vendredi 11 octobre 2013

En unifiant... François Brune, La Trinité, révélation de l'Amour

Il ne s'agit pas pour nous d'essayer de démontrer, dans les quelques pages qui vont suivre, que la Trinité était en quelque sorte nécessaire, que Dieu ne pouvait être autrement. Tout essai de ce genre est, d'avance, démenti par les faits. L'homme n'a connu le mystère de la Trinité que par la Révélation, et encore a-t-il mis bien du temps à comprendre, à peu près, de quoi il s'agissait. Une démonstration après coup ne serait donc pas très convaincante. Mais plus encore, une telle démarche fausserait déjà, par son style même, notre approche de Dieu. Il s'agit du mystère de la vie de Dieu. Toute vie reste déjà pour notre intelligence un mystère, à quelque niveau que cette vie se présente. Or, ici, il s'agit de la Vie de Dieu.
Mais Dieu nous ayant révélé sa vie intime, il est permis de penser que ce n'est pas seulement pour nous étonner, nous donner quelque énigme sans signification et sans importance. Nous essaierons donc, partant de cette Révélation que Dieu seul pouvait nous donner, de mieux comprendre en quoi elle consiste et ce qu'elle peut nous apporter. Nous essaierons même, alors, d'en deviner timidement, de loin, la signification intime, la cohérence interne pour mieux en comprendre la splendeur. Nous aurons alors la surprise, à travers le mystère de Dieu et l'union des trois personnes divines, d'entrevoir un peu le mystère de toute union entre personnes, aussi bien des hommes entre eux dans le Christ, qu'entre l'homme et Dieu.
1. La dialectique de l'Amour
« Dieu est amour. » Le terme est dans saint Jean et il est repris en écho par tous les mystiques. Il est le terme le moins imparfait dans notre langage d'homme pour désigner ce qu'est Dieu, de quel ordre est la nature divine. Nous n'avons pas d'autre moyen, pour essayer de parler de Dieu, que de partir de ce que nous connaissons déjà. Aussi bien l'homme est-il à l'image de Dieu. Il faudra seulement veiller à ne pas trop réduire Dieu à notre image. Pour comprendre l'Amour qui nous est révélé en Dieu, nous partirons donc d'abord de l'amour humain.
Amour suppose échange, don réciproque, donc à la fois union et distinction. C'est l'aventure de deux êtres distincts tendant vers leur union. Tout amour humain, bien au-delà de la possession réciproque, au-delà de la simple joie d'être ensemble, tend vers cette fusion totale. Platon déjà le décrivait admirablement, parlant des amants dans Le Banquet 1 : « Personne en effet ne peut croire que c'est la communauté de la jouissance amoureuse qui est, en définitive, l'objet en vue duquel chacun d'eux se complaît à vivre en commun avec l'autre et dans une pensée à ce point débordante de sollicitude. Mais c'est bien plutôt une toute autre chose que manifestement souhaite leur âme, une chose qu'elle est incapable d'exprimer ; elle la devine cependant et elle la fait obscurément comprendre. » Platon suppose alors que le dieu forgeron surgisse devant les amoureux et leur fasse cette proposition : « N'est-ce pas ceci vraiment dont vous avez envie : vous identifier le plus possible l'un avec l'autre, de façon que, ni nuit, ni jour, nous ne vous délaissiez l'un l'autre ? Si c'est en effet de cela que vous avez envie, je peux bien vous fondre ensemble, vous réunir au souffle de ma forge, de telle sorte que, deux comme vous êtes, vous deveniez un, et que, tant que durera votre vie, vous viviez l'un et l'autre en communauté comme ne faisant qu'un. » Alors, croit le philosophe, « chacun d'eux penserait... qu'il vient tout bonnement d'entendre formuler ce que depuis longtemps en somme il convoitait : que par sa réunion, par sa fusion avec l'aimé, leurs deux êtres n'en fissent enfin qu'un seul ! ».
En fait, cette fusion, nous le savons bien, reste toujours impossible ; quelle que soit l'ardeur de l'étreinte, chacun reste prisonnier de son corps ; quelle que soit la minutie et la franchise avec laquelle on se raconte, chacun reste incommunicable. Et c'est le drame de tous ceux qui s'aiment vraiment que de rester toujours, malgré tous leurs efforts pour se livrer et se saisir réciproquement, si désespérément deux. L'amour ne peut jamais, de fait, se réaliser.
Mais il y a pire. Le plus tragique, c'est que l'amour semble porter en lui une contradiction insoluble : l'amour semble porter en lui sa propre mort. Car si, par impossible, cette fusion totale entre les deux amants venait à se réaliser, ils ne se trouveraient plus qu'un seul être et l'amour serait tué. Il faut qu'ils restent deux pour pouvoir échanger leur amour, pour pouvoir tendre l'un vers l'autre. Et leur joie est dans cet échange même. Mais tant qu'ils peuvent encore tendre l'un vers l'autre, se dire qu'ils s'aiment, qu'ils sont le tout l'un de l'autre, c'est qu'ils restent deux et donc que leur union n'est pas encore réalisée. Voilà que j'aime un être de tout mon être et que, tout entier, je tends vers lui, que je voudrais le rejoindre dans sa vie, dans ses pensées, ses joies, ses peines, ses fatigues, le rejoindre dans son corps et dans son âme, mais le rejoindre de l'intérieur, porter sa vie avec lui, et qu'il porte la mienne et que nous ne fassions plus qu'un, et que nous n'ayons plus ensemble qu'un seul corps, un seul cœur et une seule âme et une seule vie. Mais voilà que si, par extraordinaire, le dieu forgeron de Platon pouvait nous fondre ainsi ensemble, je ne serais plus moi et celui que j'aime disparaîtrait aussi et de notre fusion naîtrait une nouvelle solitude en quête d'un nouveau frère à aimer.
L'amour semble donc ne pouvoir subsister qu'en renonçant à s'accomplir ou ne pouvoir s'accomplir qu'en s'anéantissant au moment même où il allait se réaliser.
Le problème n'est pas purement théorique. Tous les mystiques l'ont bien compris. Dans l'amour humain, même aux instants bénis de la plus extrême union, la distinction des amants est toujours suffisamment assurée pour que l'existence même de l'amour ne soit pas menacée. C'est toujours son aspiration qui reste inaccomplie. Mais dans l'union à Dieu, non seulement notre corps, mais notre âme, notre esprit et tout notre être créé pourraient bien fondre au creuset de l'amour de Dieu et disparaître. En ce suprême instant, avec le plus faible des deux amants, c'est aussi l'échange d'amour lui-même qui cesserait.
Tous les mystiques l'ont senti, et pas seulement dans le christianisme. Mais comme il s'agit chez eux, précisément, avant tout d'une expérience et non d'une théorie, la formulation du problème n'est pas toujours aussi directe que nous le souhaiterions. La réflexion plus technique et plus systématique de quelques bons spécialistes peut alors parfois nous aider. Voici donc quelques textes, bien brefs, et seulement à titre d'exemples.
Commençons par l'hindouisme, en signalant tout de suite que, dans la tradition des premières Upanisads où l'âme individuelle se perd dans le grand Fond universel, notre problème, bien évidemment, ne se pose plus. On ne peut le rencontrer que dans les variantes de l'hindouisme influencées par le courant de la bhakti, c'est-à-dire marquées par une forte relation personnelle à Dieu :
« Si dans son union avec Dieu l'âme était annihilée, il ne pourrait pas y avoir d'union, parce qu'il n'y aurait plus de sujet s'unissant à Dieu. Si d'autre part l'âme ne se perdait pas elle-même en quelque manière, et demeurait telle qu'avant, l'union n'aurait pas lieu non plus »2.
Et voici Solange Lemaître commentant l'expérience de Ramakrishna : « La persistance du moi, ou d'une simple trace du moi, permet de se réjouir de la présence de Dieu, de l'aimer. On ne saurait goûter la Béatitude divine sans faire une distinction entre Dieu et soi »3.
Et de Ramakrishna lui-même : « J'ai vu que Lui et celui qui habite en moi sont une seule et même personne. Une simple ligne divise les deux afin que je puisse me réjouir de cette félicité divine »4.
Kabîr, humble tisserand de l'Inde à la fin du XVe siècle, a fait, lui aussi, cette expérience de l'union à Dieu et, lui aussi, ne sait trop comment en rendre compte :
Celui que j'allais chercher est venu à ma rencontre, et Celui-là est devenu moi, que j'appelais Autre !
Écoute, Amie, l'âme demeure-t-elle dans l'Aimé, ou l'Aimé demeure-t-il dans l'âme ?
Je ne sais plus distinguer l'âme de l'Aimé, pour dire si c'est l'âme
ou si c'est l'Aimé qui vit en moi !
Enfin, après cette citation si proche de saint Paul, en voici une dernière où pointe déjà davantage la réflexion philosophique sur ce qui est vécu : « L'âme est absorbée dans l'Unique, et il n'y a plus de dualité »5.
Mais d'autres vivent cette identité avec Dieu en toute simplicité, sans même y soupçonner un problème métaphysique. Ainsi l'extraordinaire Toukaram, pauvre analphabète saisi par Dieu avec la même force qu'un Hallâj ou un saint Jean de la Croix, un Maître Eckhart ou un Jean de Saint-Samson.
« Me voici dans sa nature immergé, s'écrie Toukaram en parlant de Dieu, seuls nos noms maintenant diffèrent »6.
Ou encore, s'adressant à Dieu : « Je te donne visage, Tu me rends infini. Nous deux, un seul corps, Un nouvel être est né, le Toi-moi, le moi-Toi. Entre nous plus de différence, moi Toi, Toi Touka »7.
Même affirmation de cette expérience paradoxale, encore au début de ce siècle, chez un mystique extraordinaire dont nous ne connaissons même pas le vrai nom, mais que tout le monde appelait Râmdas, c'est-à-dire le « serviteur de Râm » (Râm étant le nom qu'il donnait à Dieu). Au milieu de ses récits de pèlerinage qui rappellent un peu ceux du célèbre « pèlerin russe », il y a un hymne d'amour adressé à Dieu, d'une ferveur absolument délirante : les Litanies de Râmdas, qui font une quinzaine de pages. En voici un court extrait :
« Ô Râm, Tu es deux, mais Tu es un. L'amant et l'Aimé, étroitement embrassés, deviennent un. Deux deviennent un et l'Un demeure, éternel, infini, l'Amour. Ô Amour, Ô Râm. Délire, ô esprit qu'a saisi la folie de l'amour de Râm »8.
Pour l'Islam, rappelons d'abord le célèbre cri d'amour d'Al-Hallâj : « Je suis devenu Celui que j'aime, et Celui que j'aime est devenu moi ! Nous sommes deux esprits, infondus en un seul corps ! Aussi, me voir, c'est Le voir, et Le voir, c'est nous voir »9.
Voyons encore ce texte extraordinaire où ce mystique, qui finira martyr pour avoir bravé les normes officielles, en arrive à vouloir se débarrasser de lui-même en lui-même, pour laisser toute la place à Dieu : « Entre moi et Toi, il y a un "c'est moi" qui me tourmente. Ah ! enlève par Ton "c'est Moi", mon "c'est moi" hors d'entre nous deux »10.
Djalâl-od-Dîn Rûmî, le mystique persan fondateur des derviches tourneurs, disait de même :
En vérité, nous sommes une seule âme, moi et toi.
Nous
apparaissons et nous nous cachons toi dans moi, moi dans toi.
Voilà le sens profond de mon rapport avec toi.
Car il n'existe, entre moi et Toi, ni moi, ni toi.11
Affirmation magnifique mais presque désespérée ! Au moment même où Rûmî veut exprimer qu'il ne sent plus de distinction il est obligé, pour le dire, de reconnaître implicitement qu'elle subsiste.
Et voici comment Titus Burckhardt, d'après les écrits d'Ibn Arabi, analyse le problème de l'union à Dieu du mystique parvenu au terme, de l'Homme divin :
Le sujet individuel de l'Homme divin subsiste nécessairement d'une certaine manière : il ne subsiste plus, en ce sens que c'est dans son identification avec l'Intellect divin seulement que cet être, qui porte encore le nom d'homme, se reconnaît comme " lui-même " ; cependant, si son sujet individuel ne subsistait pas d'une certaine manière, aucune continuité " subjective " ne relierait entre elles ses expériences humaines.12
Farîd Uddîn Attar, parlant de l'union à Dieu, la comparait à la chute d'un objet dans l'océan. L'objet impur y gardera son impureté et restera distinct de l'océan :
Mais si une chose pure tombe dans cet océan, elle perdra son existence particulière, elle participera à l'agitation des flots de cet océan ; en cessant d'exister isolément, elle sera belle désormais. Elle existe et n'existe pas. Comment cela peut-il avoir lieu ? Il est impossible à l'esprit de le concevoir.13
Le même auteur nous rapporte encore ces paroles d'un vaurien à un maître spirituel :
Puisque tu parles, tu n'es pas identifié avec Dieu. Tant que tu restes quelque chose de séparé, tu n'es pas mahram. Si tu es seulement séparé par un cheveu de l'objet de ton amour, c'est une distance de cent mondes.14
Mais, à la vérité, de tels textes sont innombrables. En voici quelques-uns, de différents personnages, rapportés dans le même ouvrage. Il s'agit toujours de l'union à Dieu et de textes s'adressant à Dieu : « Nous deux ne faisons qu'un ; nous ne sommes pas plusieurs, sache cela, ô toi qui es tout joie et non tristesse ! »15. « Si tu me brûles et me réduis en cendres, on ne trouvera pas en moi un autre être que toi »16. « J'ignore si tu es moi ou si je suis toi ; j'ai été anéanti dans toi, et la dualité a été perdue »17.
Tout récemment encore, une ancienne religieuse catholique, aujourd'hui mère de quatre enfants, en arrive, après des années de vie mystique, à la même interrogation : « Où s'arrête le "je" et où commence Dieu ? Au fil des ans la frontière qui nous séparait était devenue si ténue, si floue, que la plupart du temps je ne pouvais plus la distinguer ; mais mon esprit avait toujours désespérément cherché à savoir : qu'est-ce qui est à Lui et qu'est-ce qui est à moi ? A présent, j'étais tirée d'embarras. Il n'y avait plus de "mien", il n'y avait plus que "Lui" »18.
Ces quelques textes sont bien insuffisants pour constituer une véritable démonstration. Il faudrait pouvoir multiplier les auteurs, les maîtres des différentes écoles à l'intérieur de chacune des grandes religions. Ce serait déjà une tout autre étude. Mais ces quelques exemples suffisent à montrer, sinon la fréquence du phénomène, du moins avec quelle acuité le problème a été parfois vécu et même quelquefois formulé par les mystiques.
Il se trouve que nous avons depuis quelque temps une confirmation nouvelle de la vérité de cette expérience paradoxale, exactement dans les mêmes termes, mais par une tout autre voie : les rescapés de la mort, ceux que l'on avait crus morts, parfois pendant plusieurs heures et que nos techniques modernes de réanimation ont ramenés à cette vie-ci. Pendant leur coma, ils se retrouvent parfois hors de leur corps et font alors une expérience extraordinaire au cours de laquelle ils sentent auprès d'eux une « présence » qu'ils identifient à Dieu ou à leur moi supérieur. « Très souvent les deux étaient perçus comme n'étant qu'un seul et même être et les gens soulignaient fréquemment qu'il n'y a, en réalité, aucune séparation de Dieu »19. Quand Barbara Harris fit cette expérience, « Dieu, à la fois, était avec elle et faisait partie d'elle. Elle était avec Dieu et, à la fois, faisait partie de Dieu »20. Devant de tels témoignages notre logique s'affole. Était-elle avec Dieu et donc encore distincte de Dieu, ou était-elle un seul être avec Dieu ?
2. La solution de l'Amour
Or, voici qu'en Dieu l'impasse est crevée, la contradiction est vaincue. Voici qu'en Dieu se révèle à nous la structure de l'Amour en lui-même, de l'Amour absolu, et cet Amour se présente à nous comme l'échange éternel de personnes distinctes se donnant mutuellement ce qu'elles sont en commun. Mais, pour entrevoir un peu de quoi il s'agit, il nous faut d'abord éclaircir le sens de quelques termes fondamentaux.
a) La « nature »
Pour le problème qui nous occupe, nature, essence, ou substance sont pratiquement synonymes. Partons donc du terme de substance qui nous est relativement plus familier.
Nous connaissons bien des substances matérielles : l'eau, l'air, la terre, le bois, la pierre, les métaux, etc. Au niveau de l'existence quotidienne, nous en avons une connaissance suffisante. Nous savons ce que l'on peut en attendre, ce qu'on peut en faire, quels sont leurs avantages et inconvénients respectifs. Cette connaissance de diverses substances matérielles n'est pas sans valeur dans l'ordre pratique. Mais force nous est de reconnaître, si nous cherchons à pousser un peu plus loin, que notre connaissance de la matière reste bien limitée. Au niveau de l'atome, on nous dit que toutes les substances sont constituées des mêmes éléments fondamentaux. C'est par le nombre et la disposition de ces éléments qu'une substance diffère d'une autre. On nous affirme aussi que la matière est faite d'incomparablement plus de vide que de plein. On en vient même à penser qu'il y a une certaine équivalence entre matière et énergie et qu'au fond, l'une et l'autre ne sont que deux manifestations d'un même phénomène. Finalement, la connaissance de ces substances, qui nous sont pourtant si familières, nous échappe pour une bonne part.
Mais il y a plus difficile encore. Nous n'avons considéré jusqu'ici que des substances relativement simples. Si nous voulions maintenant étudier notre corps, il nous faudrait considérer non seulement les différentes substances qui le composent, mais encore l'extraordinaire complexité de leurs combinaisons. Relisons plutôt Jean Rostand, avouant son ignorance :
Je crois que l'homme vient d'un animal, mais je n'ai jamais dit que je croyais savoir ce que c'est qu'un animal. Je crois qu'un enfant vient — corps et esprit — de ses parents, mais je n'ai jamais dit que je croyais savoir ce que c'est qu'enfanter. Je crois que la vie vient de la matière, mais je n'ai jamais dit que je croyais savoir ce que c'est que la matière.21
Cependant, dans tout cela, nous n'avons considéré jusqu'ici que des substances matérielles. Or, Dieu n'a pas de corps ; la nature ou la substance de Dieu n'est donc pas matérielle. Mais n'allons pas pour autant la réduire à une abstraction intellectuelle, à une sorte de Vérité subsistante. Et ne croyons pas pouvoir nous en tirer en affirmant, comme en philosophie scolastique, que la Vérité est l'être le plus concret. Ce ne serait là que mots et jeux de mots. Reconnaissons simplement qu'il nous est totalement impossible de nous représenter une substance immatérielle car, par « immatériel » il nous semble bien que nous retirions tout ce que nous avions affirmé en parlant de « substance ». C'est qu'en effet nous n'avons pas d'autre connaissance expérimentale que de substances matérielles. Mais si notre imagination reste impuissante, nous pouvons cependant admettre qu'il n'est pas, en soi, impossible, absurde, qu'il puisse exister un autre ordre de réalités où d'autres substances, totalement immatérielles, joueraient un peu le même rôle que nous connaissons par expérience pour les substances matérielles. Ainsi en est-il de la substance de notre âme ou de la substance de Dieu. Encore convient-il, à leur sujet, de se dégager le plus possible de tout essai de représentation. N'essayons pas, notamment, de nous en faire quelque idée à partir des substances matérielles en les imaginant de plus en plus légères, transparentes, éthérées. Il n'y aurait là que des questions de degrés. Entre les substances matérielles et immatérielles, il y a changement d'ordre.
En quoi donc peut bien être faite la substance divine ? Nous n'en savons strictement rien et il serait sans doute bien présomptueux de vouloir éclaircir ce mystère. Nous ne savons d'ailleurs pas davantage en quoi est faite la substance de notre âme. Mais, rassurons-nous. Cela n'est pas si grave, car nous ne savons pas davantage ce qu'est la lumière et cependant nous y voyons fort bien ; ni ce qu'est la vie et nous vivons quand même, etc.
Peut-être serait-il bon pourtant de revenir un peu à l'expression de saint Jean : « Dieu est amour »22. ou encore « Dieu est lumière »23. Ce sont là les seuls termes que nous donne la Révélation au sujet de la nature divine. Le terme d'amour désignerait peut-être cette nature divine en elle-même, et celui de lumière la désignerait davantage en tant qu'elle nous est communiquée. Évidemment, ce terme d'amour ne nous explique pas tellement en quoi est fait Dieu, mais il nous permet de mieux situer de quel ordre Il est. Et si nous pouvons voir, sans savoir ce qu'est la lumière, il se trouve que, de même, nous pouvons fort bien éprouver Dieu, expérimenter son amour et sa douceur au fond de notre cœur, sans avoir pour autant percé le mystère de cet amour. C'est donc finalement dans la prière, par une expérience spirituelle infiniment simple, que nous pourrons le mieux entrevoir ce qui fait l'Être même de Dieu. Cette expérience connaît des degrés d'intensité très divers, selon qu'il s'agit de grands mystiques ou d'humbles débutants dans la vie spirituelle ; mais, pour l'essentiel, elle reste fondamentalement la même.
b) La « personne »
Nous avons vu combien il nous était difficile de quitter le strict domaine des choses que nous croyons connaître parce qu'elles sont directement accessibles à nos sens. Il nous a été déjà extrêmement difficile, à partir des substances matérielles, de nous élever à l'idée de substances totalement immatérielles. Voici plus difficile encore : nous étions jusque-là restés dans le domaine de l'être, des substances, des natures. Or, la personne n'est même pas de l'ordre de l'être (sans quoi, il y aurait quatre êtres en Dieu : les trois personnes et la nature divine).
La personne n'est pas non plus un non-être, un néant. Elle n'est même pas une catégorie intermédiaire, un demi-être, un commencement d'être. Il ne faut pas la penser en fonction des catégories de l'être, pas plus qu'à l'intérieur de la catégorie de l'être, nous n'avions essayé de penser les substances immatérielles comme des substances matérielles allégées, purifiées à l'infini.
Puisque la personne, par définition, n'est pas de l'ordre de l'être, on peut comprendre assez facilement que nous ne puissions pas en avoir de connaissance directe. Mais alors, au nom de quoi faire intervenir cette catégorie insaisissable ?
D'abord, et c'est pour nous le motif le plus profond, parce que l'Église, au cours de sa réflexion sur le mystère de la Trinité, pendant plusieurs siècles, a peu à peu dégagé cette catégorie nouvelle, et qu'elle lui a paru indispensable pour protéger le mystère que Dieu nous avait révélé, de toute déformation, de tout contresens. Ensuite, parce que, si nous ne pouvons pas connaître directement les personnes comme nous connaissons tant de choses (puisque précisément la personne n'est pas une chose) , nous pouvons cependant en avoir une certaine expérience. Aucune langue ne possédait de terme pour désigner la personne. C'est par fidélité au mystère révélé que l'on en est venu à choisir ou forger un terme propre. Mais, déjà, toutes nos langues portaient la marque de l'expérience quotidienne que nous faisons de la distinction des personnes par le jeu des désinences « personnelles » des conjugaisons ou celui des pronoms « personnels ». La personne est le sujet, le « je », le « tu », le « il ». La grande difficulté est que nous n'atteignons jamais les personnes directement. Je ne connais quelqu'un qu'à travers son corps, ses gestes, ses mots, son regard. La personne n'existe jamais à l'état pur. Il ne peut y avoir de personne sans nature correspondante (matérielle, c'est-à-dire, pour nous, corporelle ; ou immatérielle). Inversement, nous connaissons beaucoup de substances auxquelles ne correspond aucune personne : cette table, cette chaise, ne sont pas des êtres « personnels ». Mais une personne ne peut sentir, vouloir, penser, jouir, souffrir, désirer, se souvenir, qu'à travers une nature. Disons, très grossièrement, que « je » ne peux avoir mal au pied que parce que j'ai un pied, avec tout l'appareil nerveux qui le prolonge. Mais, réciproquement, ce n'est pas mon pied qui souffre, mais « moi ». Ce « moi » n'est pas seulement la somme de tout le corps, ni même ma conscience, car ma conscience est encore conçue, spontanément, comme m'appartenant, et donc comme distincte de « moi » qui la possède.
De même, je ne peux être triste ou joyeux que parce que j'ai un cœur ou une âme susceptible de joie ou de tristesse. Là encore, c'est finalement la personne qui jouit ou souffre, mais elle ne peut éprouver cet ordre de plaisir ou de souffrance que parce que, dans sa nature, quelque chose correspond à cet ordre de sensibilité, d'affectivité. La personne ne peut se concevoir sans la nature dans laquelle elle vit et, cependant, elle n'est aucun élément de cette nature, ni leur simple somme.
c)     Relation personne/nature
Chaque personne vit avec sa nature tout un réseau de relations très complexes. Tout ce que j'éprouve, je l'éprouve à travers ma nature, que ce soit désir d'une satisfaction, hâte de la délivrance d'une souffrance. Mais tous ces désirs, positifs ou négatifs, physiques ou psychologiques, peuvent être en conflit, contradictoires, incompatibles ou impossibles à satisfaire tous en même temps, immédiatement. Il y a un certain ordre à établir, une hiérarchie des valeurs, des urgences, un choix à faire. Je ne peux guère renoncer à un plaisir que pour un autre, supérieur ou plus impératif. Dans cet arbitrage constant, la personne n'est donc pas hors de la mêlée, mais profondément immergée dans sa nature, et très déterminée par tout ce qu'elle y ressent.
Reconnaissons même que lorsqu'il s'agit de personnes humaines, d'après tout ce que nous savons aujourd'hui par la science moderne, la marge de manœuvre laissée à la personne apparaît finalement assez étroite. Il nous suffit qu'elle subsiste. Mais notons bien que même ce choix ultime, profond, n'est pas fait hors du contexte de ce que la personne éprouve dans sa nature, mais à travers ce contexte même.
d)     Relation de personne à personne
Nous avons déjà dit que les personnes ne pouvaient pas entrer en relation directement, de personne à personne, mais seulement à travers leur nature. On peut très bien concevoir, à la rigueur, une relation directe d'âme à âme, sans l'intermédiaire de mots, de gestes, sans aucun signe du corps. Mais l'âme est encore un élément constitutif de la nature. L'âme est encore de l'ordre de l'être, un être totalement immatériel, suivant les représentations habituelles, mais qui, cependant, en son ordre propre, a encore une consistance. La personne n'a aucune consistance, elle n'est rien puisqu'elle n'est pas quelque chose ; elle n' « existe » pas vraiment, dans la mesure où le verbe « exister », au fond, ne peut correspondre qu'à des êtres, des natures, des substances ; mais on acceptera quand même le verbe « exister » pour parler de la personne, parce qu'il faut bien tenter d'en dire quelque chose.
La personne n'est pas non plus un « être personnel » comme certains le disent. Elle n'est pas un être du tout. Mais elle est ce qui fait qu'un être est personnel.
C'est parce que la personne n'est rien par elle-même, ne peut exister et subsister que dans un être, une nature, qu'il ne peut y avoir de relation directe de personne à personne. La personne n'est même pas « esprit ». L'esprit est encore de l'être. La personne est donc en elle-même absolument inaccessible. On ne peut la connaître qu'à travers sa nature. C'est ainsi que tout attribut grammatical, tout adjectif attribué à une personne ne convient, en réalité, directement, qu'à la nature dans laquelle elle existe, et ne convient à cette personne elle-même, que secondairement, indirectement.
Dire que Pierre est méchant, c'est dire qu'il y a de la méchanceté dans la nature de Pierre. Mais s'il n'est pas toujours méchant, c'est qu'il y a en lui autre chose aussi, de la pitié, de la peur, de la bonté même. Je peux même, à la longue, être assez renseigné sur la nature de Pierre pour deviner quelque chose de l'attitude de Pierre, en tant vraiment que personne, vis-à-vis de sa nature. Je peux deviner, par exemple, qu'il lutte contre ses défauts ou qu'il s'y laisse aller, ou qu'il est aveugle et ne les voit même pas. Par cette connaissance de l'attitude de Pierre vis-à-vis de lui-même, je peux ainsi remonter, dans une certaine mesure, jusqu'à la personne.
Mais il faut bien se garder, là encore, de chosifier la personne en une sorte de nature secondaire, dense et profonde, sous-jacente à la première, très secrète, en vertu de laquelle la personne accomplirait ses choix. On ne ferait ainsi que reculer le problème. Je ne peux atteindre la personne que dans une relation, jamais en elle-même ; que dans une attitude, un rapport dynamique, jamais dans un état, car seuls les êtres peuvent avoir des états. La conséquence de tout cela, c'est que les personnes ne peuvent jamais communiquer directement, s'unir ou se donner directement. Elles ne peuvent communiquer qu'en s'exprimant à travers leur nature. Elles ne peuvent s'unir ou se donner qu'en unissant ou en se donnant mutuellement leurs natures, pour ne former finalement qu'un seul être.
e) La solution de l'Amour
Tout ce qui précède doit nous permettre de comprendre maintenant comment l'union la plus totale qui se puisse imaginer peut être réalisée, sans que les personnes ainsi unies soient amenées à se confondre. Le Père et le Fils restent en Dieu, deux personnes, deux « moi », deux sujets, parfaitement distincts ; et cependant, ils ne subsistent ensemble que dans une seule et unique nature, en un unique exemplaire.
Ils sont deux personnes en un être unique. C'est même, en réalité, beaucoup plus qu'une union. Une union ne peut être que le résultat d'un mouvement de deux êtres l'un vers l'autre. L'union suppose qu'il y eut un temps où les deux êtres, parvenus à s'unir, étaient d'abord séparés. Et il subsiste toujours un peu dans l'union cette crainte que le mouvement d'unification ne soit pas parfaitement achevé. En Dieu, l'union est au-delà de tout processus d'unification. Le Fils n'a jamais eu d'autre être que celui même du Père. Le Père fait éternellement exister le Fils dans son être propre, et le Fils vit dans l'être du Père, pense, aime, veut, agit dans cet être du Père, à travers et par la nature divine du Père que le Père lui communique, comme à travers et par sa nature propre à Lui, Fils. Le Père a la joie extraordinaire de pouvoir communiquer à son Fils bien-aimé la totalité et l'intégralité de ce qu'Il est, Lui, Père, ce qu'en dehors de Dieu aucune personne humaine ne peut faire pour celui ou celle qu'elle aime. Le Fils a la joie prodigieuse de tenir tout ce qu'Il est, directement de son Père, et de savoir que le Père n'a rien retenu de ce qu'Il était, sans le Lui communiquer, que ce soit manque d'amour ou impuissance à donner. Il semble bien alors — nous verrons tout à l'heure pourquoi — que le Fils puisse, dans un élan de reconnaissance, redonner au Père cet être même dans lequel Il vit, et qu'Il a reçu tout entier du Père ; et qu'Il puisse vraiment le Lui donner, si étonnant que cela puisse nous paraître. Non pas que le Père, en donnant ce qu'Il est à son Fils, se dépossède de son être propre, cesse d'exister, ce qui serait absurde. Mais, en ce sens que le Père donne vraiment à son Fils ce qu'Il est, à tel point que le Fils dispose de cet être qu'Il est désormais en commun avec le Père, tout comme le Père Lui-même. Et le Père, alors, de se redonner à son Fils...
Il y a donc échange, don réel et don total. Don, non seulement de tout ce que l'on a, mais de tout ce que l'on est. Et, en Dieu, ce don n'est pas progressif, mais primordial et éternel. Le Père et le Fils ont la joie formidable d'être deux, deux en tant que personnes, à être le même être, à ne posséder ensemble que la même et unique nature. Ils restent deux, tout en n'étant qu'un : deux personnes en une seule nature. C'est cette façon de ne vivre, de n'exister que dans le même être commun, de se trouver comme un peu l'un chez l'autre, que les théologiens appellent la « circuminsession » ou la « périchorèse ».
Bien évidemment, ce qui se passe ainsi en Dieu, entre le Père et le Fils, échappe à nos pauvres mots. Nous ne pouvons qu'entrevoir, deviner un peu cette éternelle joie d'un éternel amour. Cependant, là encore, il peut nous être utile, pour mieux comprendre quel bonheur un tel don et un tel échange peuvent donner, de relire quelques textes d'un bonheur un peu analogue à propos de l'union entre l'âme et Dieu.
Ne nous préoccupons pas, pour l'instant, en lisant ces textes, de la réalité exacte à laquelle ils peuvent correspondre. Nous essaierons plus tard, de préciser un peu, en quel sens et à quel degré nous pouvons espérer un jour être unis à Dieu. Nous tenterons alors, aussi, de préciser un peu en quoi notre union au Père restera différente de celle du Fils à son Père. Pour le moment, voyons seulement quelle joie l'âme unie à Dieu peut déjà éprouver et, à travers cette joie, bien au-delà encore, essayons un peu d'entrevoir et de contempler celle du Fils et du Père.
Voici d'abord un texte très célèbre de saint Jean de la Croix, dans son commentaire du Cantique spirituel, strophe 35 24. Il s'agit des vers suivants :
Jouissons l'un de l'autre, ô mon Bien-Aimé, Et allons nous voir dans votre beauté.
Voici l'explication : efforçons-nous, moyennant cet exercice d'amour dont nous parlons, d'en arriver à nous voir dans notre beauté ; en d'autres termes je souhaite que nous soyons semblables en beauté, que votre beauté soit telle qu'en nous regardant mutuellement, je paraisse semblable à vous en votre beauté et me voie en votre beauté. Cela aura lieu quand vous m'aurez transformée en votre beauté. Alors je vous verrai vous-même dans votre beauté, et vous me verrez dans votre beauté ; vous vous verrez en moi dans votre beauté, et je me verrai en vous dans votre beauté ; et ainsi je paraîtrai vous dans votre beauté, et vous paraîtrez moi dans votre beauté ; la mienne sera la vôtre, et la vôtre sera la mienne ; en elle je serai vous, et en elle vous serez moi, parce que votre beauté même sera mienne. Telle est l'adoption des enfants de Dieu qui diront en vérité à Dieu ce que le Fils lui-même déclare en saint Jean au Père éternel : " Tout ce qui est à moi est à Toi, et tout ce qui est à Toi est à moi (XVII, 10) ".
Saint Jean de la Croix compare donc lui-même cette union entre l'âme et Dieu, à la joie qui unit, en Dieu, le Père au Fils.
Voici maintenant quelques extraits où la réciprocité, l'échange et le profond bonheur qu'ils procurent, sont peut-être mieux marqués. Il s'agit du commentaire de la Vive Flamme d'amour, strophe 3. C'est encore l'âme et son Bien-Aimé :
Elle ne fait désormais plus qu'un avec lui, et d'une certaine manière elle est Dieu par participation... Voilà pourquoi, comme Dieu se donne à elle en toute liberté et de tout son cœur, elle, de son côté, qui est d'autant plus libre et généreuse qu'elle est plus unie à Dieu, donne Dieu à Dieu même et par Dieu.
Ce don que l'âme fait à Dieu est réel et absolu... Il le reçoit même avec plaisir comme une chose que l'âme lui donne d'elle-même. En faisant ce don divin, l'âme s'embrase d'un amour tout nouveau et Dieu se donne de nouveau librement à elle, et elle en conçoit encore de l'amour. Ainsi donc il se forme alors entre Dieu et l'âme un amour réciproque qui correspond à leur union par le mariage spirituel ; car les biens de l'un et de l'autre, qui constituent la divine essence, sont possédés librement par chacun d'eux, à raison de la donation libre qu'ils se sont faite réciproquement ; ils les possèdent en commun depuis le jour où ils se sont dit ce que le Fils de Dieu a dit à son Père, comme l'affirme saint Jean : " Tout ce qui est à moi est à Toi, et tout ce qui est à Toi est à moi". 25
Lisons encore ce très beau passage de Jean de Saint-Samson où l'âme s'adresse au Christ :
Vous êtes mien et je suis vôtre. Vous me possédez tout à tout, tout et totalement. Et nous ne sommes qu'un, en l'un et en l'unique de nous deux qui sommes également ravis de l'amour et de la beauté l'un de l'autre, l'un en l'autre, et par les mutuels et ineffables embrassements l'un de l'autre, et l'un en l'autre, où nous sommes possédant en égalité de délices, en égalité de simplicité, en simple amour, en notre simple et unique essence, par-dessus l'action, par-dessus la passion, par-dessus l'inondation, par-dessus l'amour même, en l'amour au même amour sans amour, en la très simple, très unique et très attentive vue réciproque et mutuelle en nous deux, en l'unique simple de nous deux, par-dessus la compréhension, par-dessus l'admiration sans admiration, en l'ineffablement ineffable, où je suis totalement submergée et perdue d'amour et d'aise, par-dessus l'amour et par-dessus l'aise, en l'unique objet qui me tient immobilement ravie et adhérente en attention perpétuelle sans attention, en vous et à vous mon unique Objet et mon Époux. 26
On sent très bien qu'en un tel texte, le grand mystique français, tout en voulant parler de l'union de l'âme en général avec Dieu, nous livre sa propre expérience. Et on le sent là, complètement dépassé par l'intensité de ce qu'il a éprouvé, comme soulevé, emporté, balayé par une immense vague d'amour. Remarquez cependant la netteté et l'insistance des expressions marquant, simultanément, que les personnes restent distinctes et qu'elles communient dans le même et unique être : « en l'unique de nous deux », « en notre simple et unique essence », « en l'unique simple de nous deux ».
Voyez encore ce texte du même mystique. L'âme vient de s'écrier : « Je suis divine-humaine et humaine-divine », et l'époux divin lui en explique la raison :
Voilà, ma fille, mon épouse, ce que je suis et ce que nous sommes en ce que je suis en moi et en toi, en mon Humanité et ma Divinité subsistant également l'un de l'autre, en l'autre et pour l'autre, et en ton humanité divine subsistante de moi, en moi et pour moi... 27
Nous avons déjà vu dans un texte de saint Jean de la Croix, que l'âme possédait si réellement Dieu, au terme de l'union mystique, qu'elle pouvait redonner Dieu à Dieu même. S'il en est ainsi de l'âme, il est bien permis de penser que cela doit être encore plus vrai du Fils et, qu'à travers ce jeu ou ce combat d'amour entre Dieu et l'âme, nous pouvons entrevoir quelque chose du bonheur du Père à se donner à son Fils, et du bonheur du Fils à se tourner à nouveau vers son Père. Essayons de méditer en ce sens ce très beau texte, encore de Jean de Saint-Samson :
C'est ici que ces deux esprits se combattent l'un l'autre en leur amour réciproque, s'entrejetant leurs amoureux regards, étincelants d'une lumière incomparable, pour le plaisir et le contentement unique et réciproque l'un de l'autre ; sans que ces amoureux esprits veuillent cesser ce combat de leurs mutuels, amoureux et très divins embrassements, jusqu'à ce que le plus faible, se tenant vaincu en cette amoureuse lutte, se sente et se voie tombé irrécupérablement dedans l'immensité infinie de son éternel Objet. Là, se voyant environné de toutes parts de lui et de toutes ses divines qualités, il s'y plonge, s'y perd, s'y dilate, d'une joie et allégresse qui excèdent de beaucoup toute appréhension humaine. 28
3. La logique de l'Amour
Essayons, s'il est possible, de prolonger un peu ces textes par notre réflexion. Notre intelligence et notre raison sont aussi dons de Dieu, et si nous savons les exercer dans le respect du mystère, les clartés qu'elles nous apporteront, loin de tout réduire et de tout dessécher, ne pourront que nous aider à mieux en contempler la cohérence interne et, par là même, à mieux nous en nourrir spirituellement.
Dieu est amour, mais amour parfait, absolu, infini. Puisque l'Amour est l'être même de Dieu, rien ni personne ne peut changer quoi que ce soit à cet amour. Et en ce sens, Dieu aime toujours infiniment tout être, de cet amour créateur, sanctificateur, vivificateur qui constitue son être même et rayonne de lui comme la lumière rayonne du soleil. Mais, le Père, infiniment aimant, de cet amour qui se donne et se répand, ne peut prendre toute joie à se donner ainsi, que s'Il est aussi parfaitement reçu qu'Il met de perfection à se donner, que s'Il trouve en celui à qui Il se donne, autant de joie à tout recevoir du Père, autant de transparence au don que lui fait le Père de tout ce qu'Il est, que le Père a de joie à se donner tout entier, sans aucune restriction. Le Père ne peut prendre d'infinie complaisance à se donner ainsi infiniment, que s'Il trouve en celui auquel Il se donne, un bonheur infini à tout recevoir de lui, Père, à ne tenir tout et son être même que de Lui, le Père, à tout Lui devoir, et à Lui en rendre une infinie reconnaissance.
Dieu ne peut qu'aimer infiniment tout 'ce qu'Il crée et tous ceux qu'Il crée. Pour pouvoir aimer de cet amour créateur infini qui se donne, il suffit à Dieu de créer et d'être ce qu'Il est. Mais Dieu ne peut trouver de joie infinie à être l'amour infini qu'Il est, que s'Il trouve quelqu'un qui ait une joie également infinie à n'être que par Lui, et pour Lui, tout ce qu'il est et rien que ce qu'il est, comme il l'est.
Autrement dit encore, l'amour n'est pas seulement joie d'aimer, mais aussi joie d'être aimé ; et la joie de l'amour n'est parfaite que si l'échange est parfait, si le retour vaut le don. Si le don que Dieu fait en aimant est infini, c'est que ce qu'Il donne est son être même qui est cet amour même qui se donne. Mais l'infini est unique. La réponse à cet amour ne sera, à son tour, infinie et digne ainsi du don, que si elle passe par ce même amour, si elle est donnée avec ce même amour infini, et si elle est cet amour infini même. Il n'y a pas deux Absolus, il n'y a pas, finalement, deux Amours. Il faut donc que ce soit par l'Amour même qu'Il est et qu'Il donne, que Dieu soit payé de retour.
Dieu est amour, et le Père et le Fils n'ont chacun et en commun que cette unique nature, cette unique substance, par laquelle ils sont unis, se donnant et redonnant sans cesse cette substance qui est leur commune vie : l'Amour. C'est ce que nous tentons d'exprimer en disant que le Père et le Fils sont « consubstantiels ».
Nous n'essaierons pas de démontrer pourquoi, en Dieu, un troisième terme, une troisième personne est nécessaire. Mais nous savons, par le Christ et l'Église, que Dieu n'est pas seulement Dualité, mais Trinité. Nous pouvons alors essayer de deviner quelle perfection cette troisième personne apporte à l'Amour.
La joie de l'Amour n'est pas seulement d'aimer et d'être aimé, de se donner mutuellement ce que l'on est. Lorsque l'union est consommée, et en Dieu elle est si parfaite qu'elle est primordiale, la joie de l'union, c'est de vivre ensemble ce que l'on est en commun, c'est de mettre en œuvre ensemble, d'exercer ensemble ce que l'on est ensemble. La communion dans l'être se parfait par la communion de vie, et ceci d'autant plus en Dieu, que l'être commun du Père et du Fils est dynamique, puisque c'est l'Amour même.
Si l'on veut bien considérer à nouveau un peu l'amour dans l'homme, pour mieux le comprendre en Dieu, nous savons, par expérience, que s'aimer ce n'est pas seulement se complaire l'un en l'autre, mais faire ensemble ce que chacun aime faire, et surtout ce qu'il aime le plus à faire, c'est-à-dire, ce qui correspond le plus intimement à ce qu'il est. Mais, si chacun aurait joie à cette activité, même seul et pour lui-même, voilà que cette joie se trouve considérablement enrichie à être cherchée, guettée, attendue, éprouvée avec l'autre, pour l'autre et en l'autre. Nous savons bien que si une certaine communauté de goûts est déjà souvent en partie à l'origine d'une amitié ou d'un amour, inversement l'amitié ou l'amour tendront à créer ou renforcer cette communauté de goûts ou d'aversions.
Or, quand l'union est totalement donnée, comme entre deux personnes « consubstantielles », voilà que la joie que chacune éprouve en elle, c'est aussi la joie de l'autre, et chacun le sait, le voit et est heureux ainsi de ce bonheur commun, non seulement parce que c'est le sien, mais plus encore parce que c'est celui de celui qu'il aime.
Chacun goûte ainsi le bonheur de l'autre plus que le sien propre, ou plutôt chacun, finalement, n'a plus de plus grand bonheur que de réaliser celui de l'autre. L'autre le sait, le voit, en l'être même qu'ils sont en commun, puisque rien n'est éprouvé par la personne qui ne passe par la nature.
Or, quelle opération pourrait lier plus intimement le Père et le Fils, si ce n'est celle qui correspond le plus intimement à ce qu'ils sont en commun ? Quelle opération commune pourrait leur faire sentir plus intensément, si l'on ose dire, la joie d'être unis comme ils le sont, dans l'être qu'ils sont, sinon d'aimer ensemble et de prendre toute leur complaisance ensemble en un même troisième ? Quelle plus grande joie, pour des époux, que d'aimer ensemble, que de communiquer ensemble leur amour, si imparfaitement que ce soit, et que d'être aimés ensemble pour la joie qu'ils ont donnée ?
Nous retrouvons alors la même logique que tout à l'heure, pour le Père et le Fils. Le Père et le Fils ne pourront avoir pleine joie en leur amour commun pour l'Esprit, que si la réponse d'amour de l'Esprit est aussi parfaite que leur don, et donc que si elle est ce don même. C'est par le même Amour, qui est l'être du Père et du Fils, que le Père et le Fils sont aimés ensemble par l'Esprit.
Nous avons suivi là l'ordre des personnes divines que l'Écriture nous propose. Il n'est pas question ici, pour nous, de tenter un exposé un peu complet des différents aspects du mystère de la Trinité. C'est pourquoi nous n'aborderons pas du tout le rôle propre de chacune des trois personnes au sein de la Trinité, ni leurs relations particulières, ni le mode de leurs « processions ». Disons simplement ici, que rien ne nous paraît s'opposer, bien au contraire, à ce que la « logique de l'amour » que nous avons évoquée s'applique en Dieu tout aussi bien dans les différents sens. C'est ainsi qu'il doit bien être en Dieu, comme un supplément de joie pour le Père et l'Esprit, de vivre ensemble leur union en aimant ensemble le Fils ; et que, de même, le Fils et l'Esprit doivent comme avoir plus de joie à se retrouver dans le même être qui est l'Amour du Père, en rendant au Père, ensemble, tout l'Amour qu'ils ont reçu de lui et qu'ils sont avec lui.
Une quatrième personne semblerait superflue. Chacune des trois personnes achève son amour pour chacune des deux autres, par un amour commun pour la même troisième. Comprise ainsi, la structure de l'Amour qui nous a été révélée semble d'une harmonie et d'un équilibre parfaits. On sent bien qu'un quatrième terme ne pourrait plus tout à fait remplir le même rôle. Il existe, cependant. C'est l'ensemble de la création, et chacun de nous en particulier.
Tout cela peut ne pas paraître très convaincant. C'est qu'il ne s'agit pas d'une stricte logique, au sens ordinaire du mot. Ce n'est pas une logique mathématique, encore que cette vision de la Trinité présente, même pour notre intelligence, une grande cohérence. Mais c'est surtout par notre expérience personnelle que nous pouvons pressentir à quoi tout cela peut correspondre en Dieu, au-delà de tous nos mots. C'est, finalement, avec l'intelligence du cœur qu'il faut essayer de saisir cette logique de l'amour.
4. L'exigence de l'Amour
Il y a un aspect de cette communion absolue entre les trois personnes divines que nous avons déjà été amenés à évoquer à plusieurs reprises. C'est l'exigence fantastique, pour nous absolument vertigineuse, que représente une telle communauté d'amour.
Un auteur a essayé un peu d'imaginer ce que donnerait une telle communauté de vie, mais il nous affirme que ce serait l'Enfer. C'est Jean-Paul Sartre dans Huis clos. Les trois personnages de la pièce sont introduits dans une même salle. Personne d'autre n'interviendra ; les murs de la pièce sont nus ; trois fauteuils seulement ; donc pas de distraction, pas de fuite possible. La lumière ne s'éteindra jamais et les trois personnages ne peuvent plus fermer les yeux, ne serait-ce qu'une fraction de seconde, un battement de paupière. Donc aucun isolement possible ; ils sont absolument livrés les uns aux autres, condamnés à une communauté de vie totale. Ils attendent des châtiments, des bourreaux, et rien ne viendra. Mais, dans leur attente, ils commencent cette vie commune et ne tardent pas à découvrir quel enfer ils peuvent être les uns pour les autres. Il est très curieux de noter que l'auteur a fort bien senti qu'un quatrième personnage eût été superflu. Deux ne suffisaient pas. C'est à trois que la combinaison semble atteindre son efficacité maximale. Encore Jean-Paul Sartre n'a-t-il pas pu réaliser, dans ce jeu métaphorique, une communauté de vie aussi totale qu'entre trois personnes consubstantielles.
Nous avons bien vu, au début de ce chapitre, que tout amour intense tendait vers cette communion dans l'être, et nous avons alors admis que la grande douleur ici-bas était que cette union totale ne pouvait jamais se réaliser. Il restait donc toujours un décalage entre l'intensité de l'amour et l'union effectivement atteinte. La douleur venait de ce décalage. Mais maintenant, pour mieux comprendre — même de loin — de quel amour doivent s'aimer les trois personnes divines pour que la réalisation totale et primordiale de cette union fasse effectivement leur bonheur, et un bonheur infini, envisageons un instant que le décalage se fasse dans le sens inverse ; imaginons ce que ce serait si l'union était réalisée entre deux personnes, une union totale dans l'être même, une communauté d'être, sans que l'amour entre elles ait atteint la même perfection. Il y aurait encore décalage, mais cette fois ce serait l'union qui aurait quelque avance sur l'amour.
Mais comme il nous est bien difficile d'imaginer concrètement une telle situation, là encore essayons de deviner ce que nous ignorons totalement et voudrions un peu mieux comprendre, par ce qui nous est relativement moins inaccessible. Dans le paragraphe précédent, nous avons essayé de trouver dans des témoignages mystiques sur la joie de l'union à Dieu, quelque reflet de la joie des trois personnes divines à être si totalement unies dans un unique être commun, cet être commun étant l'Amour. Maintenant, nous cherchons à entrevoir quelle perfection dans l'amour il faut avoir atteinte, pour qu'une telle communion dans l'être procure effectivement un bonheur infini, une joie parfaite ou, ce qui revient au même, quel renversement provoquerait la moindre défaillance d'amour dans une union aussi totale, quelle douleur épouvantable ce serait entre deux personnes aussi totalement transparentes l'une à l'autre. Là encore, le témoignage des mystiques est irremplaçable. Ils nous montrent tous quelle absolue conversion est nécessaire pour pouvoir s'unir à Dieu dans la joie, ou quelle souffrance l'âme éprouve dès qu'elle se replie, si peu que ce soit, sur elle-même, blessant ainsi l'amour infini dont Dieu l'entoure.
Mais contentons-nous ici d'un seul guide, d'ailleurs assez précis et assez complet. Sainte Catherine de Gênes nous parle, à partir de sa propre expérience, des âmes du purgatoire :
Elles ne voient qu'une chose, la bonté divine qui travaille en elles, cette miséricorde qui s'exerce sur l'homme pour le ramener à Dieu. En conséquence, ni bien ni mal qui leur arrive à elles-mêmes ne peut attirer leur regard. Si ces âmes pouvaient en prendre conscience, elles ne seraient plus dans la pure charité...
Pourquoi elles sont en purgatoire, cette cause qui est en elles, il ne leur est donné de la voir qu'une seule fois, au moment qu'elles sortent de cette vie, et dans la suite ne la voient plus jamais. Autrement, ce regard serait un retour sur soi. 29
Remarquez la rigueur absolue soulignée par le parallélisme de la finale de ces deux paragraphes : « ce regard serait un retour sur soi », et « elles ne seraient plus dans la pure charité ». Le pur amour exige que l'on n'ait plus le moindre « regard » sur soi, serait-ce même pour prendre conscience de ses fautes. Voici, encore un peu plus loin :
Sache ceci. La perfection que l'homme croit constater en lui n'est pour Dieu que défaut. En effet, tout ce que l'homme accomplit sous couleur de perfection, toute connaissance, tout sentiment, tout vouloir, tout souvenir, dès qu'il ne le fait pas remonter à Dieu, tout cela l'infecte et le souille.
Pour que ces actes soient parfaits, il est nécessaire qu'ils soient faits en nous sans nous, sans que nous en soyons le premier agent, et que l'opération de Dieu soit faite en Dieu sans que l'homme en soit la cause principale.
Ces actes seuls sont parfaits, que Dieu accomplit et achène dans son amour pur et net, sans mérite de notre part. 30
Reprenons ces textes dans toute leur absolue rigueur et leur effrayante exigence, mais en les retournant positivement et sans oublier qu'au-delà des âmes du purgatoire, c'est la perfection de l'amour entre personnes consubstantielles que nous visons.
Chacun ne doit voir que l'autre (ou les autres), sans le moindre retour sur lui-même, si fugitif soit-il — pas même un regard — à tel point qu'il ne puisse même plus être conscient ni du bien ni du mal qui lui arriverait. Chacun ne doit agir, en la commune nature, que comme si ce n'était pas lui qui agissait, sans être « la cause principale » ni « le premier agent ». Donc, sans que ce soit lui qui décide de l'opération, ni lui qui la dirige dans son exécution ; sans s'en attribuer quelque mérite. Chacun ne doit tout rapporter, en lui, c'est-à-dire dans la commune nature, qu'à l'autre (ou aux autres), que ce soit vouloir, souvenir, connaissance ou sentiment, et tout vouloir, tout souvenir, toute connaissance et tout sentiment.
Si une âme était présentée aux regards divins ayant encore quelque chose à purger, ce serait lui faire une grande injure, ce serait pour elle un tourment pire que dix purgatoires.
La raison en est que ce serait pour la pure bonté et la souveraine justice de Dieu une chose intolérable. De son côté, l'âme verrait qu'elle n'a pas encore pleinement satisfait à Dieu. Ne manquerait-il qu'un clin d'œil de purification, ce serait pour elle aussi chose intolérable. Pour enlever ce rien de rouille, elle irait dans mille enfers (supposé qu'il lui fût accordé de choisir) plutôt que de se trouver face à la présence divine sans être totalement purifiée. 31
Il est bien certain que notre âme est sans cesse présente à Dieu. Mais Dieu lui épargne d'en avoir conscience tant qu'elle n'est pas totalement purifiée jusqu'au dernier clin d'œil, c'est-à-dire jusqu'au dernier instant nécessaire à cette purification, car de sentir la présence de Dieu lui serait alors pire que mille enfers.
Il est important de noter, et cette remarque est très significative pour ce que nous essayons de comprendre, que la douleur de l'âme en purgatoire ne diminue pas au fur et à mesure que progresse sa purification, bien au contraire. C'est que les lois de l'amour sont bien particulières et ne suivent pas la logique ordinaire. Plus l'âme est purifiée, plus Dieu lui fait sentir sa présence, et plus elle en a de joie. Mais plus elle sent cette présence de Dieu en elle, plus elle souffre aussi de ne le pouvoir rejoindre totalement. Plus l'amour de Dieu se découvre à elle, plus elle en a de joie ; mais plus elle en a de souffrance aussi, voyant mieux quel amour elle a osé blesser.
Dans une telle transparence des personnes les unes aux autres, où chacune lit en elle-même, en sa propre nature, tout ce qui se passe dans les autres, puisque leur nature est la sienne, le bonheur n'est possible — mais alors il est parfait — que si l'attitude de chaque personne vis-à-vis de sa propre nature n'est qu'un renoncement absolu. Chacune des personnes ne cherchant que le bonheur des deux autres dans un oubli total de soi, et trouvant effectivement son bonheur dans celui des autres ; chacune des personnes abandonnant tout souci de soi ou toute complaisance en soi, au point de s'oublier totalement comme si elle s'abandonnait elle-même, se décentrait, ne prenant à cœur et à joie que le bonheur des autres, comme si, par sa sollicitude, elle ne vivait plus que dans les autres et pour les autres ; chacune, autrement dit, ne vivant plus en sa nature que comme étant celle des autres. 32
Dieu a créé l'homme à son image. C'est pourquoi il est si important pour nous de connaître un peu mieux la structure de l'Amour. Comme, à plusieurs reprises, nous sommes partis de l'amour en l'homme pour mieux comprendre l'Amour en Dieu, de même, maintenant, cette meilleure compréhension de l'Amour nous aidera à mieux saisir le sens de notre création, de notre être, de notre vie. C'est à l'image de cet Amour, et pour partager cet Amour même que Dieu nous a créés. Le mystère de la Sainte Trinité contient donc, avec celui de la vie humaine du Fils de Dieu, la clef de notre propre mystère.
C'est par la révélation du mystère de la Trinité que les chrétiens ont reçu la solution du mystère de toute véritable union dans le respect de la distinction des personnes. Ce que les plus grands saints de toutes les religions ont attesté à partir de leur expérience, maintenant nous comprenons, si fantastique que cela puisse nous paraître, que ce n'est pas absurde. Une communion dans l'être est concevable entre personnes distinctes. Nous pourrons participer à l'Être même de Dieu, sans disparaître en Lui. La théologie chrétienne précisera encore dans quelle mesure (avec la distinction entre l'Essence de Dieu et ses énergies) et par quelle médiation (avec toute la théologie de l'Incarnation). C'est là, sans doute, que le christianisme, sans rien refuser des richesses de sainteté et de mystique des autres grandes traditions religieuses, peut, au contraire, leur donner leur sens ultime. Encore faut-il pour cela rester pleinement fidèle à cette suprême Révélation de l'Amour de Dieu.
C'est pourquoi il faudrait veiller le plus possible à ce que nos formules le respectent, non seulement dans nos traités de théologie, mais même et surtout au niveau de la liturgie ou de la prédication afin de ne pas en fausser l'image dans le cœur des fidèles. Malheureusement, trop souvent, en voulant marquer la distinction des personnes, nous nous exprimons en termes de nature. Nos comparaisons elles-mêmes sont presque toujours de l'ordre de la nature ; ainsi lorsque nous comparons la Sainte Trinité : Père, Fils et Saint-Esprit, à la triade : esprit, intelligence et pensée, ou à la triade : mémoire, intelligence et volonté, etc.
Ces comparaisons célèbres ont pu servir en leur temps et à leur place, à une époque où la notion de personne, précisément, n'était pas encore dégagée, et où il fallait faire admettre qu'il puisse y avoir en un même et unique être un certain ordre de distinctions qui n'en détruise pas l'unité et la simplicité. Mais toutes ces comparaisons restent nécessairement en porte à faux, car elles expriment la distinction des personnes en termes de nature. Pour que de telles comparaisons expriment la distinction des personnes, il faut y considérer que leurs trois termes sont réellement distincts et inconfusibles. Mais pour rendre compte de l'unicité de la nature divine, on est amené à prendre ensuite la comparaison en sens opposé, en insistant sur la profonde identité qui existe entre ces trois mêmes termes, comme ne formant qu'un même et unique esprit. Les mêmes termes servent donc, alternativement, selon l'aspect considéré, à exprimer l'unité de la nature ou la distinction des personnes ; ils apparaissent donc comme étant distincts sans l'être, tout en l'étant, d'où, inévitablement, l'impression d'une extrême abstraction, très subtile et très peu convaincante.
Méfions-nous aussi d'expressions pourtant courantes, comme : « l'Esprit est Amour ». Bien sûr, l'Esprit est amour puisque l'Esprit est Dieu et que Dieu est amour. Mais l'Esprit n'est pas plus amour que le Père ou le Fils.
Le Fils et l'Esprit, en tant que Dieu, ne sont rien d'autre que ce qu'est le Père. Les personnes peuvent, entre elles ou avec nous, avoir des relations distinctes, remplir des rôles différents. Mais dans l'ordre de l'être, de la nature divine, il n'y a rien que l'une puisse se réserver ou « être », plus qu'une autre.
François Brune, in Pour que l’homme devienne Dieu (Dangles)

1. Traduction Robin, collection « Les Belles Lettres », p. 35-36.
2. Meykandadevar, cité par le R.P. Dhavamony, dans Pour un dialogue avec l'hindouisme, p. 51 (Secretariatus pro non-christianis, Editrice Ancora, Milan-Rome, s. d.).
3. Ramakrishna et la vitalité de l'hindouisme, collection « Les Maîtres spirituels » (Le Seuil, 1966, p. 134).
4. Ibid., p. 136.
5. Kabîr : Au cabaret de l'amour (Gallimard, 1959, p. 34 et 188).
6. Psaumes du pèlerin, trad. de G.A. Deleury, collection « Connaissance de l'Orient » (Gallimard, 1956, p. 154).
7. Ibid., p. 160.
8. Carnets de pèlerinage, collection « Spiritualités vivantes » (Albin Michel, 1973, p. 115).
9. Al-Hallâj : Diwan, trad. de Louis Massignon (Cahiers du Sud, 1955, p. 109).
10. Ibid., p. 104.
11. Djalâl-od-Dîn Rûmî : Roubâyât (Adrien Maisonneuve, 1978, p. 29).
12. Introduction aux doctrines ésotériques de l'Islam (Dervy-Livres, 1969, p. 111).
13. La Conférence des oiseaux, trad. de Garcin de Tassy (Éditions Les Formes du Secret, 1979, p. 204).
14. Ibid., p. 206.
15. Ibid., p. 157.
16. Ibid., p. 160.
17. Ibid., p. 194.
18. Bernadette Roberts : Vie unitive, aventure dans les profondeurs silencieuses de l'Inconnu (Les Deux Océans, 1990, p. 23).
19. Margot Grey : Return from Death (Arkana, Londres, 1985, p. 76-77). Cf. témoignages cités p. 33, 46, 48 et 50.
20. Barbara Harris et Lionel C. Bascom : Full Circle (Pocket Books, 1990, p. 25). Cf. aussi ma brève étude : L'Union à Dieu et à l'univers chez les rescapés de la mort et chez les mystiques, dans un ouvrage collectif à paraître .
21. Ce que je crois (Grasset, 1963, p. 62).
22. 1ère Épître, chap. IV, versets 8 et 16.
23. Ibid., chap. I, verset 5.
24. Traduction du Père Grégoire de Saint-Joseph (Le Seuil, 1947, p. 874).
25. Ibid., p. 1030-1032.
26. Cité par Suzanne-Marie Bouchereaux dans la Réforme des Carmes en France et Jean de Saint-Samson (Vrin, 1950, p. 248, note 5). On retrouvera ce texte dans une version intégrale, légèrement modernisée, dans les Œuvres mystiques (0.E.I.L., 1984, p. 143).
27. Ibid., p. 240-241 (édition de l'O.E.I.L., p. 150).
28. Ibid., p. 235, note 4.
29. Sainte Catherine de Gênes, « Études carmélitaines » (Desclée de Brouwer, 1960, p. 203).
30. Ibid., p. 211.
31. Ibid., p. 212-213.
32. Nous avons trouvé, à ce sujet, quantité d'excellentes remarques dans un très beau livre que, pourtant, nous ne suivrons pas pour d'autres questions : Le Christ, rencontre de deux Amours, par Dom Charles Massabki (Éditions de la Source).