mercredi 13 novembre 2013

En priant... Jean Galot, La demande

LES ATTITUDES DE L'ÂME DANS LA PRIÈRE
Dans les rapports personnels du chrétien avec le Père, peuvent apparaître diverses attitudes d'âme, selon les circonstances, le moment de la journée, le temps liturgique, la situation ou les goûts particuliers, les événements qui marquent l'existence. La prière se formera et se nuancera donc différemment suivant qu'elle cherchera à exprimer l'adoration, la louange, l'action de grâces, le repentir, la demande, l'offrande.
Demande
Il arrive qu'on s'interroge sur la valeur de la prière de demande. À certains elle semble trop intéressée, entachée d'un certain égoïsme, ou encore prétentieuse. Ne serait-il pas plus parfait de renoncer à faire valoir nos souhaits personnels, et de nous en remettre purement et simplement à la volonté divine ? La sainteté ne réside-t-elle pas dans cet abandon ? Toute autre attitude n'est-elle pas vaine ? Si nos désirs coïncident avec le dessein de Dieu, à quoi bon les formuler ? S'ils le contrarient, n'est-il pas inutile de les exprimer, puisque Dieu accomplira infailliblement ses projets ? Du reste, le Père céleste ne connaît-il pas tous les mouvements de notre cœur : pourquoi lui faire part de ce qu'il sait déjà ? Il n'y a donc qu'à faire confiance à sa Providence.
Mais la prière de demande témoigne d'une confiance encore plus grande. Plutôt que de garder nos aspirations pour nous, l'attitude filiale nous poussera à les manifester au Père céleste. Il est vrai que le Père connaît nos désirs, mais si la prière de demande ne lui révèle rien, elle constitue néanmoins de notre part un acte de volonté de mettre en commun avec lui nos souhaits. Même lorsque certains désirs ont peu de chance d'obtenir satisfaction, leur communication est un témoignage d'amour qui établit une intimité plus grande entre un enfant et son père. Lorsque nous adressons nos demandes au Père, notre âme tend à lui appartenir plus complètement. Si paradoxal que cela puisse paraître à première vue, il y a un plus sincère abandon au Père par l'expression de nos désirs personnels : nous nous remettons à lui en lui confiant davantage nos secrets. L'ouverture d'âme est plus grande, le don de soi plus foncier.
Ainsi s'explique que dans la prière de Gethsémani, Jésus n'hésite pas à demander l'éloignement du calice. Tout est possible au Père, y compris cette modification radicale du plan rédempteur. Le Christ ose le réclamer, bien qu'il sache peu vraisemblable le succès d'une telle demande. À plusieurs reprises, il avait annoncé lui-même ses souffrances et sa mort en introduisant cette prédiction par le mot « il faut »1. Il connaît la ferme volonté du Père dans ce domaine. Néanmoins, il lui fait part de son désir, afin de lui ouvrir l'entièreté de son cœur, de faire aboutir à lui tous les mouvements de son âme.
Sa supplication est un partage d'amour. Il nous entraîne dans cette voie et nous démontre que nous pouvons exprimer au Père, dans une intention de partage, toute inclination que nous éprouvons. Nos moindres souhaits, même apparemment contraires aux desseins divins, peuvent être présentés au Père céleste ; toute demande confiante nous rapproche de lui, nous attache davantage à sa bonté paternelle.
Ce partage est en même temps une collaboration humaine à l'action de Dieu. Ici se dégage un second aspect de la valeur des prières de demande.
Ces prières suscitent la coopération avec le Père dans le développement de notre vie humaine, dans l'acquisition de ce qui nous est nécessaire et utile, et dans toute l'œuvre du salut. Elles nous font en quelque sorte participer au gouvernement du monde et de toutes choses, qui appartient à Dieu. Elles nous font proposer au Père des objectifs à atteindre, et orientent nos efforts dans cette direction. La demande a pour effet de diriger l'esprit et la volonté de l'homme vers la chose désirable, de mobiliser par conséquent dans cette recherche les facultés et les ressources humaines, mais dans un recours à la puissance supérieure de Dieu. Elle offre ainsi au Père une coopération, pleinement soumise à son bon plaisir, mais active dans la poursuite du résultat.
Le Père aurait certes le pouvoir d'assurer ce résultat sans notre concours. Il ne le veut pas. Justement parce qu'il est Père, il désire promouvoir la personnalité de ses enfants, favoriser leurs initiatives et leurs démarches personnelles. Il n'a jamais prétendu faire de notre volonté une pure et simple réplique de la sienne ; il souhaite de notre part une vraie spontanéité, une grande ingéniosité. II cherche à épanouir ceux qu'il aime. Loin de vouloir étouffer nos projets par les siens, il cherche à nous faire participer, le plus possible, par nos idées et nos aspirations, à l'établissement de son royaume et au développement de notre destinée. Il exige donc que nous fassions l'effort de demander ce que nous souhaitons, pour que nous puissions avoir notre part dans l'accomplissement de ces souhaits.
Les exemples de prière dans l'Ancien Testament, comme ceux d'Abraham, de Moïse ou d'Ézéchias 2, témoignent que Dieu est bien plus disposé à renoncer à certains projets par amour pour nous que de nous faire renoncer à certains désirs. Lui-même a renversé l'idée d'un Dieu inaccessible et jaloux de son pouvoir : il se montre prêt à faire une place très large à notre collaboration, à faire céder sa toute-puissance devant nos demandes, à la mettre au service de nos aspirations. On dirait que dans son amour paternel il aspire à se conformer à la volonté de ses enfants.
Certes, c'est encore lui qui nous inspire nos demandes, même les plus personnelles, car la grâce se trouve à la source de toutes nos prières, et le Saint-Esprit fait naître en nous tous les bons désirs. Mais cela n'empêche pas que nos demandes soient bien nôtres, car l'Esprit Saint a l'art de nous diriger en respectant nos goûts et notre personnalité, de telle sorte que les prières qu'il nous suggère sont vraiment le fruit de notre propre élan, l'expression la mieux appropriée de nos tendances profondes. Ses inspirations font que nous soyons plus authentiquement nous-mêmes, dans la ligne du bien. Ainsi c'est nous, avec notre originalité particulière, qui par nos demandes obtenons que la réalisation des plans divins incline dans telle ou telle direction, et qui apportons notre contribution à la grande œuvre de Dieu dans l'univers et en nous.
Enfin, pour les faveurs qui concernent chacun d'entre nous, la prière de demande a la valeur d'une préparation personnelle. Elle aide à accueillir la grâce divine. Il n'y a pas de meilleure disposition pour recevoir le don divin que de le demander. Celui qui supplie le Père de lui accorder un bienfait, y ouvre déjà son âme. Aussi Dieu fait-il jaillir des désirs dans notre cœur, en vue de faire pénétrer ses dons en nous. Il suscite la demande, afin de pouvoir donner davantage.
La conduite du Christ est significative. Lorsque l'aveugle Bartimée se met à crier avec obstination : « Fils de David, aie pitié de moi ! », Jésus le fait appeler. Il aurait pu aller vers lui, mais il préfère que l'aveugle fasse l'effort de venir : si impotent et si malheureux qu'il soit, il doit faire lui-même la démarche. Saint Marc nous raconte avec quelle promptitude il répond à l'appel : « Il jeta son manteau, bondit et vint à Jésus ». Cet élan de tout l'être n'est-il pas la préparation la plus souhaitable à la guérison, ainsi qu'à la grâce spirituelle qui va l'accompagner ? Cependant le Maître veut encore davantage. Il dit à l'aveugle : « Que veux-tu que je fasse ? » Or il sait pertinemment, et tout le monde autour de lui sait pourquoi ce malheureux avait imploré sa pitié. Mais il l'amène à exprimer son désir : « Maître, fais que je voie ! »3
On ne s'étonnera pas qu'ayant été si bien disposé à recevoir le don du Christ, Bartimée, une fois guéri, profite de ce don au maximum. Aussitôt il rend gloire à Dieu, et entraîne tout le peuple dans l'action de grâces 4. Et surtout, à la différence d'autres miraculés, qui s'en retournaient chez eux après leur guérison, il se met à suivre le Christ 5. Il devient un de ses fidèles disciples, car si saint Marc nous a conservé son nom, c'est vraisemblablement parce qu'il était connu comme chrétien dans l'Église primitive. Chez cet homme déjà ardent à le supplier, Jésus a suscité un élan plus fervent et une demande plus expresse afin de le mettre en mesure d'accueillir pleinement la grâce. Il y a réussi.
La prière de demande atteste ainsi sa valeur, non seulement à titre de confiance témoignée au Seigneur et de collaboration à son œuvre, mais encore à titre d'ouverture personnelle au don divin.
Jean Galot, sj, in La Prière, intimité filiale (DDB 1965)

1. Mt, XVI, 21 ; Mc, VIII, 31 ; Lc, IX, 22.
2. Gn, XVIII, 16-32 ; Ex, XXXII, 10-14 ; 2 R, XX, 1-6.
3. Mc, X, 46-51.
4. Lc, XVIII, 43.
5. Mc, X, 52.