jeudi 5 juin 2014

En ronflant... Sebastian Haffner, J'étais pris au piège de la camaraderie


L'image que se font les Allemands de la bataille de la Marne est très différente de celle qui règne dans le reste du monde. Ailleurs, on se demande si le mérite de la victoire revient en premier lieu à Gallieni, à Joffre ou à Foch. En Allemagne, cette discussion est absolument sans objet, car on n'admet aucunement qu'il s'agit d'une victoire alliée. L'image gravée dans la tête des Allemands est celle d'une victoire allemande, contrecarrée par une série de fâcheux malentendus alors que la bataille était pratiquement décidée en faveur de l'Allemagne. Sans ces malentendus, non seulement la bataille aurait été gagnée, mais la guerre tout entière. Et ces malentendus ont engendré cette guerre d'extermination et de position, que les Allemands, il est vrai, auraient gagnée aussi, si... et c'est là qu'interviennent d'autres légendes encore.
Cette image qu'ils ont eux-mêmes élaborée est une vraie torture pour les Allemands. Une épine dans leur chair.
Ils ne se demandent pas particulièrement qui porte la responsabilité de la guerre, alors que cette question joue un grand rôle en d'autres pays. Tout au fond d'eux-mêmes, cela ne les ennuie pas d'en être responsables, même s'il est évidemment de bon ton de le nier en bloc. Ce qui les ennuie, ce qui les tourmente, ce n'est pas d'avoir provoqué la guerre : c'est de l'avoir perdue. Mais même l'effondrement final — bien qu'on s'efforce évidemment de l'éluder, tantôt grâce à la légende du "coup de poignard dans le dos", tantôt grâce à cette autre qui prétend que l'Allemagne, se fiant aux quatorze points de Wilson, aurait volontairement déposé les armes pour être ensuite honteusement abusée —, même l'effondrement est un supplice moins douloureux que la défaite de la Marne. Car à l'époque, c'est ce qu'affirme l'histoire légendaire de l'Allemagne, la victoire finale, rapide et glorieuse, la victoire que l'on tenait déjà, fut manquée d'un cheveu à cause d'un malentendu, d'une confusion, d'un petit, tout petit défaut d'organisation. Et cela, c'est intolérable. Presque tous les Allemands ont en tête la carte où figure la position des armées les 5 et 6 septembre 1914, et presque tous ont déjà désespérément bricolé les lignes noires : juste ce changement de direction de la 2e armée — juste ce tout petit mouvement des troupes de réserve — et on gagnait la guerre ! Pourquoi ne l'a-t-on pas fait ? On se demande encore qui porte la responsabilité de l'ordre de repli, cet ordre inutile et fatal. Moltke, le colonel Hentsch, le général Bülow... Et, conséquence inévitable de l'ensemble, on pense à tout effacer. Il faut reprendre la partie dans l'état où elle se trouvait, et cette fois la jouer comme il faut. Même "la paix honteuse de Versailles" exige moins impérieusement l'effacement et la revanche que cette bévue technique, cette bataille déjà gagnée et perdue par inadvertance.
Notre lieutenant déroula devant nos yeux tout le tableau brossé par la légende allemande. Il fit effectuer à la 1ère armée le célèbre changement de direction qui laissait Paris sur sa droite, fit sortir Gallieni qui l'attaqua sur son flanc droit, renvoya la 1ère armée vers le nord-ouest à marches forcées, arrêta la menace sur son flanc tandis que s'ouvrait la funeste brèche entre la 1ère et la 2e armée et là – il aurait fallu que le corps de réserve de la 2e armée... Mais, au lieu de cela, le généralissime malade, lointain, mal informé, la crise de nerfs du colonel Hentsch, etc., jusqu'à la fin, cette insupportable fin manquée, qui n'était pas la bonne...
Il nous quitta ainsi, frustrés, torturés par cette issue, et déjà les discussions militaires fusaient parmi nous : "Si Bülow... si Hentsch... si Kluck... la 2e et la 3e armée auraient dû prendre Foch en étau..." Dix-neuf ans plus tard, nous nous étions tous mis à corriger la bataille de la Marne. Il en résulta presque inévitablement une discussion sur les perspectives d'une prochaine guerre et sur la façon de s'y prendre mieux.
— À condition que nous ayons réarmé !
— Mais ils ne nous laisseront pas aller jusqu'au bout, dit quelqu'un.
— Si, ils nous laisseront, rétorqua un autre. Car ils savent bien que même si nous avons encore trop peu de soldats nous avons assez d'avions pour voler à Paris avant qu'ils nous arrêtent, et l'écrabouiller totalement !
Et nous avions encore l'impression de ne pas avoir subi d'éducation idéologique et de ne pas être devenus nazis !
* * *
Et moi ? Je remarque que depuis bien longtemps je n'ai pas eu à dire "je" dans ce récit. Je me suis exprimé alternativement à la troisième et à la première personne du pluriel ; pour la première personne du singulier, l'occasion ne s'est pas présentée. Ce n'est pas un hasard. C'était un résultat – peut-être même le résultat – du traitement que nous subissions au camp : la personne de chacun d'entre nous n'y jouait aucun rôle ; elle était complètement évacuée, mise hors jeu, elle ne comptait pas. La constellation de départ était toujours telle que l'individu n'y avait plus aucune place. Ce qu'on était et pensait en privé, ce qu'on était et pensait vraiment était indifférent, évacué, mis pour ainsi dire en réserve. Inversement, au cours des heures où l'on avait le temps de réfléchir à soi – par exemple la nuit, quand on était réveillé par les ronflements polyphoniques des camarades de chambrée —, on ressentait l'irréalité et l'inanité des événements qui se déroulaient dans les faits et où l'on prenait une part machinale. Il ne restait que ces heures pour faire une espèce de bilan et se retirer, en quelque sorte, sur les positions de son moi.
Par exemple ainsi : Bon, ça va durer quatre, six, huit semaines. Il faut que je tienne sans me faire remarquer, puis je passerai l'examen, je partirai pour Paris, et tout cela sera oublié, n'aura jamais eu lieu. Ç'aura été une aventure, une expérience. Il y a des choses à ne pas faire, jamais : ne rien dire moi-même dont j'aurais honte plus tard. Tirer sur une cible, d'accord. Mais pas sur des gens. Ne pas me lier. Ne pas me vendre... Quoi encore ? Mais tout le reste était déjà abandonné, perdu. Je portais un uniforme, un brassard avec une croix gammée. Je me mettais au garde-à-vous et j'astiquais mon fusil. Mais rien de tout cela ne comptait. On ne m'avait pas demandé mon avis. Ce n'était pas moi qui faisais cela. C'était un jeu, et je jouais un rôle.
Mais peut-être, Dieu du ciel, existait-il quelque part une instance qui n'admettait pas mes raisons, qui se contentait d'inscrire les choses comme elles survenaient. Qui ne regardait pas l'intérieur des cœurs, mais seulement la croix gammée. Devant cette instance, je ne valais pas grand-chose. Mon Dieu ! Où était la faute ? Que répondre au juge qui me demanderait : Tu portes une croix gammée. Tu ne le veux pas ? Bien. Alors, pourquoi le fais-tu ?
Aurais-je dû refuser, dès le premier jour, au moment où on nous avait distribué les brassards ? Déclarer d'emblée : Non, je ne porterai pas ce truc, et le piétiner ? Mais ç'aurait été une folie, et surtout ridicule. Tout ce que j'y aurais gagné, c'eût été de me retrouver dans un camp de concentration au lieu d'aller à Paris ; et j'aurais manqué à la promesse faite à mon père de passer mon examen. Et je serais sans doute mort — pour rien ; pour une donquichottade pas même publique. Ridicule. Tout le monde ici portait un brassard, et je savais parfaitement que je n'étais pas le seul de mon opinion. Si j'avais fait un esclandre, les autres auraient haussé les épaules. Mieux valait porter le brassard pour rester libre et faire ensuite un bon usage de ma liberté. Mieux valait apprendre à bien tirer, pour pouvoir un jour tirer si le besoin s'en faisait sentir pour une cause utile...
Mais rien ne faisait taire la voix dérangeante qui répétait : tout cela est bel et bon, n'empêche que tu as porté le brassard.
Les camarades ronflaient, se retournaient, émettaient d'autres bruits encore. J'étais seul éveillé, et seul. L'air était irrespirable. Il faudrait ouvrir une fenêtre. À la fenêtre, la lune brillait. Il faudrait se rendormir.
Mais se rendormir n'était pas si facile. Se réveiller ici, c'était inconfortable. Je me tournai sur l'autre flanc. L'haleine endormie de mon voisin sentait mauvais, je repris ma première position.
Autres pensées, encore des pensées nocturnes. Quand ils ont parlé d’écrabouiller Paris, n'as-tu pas senti comme un coup de poignard dans le cœur ? Pourquoi n'as-tu rien dit ?
Qu'aurais-je pu dire ? Quelque chose comme : ce serait dommage pour Paris ? Peut-être même l'ai-je dit. L'ai-je dit ? Je ne sais plus au juste. Quoi qu'il en fût, on aurait répondu immanquablement : "Bien sûr, ce serait dommage". Et après ? Dire une chose aussi anodine était plus lâche et plus hypocrite que de se taire. Alors, qu'aurais-je dû dire vraiment ? "Effroyable, inhumain, tu ne sais pas ce que tu dis..." ? Inutile, parfaitement inutile. Ils n'auraient même pas été fâchés. Juste surpris. Ils auraient ri. Ou haussé les épaules. Qu'aurait-on pu dire qui convienne vraiment ? Qui aurait fait de l'effet, fracassé leur carapace d'insensibilité, sauvé mon âme ?
Je m'efforçai de trouver quelque chose. Je ne trouvai rien. Il n'y avait rien. Le silence était préférable.
Ou l'autre jour, quand l'un d'entre eux — en fait, plutôt un gentil camarade —, parlant du procès des incendiaires supposés du Reichstag, avait dit (sur un ton paisible et même débonnaire) : "Mon Dieu, je ne crois pas qu'ils soient coupables. Mais quelle importance ? Il y a assez de témoins à charge. Alors qu'on leur coupe la tête. Après tout, un de plus, un de moins, qu'est-ce que cela fait ?"
On ne peut rien répondre à cela. Il n'y a rien à répondre. On peut juste prendre une hache, et fendre le crâne de celui qui l'a dit. C'est la seule chose à faire. Mais moi, prendre une hache ? Au demeurant, l'homme qui a dit cela est par ailleurs charmant. L'autre nuit, quand j'ai été malade, il m'a accompagné aux latrines et m'a enveloppé d'un peignoir. Je ne peux quand même pas lui fendre le crâne... Et qui sait ce qu'il pense en privé et vraiment ? Ses paroles ont peut-être dépassé sa pensée... Dire ce qu'il a dit et l'écouter sans protester, comme moi, où est la différence ? C'est presque la même chose...
Je cherchai une nouvelle position, et la perspective se déplaça. Et le faire ? Oui, c'est là que commence la différence décisive... Est-ce que l'un quelconque d'entre nous, est-ce que, moi, je trouverais une échappatoire si l'on exigeait soudain que nous passions à l'acte ? Si la guerre éclatait pour de bon, et qu'on nous envoie au front, tels que nous sommes, et qu'on nous demande de tirer — pour Hitler ? Eh bien ? Tu jetterais ton fusil, tu déserterais ? Tu tirerais sur ton voisin ? Qui t'a aidé hier à l'astiquer, ton fusil ? Eh bien ? Eh bien ? ? ?
Je soupirai, me fis violence pour ne plus penser. Je compris que mon moi tout entier était piégé. Jamais je n'aurais dû me rendre dans ce camp. J'étais pris au piège de la camaraderie.
Pendant la journée, on n'avait jamais le temps de penser, jamais l'occasion d'être un "moi". Pendant la journée, la camaraderie était un bonheur. Aucun doute : une espèce de bonheur s'épanouit dans ces camps, qui est le bonheur de la camaraderie. Bonheur matinal de courir ensemble en plein air, bonheur de se retrouver ensemble nus comme des vers sous la douche chaude, de partager ensemble les paquets que tantôt l'un, tantôt l'autre recevait de sa famille, de partager ensemble la responsabilité d'une bévue commise par l'un ou l'autre, de se prêter mutuellement aide et assistance pour mille détails, de se faire une confiance mutuelle absolue dans toutes les occasions de la vie quotidienne, de se battre et de se colleter ensemble comme des gamins, de ne plus se distinguer les uns des autres, de se laisser porter par un grand fleuve tranquille de confiance et de rude familiarité... Qui niera que tout cela est un bonheur ? Qui niera qu'il existe dans la nature humaine une aspiration à ce bonheur que la vie civile, normale et pacifique ne peut combler ?
Moi, en tout cas, je ne le nierai pas, et j'affirme avec force que c'est précisément ce bonheur, précisément cette camaraderie qui peut devenir un des plus terribles instruments de la déshumanisation — et qu'ils le sont devenus entre les mains des nazis. C'est là le grand appeau, l'appât majeur dont ils se servent. Ils ont submergé les Allemands de cet alcool de la camaraderie auquel aspirait un trait de leur caractère, ils les y ont noyés jusqu'au delirium tremens. Partout, ils ont transformé les Allemands en camarades, les accoutumant à cette drogue depuis l'âge le plus malléable : dans les Jeunesses hitlériennes, la SA, la Reichswehr, dans des milliers de camps et d'associations — et ils ont, ce faisant, éradiqué quelque chose d'irremplaçable que le bonheur de la camaraderie est à jamais impuissant à compenser.
La camaraderie est partie intégrante de la guerre. Comme l'alcool, elle soutient et réconforte les hommes soumis à des conditions de vie inhumaines. Elle rend supportable l'insupportable. Elle aide à surmonter la mort, la souffrance, la désolation. Elle anesthésie. Supposant l'anéantissement de tous les biens qu'apporte la civilisation, elle console de leur perte. Elle est sanctifiée par de terrifiantes nécessités et d'amers sacrifices. Mais séparée de tout cela, recherchée et cultivée pour elle-même, pour le plaisir et l'oubli, elle devient un vice. Et qu'elle rende heureux pour un moment n'y change absolument rien. Elle corrompt l'homme, elle le déprave plus que ne le font l'alcool et l'opium. Elle le rend inapte à une vie personnelle, responsable et civilisée. Elle est proprement un instrument de décivilisation. À force de camaraderie putassière, les nazis ont dévoyé les Allemands ; elle les a avilis plus que nulle autre chose.
Il faut surtout bien voir que la camaraderie agit comme un poison sur des centres terriblement vitaux. (Encore une fois : certains poisons peuvent procurer le bonheur, le corps et l'âme peuvent désirer le poison, et les poisons bien employés peuvent être bénéfiques et indispensables. Ils n'en restent pas moins des poisons). Pour commencer par le plus vital de ces centres, la camaraderie annihile le sentiment de la responsabilité personnelle, qu'elle soit civique ou, plus grave encore, religieuse. L'homme qui vit en camaraderie est soustrait aux soucis de l'existence, aux durs combats pour la vie. Il loge à la caserne, il a ses repas, son uniforme. Son emploi du temps quotidien lui est prescrit. Il n'a pas le moindre souci à se faire. Il n'est plus soumis à la loi impitoyable du chacun pour soi mais à celle, douce et généreuse, du tous pour un. Prétendre que les lois de la camaraderie sont plus dures que celle de la vie civile et individuelle est un mensonge des plus déplaisants. Elles sont d'un laxisme tout à fait amollissant, et ne se justifient que pour les soldats pris dans une guerre véritable, pour l'homme qui doit mourir : seule, la tragédie de la mort autorise et légitime cette monstrueuse exemption de responsabilité. Et on sait que même de courageux guerriers, quand ils ont reposé trop longtemps sur le mol oreiller de la camaraderie, se montrent souvent incapables plus tard d'affronter les durs combats de la vie civile.
Beaucoup plus grave encore, la camaraderie dispense l'homme de toute responsabilité pour lui-même, devant Dieu et sa conscience. Il fait ce que tous font. Il n'a pas le choix. Il n'a pas le temps de réfléchir (à moins que, par malheur, il ne se réveille seul en pleine nuit). Sa conscience, ce sont ses camarades : elle l'absout de tout, tant qu'il fait ce que font tous les autres.
Puis les amis prirent le vase
Et tout en déplorant les tristes voies du monde
Et ses amères lois
Ils jetèrent l'enfant au pied de la falaise.
Pied contre pied, soudés, ils se tenaient ainsi
Sur le bord de l'abîme
Et en fermant les yeux ils le précipitèrent.
Plus que son voisin nul n'était coupable.
Ils jetèrent de la terre
Et des pierres
Dessus. 1
Ces vers sont signés de l'écrivain communiste Bertolt Brecht, et ils se veulent élogieux. Là comme sur bien des points, communistes et nazis sont d'accord.
Nous étions quand même des magistrats stagiaires, des universitaires intellectuellement formés, futurs juges, et certainement pas une bande de couards dépourvus de caractère et de convictions. Si quelques semaines de Jüterbog avaient fait de nous un magma décérébré dont on pouvait mesurer le niveau mental à l'aune des déclarations que j'ai citées sur Paris ou sur les incendiaires du Reichstag, lesquelles ne suscitaient aucune contradiction, cela était l'ouvrage de la camaraderie. Car la camaraderie implique inévitablement la stabilisation du niveau intellectuel sur l'échelon inférieur, celui que le moins doué peut encore atteindre. La camaraderie ne souffre pas la discussion : c'est une solution chimique dans laquelle la discussion vire aussitôt à la chicane et au conflit, et devient un péché mortel. C'est un terrain fatal à la pensée, favorable aux seuls schémas collectifs de l'espèce la plus triviale et auxquels nul ne peut échapper, car vouloir s'y soustraire reviendrait à se mettre au ban de la camaraderie. Je les reconnaissais bien, ces schémas qui, au bout de quelques semaines, dominaient sans partage et sans issue notre camaraderie ! Ce n'était pas à proprement parler les conceptions officielles des nazis — et pourtant, c'étaient des conceptions nazies. C'étaient les idées des enfants de la Grande Guerre, celles du Rennbund Altpreussen et des clubs sportifs de l'époque Stresemann. Quelques traits spécifiques de la doctrine nazie ne s'étaient pas encore vraiment enracinés. C'est ainsi que nous n'étions pas violemment antisémites. Mais nous n'étions pas non plus disposés à en faire un cheval de bataille. On ne se laissait pas émouvoir par les détails. Nous étions un être collectif, et d'instinct, avec toute la lâcheté, toute l'hypocrisie intellectuelles de l'être collectif, nous ignorions ou refusions de prendre au sérieux ce qui aurait pu menacer notre euphorie collective. Un Troisième Reich en réduction.
Il était frappant de voir la camaraderie décomposer activement tous les éléments d'individualité et de civilisation. Le premier domaine de la vie individuelle qui ne se laisse pas si facilement réduire à la camaraderie, c'est l'amour. Or, la camaraderie dispose contre lui d'une arme : l'obscénité. Chaque soir, au lit, après la dernière ronde, on lâchait des obscénités, c'était une sorte de rituel. Cela figure inévitablement au programme de toute communauté masculine. Et rien n'est plus aberrant que l'opinion de certains auteurs qui y voient un exutoire pour la sexualité frustrée, une compensation et je ne sais quoi encore. Loin de susciter désir et plaisir, ces obscénités visaient à rendre l'amour aussi repoussant que possible, à le rapprocher des fonctions digestives, à en faire un objet de dérision. Ces hommes qui débitaient leurs blagues de rouliers, usant de termes grossiers pour désigner certaines parties du corps féminin, niaient par là même qu'ils eussent jamais été tendres, amoureux, fervents ; qu'ils se fussent jamais montrés sous un jour aimable et flatteur ; que ces mêmes parties leur eussent jamais inspiré des mots très doux... Ils étaient virilement très au-dessus de ces fadaises de la civilisation.
Conformément à la tendance générale, il allait de soi que la politesse et les bonnes manières étaient des proies faciles pour la camaraderie. Il était bien loin, le temps où rougissant, maladroit, on s'inclinait dans les salons pour montrer sa bonne éducation. Merde était ici l'expression normale de la désapprobation, alors, bande de cons une apostrophe amicale et le Schinkenkloppen 2 un passe-temps apprécié. L'obligation d'être adulte était suspendue – remplacée il est vrai par l'obligation de se conduire en gamins. C'est ainsi qu'on assaillait nuitamment la chambrée voisine à coups de "bombe à eau", des gobelets remplis que l'on vidait dans les lits des victimes... Une bagarre s'ensuivait, à grand renfort de oh ! et de ah !, de piaillements et d'éclats de rire. C'était un mauvais camarade, qui refusait de participer au jeu ! Si la ronde approchait, tout le monde disparaissait en un clin d'œil sous les couvertures en gémissant d'excitation, puis simulait le sommeil avec des ronflements sonores. La camaraderie naturelle commandait que les victimes de cette attaque traîtresse se taisent devant les autorités ; elles préféraient prétendre avoir elles-mêmes mouillé leurs lits. En retour, on pouvait s'attendre à une expédition punitive la nuit suivante...
Cela nous amène à certaines coutumes primitives obscures et sanglantes, forcément respectées elles aussi. Quiconque péchait contre la camaraderie, surtout les snobs ou les bêcheurs, quiconque se montrait plus individualiste que ne l'autorisaient les lois du groupe, était condamné à des représailles nocturnes. Pour des péchés véniels, on était traîné sous la pompe. Mais lorsque l'un d'entre nous fut convaincu de s'être mieux servi que les autres en distribuant les rations de beurre (qui d'ailleurs étaient encore tout à fait suffisantes à l'époque), il tomba sous le coup d'une justice redoutable. La procédure fut sombrement discutée en son absence ; le soir, une fois la ronde passée, la lourde atmosphère qui régnait dans la chambrée était celle qui précède une exécution capitale. Même les obscénités rituelles ne furent pas saluées par les rires coutumiers. Soudain retentit la voix terrible et courroucée du juge suprême autoproclamé
— Meyer ! Nous avons à te parler !
Mais avant même qu'on commence à "parler", le malheureux était tiré hors de son lit et étendu sur une table.
— Que chacun frappe Meyer une fois ! clama le juge d'une voix tonitruante. Aucune exception ne sera admise !
Du dehors, j'entendais le bruit des coups. Parce que je faisais bel et bien exception. J'avais prétendu, sur le ton de la plaisanterie, ne pas supporter la vue du sang, et on m'avait généreusement autorisé à faire le guet. Le réprouvé se soumit à son destin. Les lois obscures de la camaraderie, que nous sentions tous peser sur nous comme un nuage menaçant indépendant de notre volonté, l'auraient vraiment mis en danger de mort s'il avait porté plainte. Quoi qu'il en fût, les choses se tassèrent et, quelques jours plus tard, le condamné, ayant purgé sa peine, reprit sa place parmi nous sans être atteint dans son honneur ni dans sa dignité. Car les lois de l'honneur et de la dignité ne résistaient pas non plus à l'action corrosive de la camaraderie.
On le voit : cette belle camaraderie virile, inoffensive, tant vantée, est un abîme diabolique des plus périlleux. Les nazis savaient bien ce qu'ils faisaient en l'imposant à un peuple entier comme forme normale d'existence. Et les Allemands, si peu doués pour la vie individuelle et le bonheur individuel, étaient terriblement prêts à l'accepter, à échanger les fruits haut perchés, délicats et parfumés de la dangereuse liberté, contre cet autre fruit qui, juteux et luxuriant, pend à portée de leur main : le fruit hallucinogène d'une camaraderie généralisée, globale, avilissante.
On dit que les Allemands sont asservis. Ce n'est qu'une demi-vérité. Ils sont aussi quelque chose d'autre, quelque chose de pire, pour quoi il n'existe pas de mot. Ils sont encamaradés. C'est un état terriblement dangereux. On y vit comme sous l'emprise d'un charme. Dans un monde de rêve et d'ivresse. On y est si heureux, et pourtant on n'y a plus aucune valeur. On est si content de soi, et pourtant d'une laideur sans bornes. Si fier, et d'une abjection infra-humaine. On croit évoluer sur les sommets alors qu'on rampe dans la boue. Aussi longtemps que le charme opère, il est pratiquement sans remède.
Sebastian Haffner, in Histoire d’un Allemand – Souvenirs (1914-1933)

1. Bertolt Brecht, Der Jasager / der Neinsager ("Celui qui dit oui / celui qui dit non"). Pièce didactique en deux actes composée en 1930.
2. Littéralement, "tape-jambon". Variante de la main chaude ; jeu populaire au cours duquel un joueur, les yeux bandés, doit deviner qui lui a donné une grande claque sur les fesses.