans le martyre chrétien de l'acceptation, dans la foi et en pleine liberté, de la mort elle-même et non seulement d'une conséquence du combat, comme chez le guerrier courageux qui recherche la victoire et non la mort, l'on comprendrait déjà mieux la signification du martyre pour la théologie fondamentale et l'apologétique. Mais c'est là un autre point sur lequel nous devons nous contenter d'attirer l'attention.
Il faudrait observer encore que même les raisons et les témoignages les plus objectifs, qui fournissent à la foi son fondement rationnel et moral et qui en soi demeurent rationnellement discernables, ne réussissent en fait à s'imposer comme fondement de la foi que pour celui qui, assisté par la grâce de Dieu, les considère pour ce qu'ils sont vraiment : un fondement de crédibilité et de libre option, et non seulement un quelconque savoir et une connaissance qui ne seraient plus une option morale et l'acte d'une liberté ouverte et confiante.
Mais on est peut-être justifié de se demander si ces données courantes de théologie fondamentale épuisent vraiment tout ce que l'on peut dire du martyre comme témoignage et comme motif de foi.
Pour cerner de plus près cette question, il peut être utile de s'en poser une autre : comment se réalise cette identité entre la valeur objective de la mort et la valeur subjective de l'attitude dans laquelle elle est acceptée, identité telle qu'elle ne peut en aucun cas être rompue ? Évidemment, on peut et on doit répondre : par la grâce de Dieu, qui a voulu précisément que ce symbole de la mort où elle remporte elle-même une victoire définitive ne soit jamais réduit à n'être plus qu'une apparence sans contenu. Mais la question n'en demeure pas moins : comment la grâce opère-t-elle cette identité entre la réalité et sa manifestation ? Est-il possible de rien dire de plus ? Y a-t-il dans l'essence même de la mort quelque chose qui la prédispose à ce rôle de manifestation qui ne trompe pas ?
Toute mort librement acceptée n'est pas moralement bonne
On ne peut pas affirmer que toute mort volontaire, quels qu'en soient le mode et la raison, est nécessairement une mort moralement bonne. À cela s'oppose la doctrine chrétienne, qui condamne le suicide comme objectivement faux. Peut-on dire du moins que la mort nullement provoquée mais infligée par un autre et librement acceptée est toujours eo ipso une juste mort ? Cela non plus n'est pas toujours vrai. Car jamais la conscience chrétienne n'attribuera tout simplement à la mort de l'hérétique et du fanatique la même valeur qu'au martyre accepté pour la foi chrétienne ; elle ne peut admettre que le contenu objectif d'une conviction morale soit, pour le triomphe de cette conviction, totalement et absolument indifférent, que deux actions dont le contenu objectif s'oppose diamétralement puissent non seulement être accomplies de fait avec la même conviction morale (ce qui est sans doute possible), mais comportent en soi, nécessairement et inévitablement, la même conviction.
Si toute mort librement acceptée était eo ipso une mort moralement bonne, elle serait alors (parce que mort, c'est-à-dire achèvement total de l'existence humain), toujours et dans tous les cas, l'action morale suprême de la vie humaine. Mais alors le motif même de la mort librement acceptée perdrait toute signification morale, non seulement en fait et dans quelques cas, mais en principe et dans tous les cas. On voit ce qui s'ensuivrait pour l'agir moral en général. La conviction deviendrait indépendante de toute exigence objective. Il faut donc éviter de canoniser d'emblée et sans réflexion toute mort volontaire. Mais ce n'est encore là qu'un aspect de la question. Car, répétons-le, la mort volontaire n'est pas une action moralement neutre, qui n'acquiert son sens qu'en vertu d'un motif déterminé, extérieur à elle et n'ayant comme tel rien à voir avec elle.
L'homme éprouve devant toute mort volontaire et qui aurait pu être évitée un respect profond d'un caractère tout à fait unique et sui generis. Mais comment cela peut-il se justifier, en dépit des réserves que nous avons dû apporter ? D'abord, là où l'on meurt librement, la vie tout entière est présente. Et cette présence concentrée de toute la vie, de l'esprit et de la liberté tout entière provoque le respect, incomparablement plus que toute autre action humaine. Ensuite, la mort refusée et contrainte de l'incroyance et du désespoir diffère, dans son essence formelle elle-même, de la mort libre et volontaire de la foi.
1 [Liberté bonne et liberté mauvaise
Il faut se garder de ne considérer la bonne et la mauvaise liberté que comme la manifestation d'une même liberté s'exerçant en deux directions opposées et sur deux objets distincts. Puissance intentionnelle, la liberté est spécifiée par son objet. Or, cet objet la spécifie vraiment en elle-même : elle devient en elle-même autre, selon l'objet vers lequel elle tend. Et l'on peut reconnaître en elle cette différence intrinsèque, sans avoir à se demander si l'on a aussi suffisamment décrit l'action de l'objet intentionnel (le motif) sur l'acte considéré du côté subjectif. Mais si l'on peut, en le considérant de ce pôle subjectif, apprécier (au moins partiellement) l'acte libre, selon ce caractère distinct que lui confère sa bonté ou sa malice, on peut aussi, à partir de cette qualité même, reconnaître selon les circonstances si l'objet intentionnel de cet acte est vraiment bon ou mauvais. Il n'y a d'ailleurs pas à s'en étonner outre mesure. Car il doit régner entre la droiture subjective de l'acte et son contenu objectif une harmonie préétablie par Dieu : l'acte objectivement bon ne peut pas, en définitive, être subjectivement mauvais, et inversement. C'est, à proprement parler, sur ce présupposé fondamental que repose, par exemple, toute la doctrine du discernement des esprits chez saint Ignace de Loyola 2.
La distinction intentionnelle de l'acte détermine aussi (pour le redire en termes scolastiques) une distinction entitative et l'acte intentionnellement faux ne peut pas concourir, aussi efficacement que l'acte intentionnellement bon, à l'être et au mieux-être de la puissance entitative et à l'être du sujet total. Cela est peut-être difficilement observable dans des actes sans grande signification, surtout s'ils restent d'ordre sensible plutôt qu'intellectuel (un mal de tête peut provenir tout aussi bien d'un calcul bien fait que d'une mauvaise addition). Mais quand il s'agit d'actes fondamentaux et de l'achèvement total de l'homme, cette différence doit pouvoir être observée.
La liberté moralement bonne est la liberté la plus forte, la liberté dans laquelle se livre vraiment le tout de l'homme, la liberté dégagée qui s'épanouit, qui jaillit de source. La liberté mauvaise est la liberté qui se refuse, qui veut trop peu, qui succombe à l'angoisse devant l'abandon pur et dégagé, qui reste tourmentée, qui calcule et y regarde de près, qui se méfie et recule devant la souffrance purifiante. Contrairement à la liberté moralement bonne, la liberté mauvaise manifeste toujours en elle-même, subjectivement, une perte, une moindre valeur pour l'être et la personnalité. Cela vaut surtout, naturellement, pour la liberté totale, qui se réalise dans la mort, pour la mort libre.
La bonne mort et la mauvaise mort
Aussi y a-t-il dans la mort un dynamisme qui la porte vers l'acte humain le plus élevé et le plus fort, vers la liberté achevée. Elle est, là où on l'accueille dans toute sa pureté et en sa réalité totale, la bonne mort — car il faut bien reconnaître qu'il peut exister aussi une mauvaise mort. Quiconque le nierait, admettrait implicitement que l'acte bon et l'acte mauvais sont, ontologiquement et donc pour la personne, d'égale valeur. Mais dans une éthique ontologique de type scolastique une telle position n'est pas acceptable.
La mauvaise mort est nécessairement une mort manquée, un avorton de mort, une chute fatale que provoque l'angoisse devant la chute infinie dans la liberté de Dieu. Une mort qu'on ne cherche pas à éviter mais qu'on accepte comme telle, une mort qui non seulement survient (encore que pleinement reconnue), mais qu'on accueille en pleine liberté, ne peut donc être qu'une mort bonne. Il arrivera, dans des cas particuliers, qu'on ne pourra pas l'établir avec une absolue précision et qu'on continuera à se demander s'il s'agit, dans tel cas, d'une bonne ou d'une mauvaise mort, celles-ci se distinguant, de la manière que nous avons dite, non seulement par l'objet qui leur sert de motif (quand il s'agit d'une mort librement acceptée), mais par la manière dont elles sont affrontées. Mais en soi cette différence qualitative essentielle peut être discernée.
Là où l'on meurt avec humilité et résignation ; là où la mort elle-même est vue et acceptée ; là où elle fait plus que survenir au moment où l'on poursuit quelque chose de tout à fait différent (cherchant, par exemple, à échapper au déshonneur ou poursuivant avec acharnement un bien quelconque, etc.) avec un zèle aveugle qui empêche en quelque sorte de regarder la mort bien en face ; là où c'est la mort elle-même qu'on aime et dont on fait le thème de son action ; il ne peut s'agir que de la bonne mort. Là où on l'accepte en pleine liberté comme le décret absolu sur soi-même, elle est la bonne mort.
Et cette qualité peut certainement s'observer dans une mesure suffisante. Peut-être n'avons-nous pas décrit avec assez de précision la subjectivité de la mort qui ne peut pas ne pas être bonne. Peut-être pourrait-on en fournir une description beaucoup plus adéquate. Il n'en reste pas moins que cette subjectivité elle-même, qui atteste la bonté de la mort (son sang-froid, sa patience, sa gravité résolue et calme, sa liberté, etc.) est, en principe, objet d'observation. Et celle-ci n'en demeure pas moins valable, si elle est associée à des impressions que, selon les circonstances, on ne réussit pas à analyser adéquatement.
La libre mort est le fait du christianisme
Il faut observer aussi que dans le martyre chrétien c'est la mort elle-même qui est visée. Elle est beaucoup plus qu'une conséquence obstinément acceptée dans la poursuite opiniâtre d'un but déterminé : elle est en elle-même objet d'amour, participation à la mort du Seigneur, accès béni à la vie éternelle. Autant le persécuteur n'est pas justifié de faire mourir le martyr, autant celui-ci considère la mort (et cela par sa foi même, pour laquelle il meurt), non pas comme ce à quoi il provoque l'autre (quitte alors à se demander, comme l'observait Kierkegaard, si, pour un peu de vérité, son geste est justifié), mais comme ce à quoi le dispose son existence tout entière.
On peut se demander si un tel fait historiquement observable s'est vraiment produit à un moment quelconque de l'histoire spirituelle de l'homme. Bien sûr, on peut répondre que non. Il y aurait cependant lieu de s'en étonner. Car la mort est manifestement une réalité dont on doit pouvoir tirer quelque chose et sur laquelle le regard direct de l'homme, qui (à la différence de l'animal) sait qui il est, devrait pouvoir se porter. Mais une telle attitude ne se rencontre de fait que dans le christianisme. Cela, à cause de la correspondance (dont l'existence n'est peut-être qu'une question de fait, mais qui cependant ne se rencontre nulle part ailleurs) qui règne entre le devoir du chrétien et sa foi : il doit (comme homme déjà) mourir de la libre mort, ce que personne ne fait en dehors de lui (et nous nous garderons bien d'exclure par là les chrétiens anonymes qui, dans un tel acte, ne se réclament de rien qui serait opposé au christianisme) et il croit (comme chrétien) à la valeur proprement rédemptrice de la mort du Christ. Il croit donc, très précisément, en cela même qui constitue au fond la totalité de son être.
C'est la façon de mourir qui prouve que l'on admet et que l'on accepte la mort. Et cela, au plus profond de la personne spirituelle, où l'on atteint, non pas qu'un idéal abstrait, expressément formulé, mais l'homme dans sa réalité même. C'est là que la mort est acceptée. Par un homme dont la conviction théorique — celle même pour laquelle il meurt — affirme aussi théoriquement le geste même qu'il pose.
On pourra peut-être objecter que ce qui est ainsi affirmé, théoriquement à la fois et existentiellement, selon cette association où l'un devient le motif de l'autre, ne comporte rien de spécifiquement chrétien, puisqu'une éthique purement naturelle recommande et permet d'affronter une telle mort. Il faut pourtant observer, d'une part, que cette unité ne se rencontre nulle part ailleurs dans l'histoire (car où observe-t-on que la mort est accueillie comme l'accès à la vie et non comme un simple coup du destin ou l'abîme d'un secret désespoir ?) et, d'autre part, que la doctrine et l'acte de la juste mort ne sont pas qu'un élément accessoire dans la religion de celui qui meurt sur la croix. Cet accord secret n'existe nulle part ailleurs. Rien d'étonnant dès lors que, à considérer les choses dans leur ensemble et d'un point de vue historique exigeant pour ainsi dire une quantité observable, cette libre mort ne se rencontre que dans le christianisme.
La libre mort, acte suprême de la foi
Nous pouvons donc affirmer ceci : si une telle mort se manifeste elle-même comme une bonne mort, comme la mort d'une liberté épanouie et heureuse, et non comme celle d'une liberté qui se dérobe, d'une liberté ontologiquement et personnellement affaiblie ; si cette mort est affrontée de fait dans la foi chrétienne, à cause d'elle et, comme on peut l'observer directement, en accord avec son contenu ; si cela ne se produit nulle part ailleurs (du moins dans de telles proportions), un tel fait ne trouve son explication nécessaire que si cette bonne mort d'une liberté heureuse reçoit sa force de celui même pour qui elle est affrontée, c'est-à-dire si elle n'est une bonne mort que parce qu'elle est acceptée à cause du crucifié.
La bonne mort devient le témoignage rendu à la bonne cause. Elle témoigne réellement de la vérité. Il peut y avoir une mort dont la qualité subjective atteste (devant Dieu et au plus profond de l'homme) qu'elle est supérieure à la cause concrète pour laquelle elle est acceptée ; il existe ainsi une sorte de désaccord entre son aspect objectif (l'objet proposé comme motif) et son aspect subjectif (ce que la personne même réalise dans la mort). On ne peut cependant, pour les raisons que nous avons dites, prétendre qu'il en soit ainsi du martyre, tel qu'il se présente de fait dans l'histoire du christianisme. Il nous suffira d'avoir attiré l'attention sur cet aspect.
Il faudrait sans doute établir plus explicitement plusieurs de nos assertions. D'autant que, éloignés de la mort, étrangers à la force directe de conviction d'une mort librement acceptée, il nous faut prouver en détail ce que la mort dirait d'elle-même très simplement et sans paroles. Il ne faut d'ailleurs jamais oublier (qu'on nous permette d'y insister) que tout témoignage en faveur de la foi, tout motif de crédibilité veut précisément être un motif de crédibilité, mais non une démonstration qui, sans égard pour la libre option, cherche à triompher de façon mécanique et à forcer l'assentiment, comme une démonstration de type mathématique ou physique. Et pourtant l'on comprendra peut-être, après ce qui vient d'être dit, pourquoi la mort tend, selon une affinité particulière, à devenir le point où les valeurs subjectives et objectives ne peuvent plus être dissociées ; pourquoi elle est dans la personne (naturellement et par son essence même) puissance obédientielle à l'égard du témoignage de foi, parce qu'elle est l'acte suprême de la foi, que seule celle-ci suffit à expliquer adéquatement.
Le motif de foi, fondement de la foi
On peut se représenter d'une manière plus formelle la structure fondamentale de nos réflexions. Dans une considération abstraite de l'univers, l'essence des choses et des actes immédiatement accessibles à notre expérience se présente (surtout en ce qui concerne l'homme) dans des conditions diverses et des étapes variées de réalisation. Comme réalités « naturelles » (physiques ou personnelles), ces choses elles-mêmes ne témoignent d'aucune manière que Dieu œuvre en elles. Concrètement toutefois, elles peuvent être engagées dans une constellation, dans un donné total qui postule un principe explicatif et porte une signification que la seule nature ne suffit plus à fournir. Si l'on observe, par exemple, qu'elles ne se présentent de fait, à leur état d'achèvement, que liées à une autre réalité, celle-ci se trouve par le fait même attestée. Si, par exemple, l'essence de la mort ne se manifeste dans toute sa pureté que là où l'on meurt chrétiennement, la réalité chrétienne, dont cette mort procède et dans laquelle elle se projette, s'en trouve attestée.
On aura sans doute noté, dès le départ, une difficulté (d'ordre existentiel et non théorique) immanente à la structure de ces réflexions : seul pourra observer effectivement ici l'achèvement lumineux et pur et formellement attesté d'une humaine nature, celui dont l'attitude intérieure est (inconsciemment peut-être) connaturelle à ce fait lui-même, celui par conséquent qui est déjà chrétien. Car comment reconnaître dans la mort d'un martyr une mort pure et bonne, si au fond de soi-même on n'accomplit pas intérieurement cette mort et si on ne reste pas disposé à accepter librement cette mort elle-même, avec foi et confiance ?
Et pourtant, un tel événement n'en est pas moins un motif de foi. Car on peut, en dernière analyse, le reconnaître naturellement ; il demeure une réalité naturelle et expérimentale. Tout homme possède, aussi longtemps qu'il n'a pas rejeté définitivement toute possibilité de développement (ce qui ne se produit que dans la mauvaise mort), une capacité de comprendre suffisante pour lui permettre — s'il y est provoqué d'une manière ou d'une autre par l'événement dont nous parlons — de parvenir jusqu'à cette intelligence. Ce n'est donc pas un mauvais paradoxe d'affirmer (en considérant l'homme de manière dynamique et non pas statique) que, s'il faut croire déjà pour comprendre le motif de foi, celui-ci n'en reste pas moins un fondement de la foi. Cette foi croît parallèlement à l'intelligence du motif de foi. Ce qui est ici présupposé, comme possibilité réelle quoique non encore exercée existentiellement, c'est l'essence de l'homme, qui ne peut pas être asservie même à la plus mauvaise de ses options, et la grâce de Dieu, qui déjà donne de commencer à voir, là même où, à proprement parler, loin de chercher à voir, on reste plutôt disposé à repousser et à refuser cette vision qui tente de s'imposer.]
Dans l’infinie liberté de Dieu
Fermons ici cette parenthèse et reprenons nos réflexions sur le martyre. Il est, avons-nous dit, l'événement personnel suprême dans la vie du chrétien, parce que, issu de la foi et constituant lui-même un témoignage de la foi, il est, indissociablement (et d'une manière qu'il faudrait presque qualifier de supra-sacramentelle), l'unité de l'action humaine la plus élevée et de sa divulgation historique à la face de l'Église et du monde.
Il n'y a donc pas à s'étonner qu'il y ait toujours eu, tout au long de l'histoire de l'Église, des chrétiens pour désirer le martyre et en demander à Dieu la grâce insigne. Il n'y a pas à s'étonner que les martyrs aient été les premiers saints de l'Église, non seulement temporellement, par un hasard historique et parce que la primitive Église fut ordinairement en butte à la persécution, mais aussi objectivement, parce que nulle part autant que dans le martyre n'apparaît aussi manifestement et concentrée en un événement unique l'inviolable synthèse du corps et de l'esprit, du sacrement et de la grâce, de Dieu et du monde, qui constitue l'essence de l'Église comme Église des derniers temps. Il n'y a pas à s'étonner que dans les procès de canonisation des martyrs l'Église puisse renoncer aux miracles (CJC, can. 2116 §2). C'est leur mort elle-même qui constitue pour ces hommes le témoignage divin. Il n'y a pas à s'étonner que le martyre, par sa fréquence et le caractère qu'il revêt dans l'Église et en elle seule, ait toujours témoigné en faveur de la puissance triomphante de la grâce de Dieu et attesté ainsi l'origine divine de l'Église.
La mort de l'homme n'est pas toujours la même au cours de l'histoire humaine. On a pu parler justement de l'existence de divers styles de mort. Il y a aussi divers styles de martyre, que l'Esprit de Dieu, à l'œuvre dans l'Église et dans l'histoire du monde, suscite selon son bon plaisir. On ne s'est pas encore arrêté suffisamment à considérer ce fait. On recule peut-être devant ce que nous révélerait cette étude bouleversante. Quelle différence n'y a-t-il pas entre le titanesque désir d'un Ignace d'Antioche ou l'enthousiasme héroïque et rempli de l'Esprit qui anima les martyrs d'Extrême-Orient aux seizième et dix-septième siècles et cet évanouissement anonyme et sans regard qui souvent caractérise le martyre du vingtième siècle ! Mais peut-être le martyre de l'angoisse et de la faiblesse, où l'on est détruit avant de mourir, où le raffinement diabolique de la technique actuelle de la mort permet de tuer la personne avant le corps, de la dissoudre et de l'aliéner, peut-être ce genre de mort est-il, plus que tout autre martyre où éclate l'héroïsme, participation à la mort du Christ. Si l'on voit dans le Christ lui-même le prototype du martyr, ne faut-il pas reconnaître que le martyr de notre époque, plus encore que ceux des temps passés, ressemble étroitement au Seigneur ? Il est le martyr gisant sur le sol, écrasé dans sa faiblesse mortelle, le martyr qui expérimente l'abandon divin, le martyr suspendu entre d'authentiques criminels dont on réussit à peine à le distinguer, le martyr qui est presque convaincu de ne pas l'être, le martyr qui n'en peut plus et qui pourtant accomplit ce pourquoi il ne trouve en lui-même aucune force, le martyr qui peut être « damnatus ad metalla » à perpétuité et mourir ainsi, selon toutes les apparences extérieures, d'une mort de condamné civil, les mines pouvant être de nos jours, non plus un endroit isolé, mais tout simplement la prison dans un pays où triomphe une tyrannie sans Dieu.
On peut presque affirmer que l'on ne comprend la vie chrétienne que si l'on comprend la mort chrétienne authentique, le martyre. Et l'on sera peut-être enclin à reconnaître avec épouvante la pauvreté et l'inconsistance de notre être-chrétien au peu d'ardeur qui nous anime en face d'une telle vocation. Il nous faut donc fixer les yeux sur le chef de notre foi, qui la mène à sa perfection, Jésus-Christ, qui au lieu de la joie qui lui était proposée, souffrit une croix dont il méprisa l'infamie (Héb. 12, 2). Il nous faut affermir notre cœur (nous devons demander cette grâce d'un cœur confiant) en fixant le regard sur ceux qui, en toute vérité et notoriété, nous ont précédés marqués du signe de la foi, sur ces témoins des jours anciens et des jours nouveaux de l'Église.
Aujourd'hui même, au moment où nous nous contentons de parler, des chrétiens innombrables souffrent pour le nom de Jésus, avec foi et résignation, sans renom et sans gloire, expiant notre lâche indifférence, la faiblesse de notre foi et notre médiocrité avide de plaisirs. Ils sont l'offrande dont nous vivons, ils sont engagés sur la voie qui peut devenir soudain, pour nous aussi, l'unique voie qui conduit à la vie, ils font l'expérience de la vocation qui, au plus profond de la réalité, est aussi la nôtre depuis que nous avons été baptisés dans la mort du Christ et que nous recevons, dans le sacrement de l'autel, le corps qui a été pour nous livré à la mort. Ils sont les authentiques imitateurs du Christ, à l'image du véritable amour, comme l'observait déjà Polycarpe.
On peut dire aujourd'hui encore et ici même ce que le grand Origène affirmait autrefois dans sa communauté :
« Je ne doute pas qu'il y ait dans cette assemblée un certain nombre de chrétiens — Dieu seul les connaît — qui sont devant lui et par le témoignage de leur conscience des martyrs déjà, disposés, dès qu'on le leur demandera, à répandre leur sang pour le nom du Seigneur Jésus-Christ. Je ne doute pas qu'il y en ait parmi vous qui ont déjà pris sur eux la croix et qui le suivent » (Hom. in. Num., 10, 2 ; GCS 30, 72). « Dos aima kaï labe pneuma », dit un apophtegme monastique. Cela reste vrai aujourd'hui encore. Si l'esprit et l'eau de la vie éternelle s'écoulent du cœur transpercé du Seigneur, alors l'Esprit, dans l'Église, dépend sans cesse de la présence en elle d'hommes disposés à accepter le martyre. Et comme l'Esprit, dans sa puissance victorieuse au sein même de la faiblesse et de la misère de l'homme, veille à ne pas laisser étouffer sa présence dans l'Église par l'inertie et la lâcheté des hommes, il veille aussi à ce que, dans cette même Église, surgisse sans cesse cette mort terrible et riche en grâces, qui rend à l'homme ce beau témoignage : il demeure le libre croyant, qui par cet acte où brille, dans la grâce, la totale liberté de la foi, pénètre dans l'infinie liberté de Dieu.
Karl Rahner, in Le chrétien et la mort (Foi Vivante)

1. Le long passage entre crochets est un peu plus abstrait. On pourra le passer, et aller directement au paragraphe Dans l’infinie liberté de Dieu. [ndvi]
2. Cf. K. RAHNER, Die ignatianische Logik der existentiellen Erkenntnis. Über einige theologische Probleme in den Wahlregeln der Exerzitien des heiligen Ignatius, dans F. WuLF, Ignatius von Loyola. Seine geistliche Gestalt und sein Vermächtnis, Wurzburg 1956, pp. 345-405.