dimanche 6 octobre 2013

En traitant... Hermann Hesse, Réservé aux insensés

Traité sur le Loup des steppes
Réservé aux insensés
Il était une fois un homme qui se prénommait Harry et que l'on appelait le Loup des steppes. Il marchait sur deux jambes, portait des vêtements comme un être humain, mais en vérité, c'était un loup. Il avait l'érudition des personnes à l'esprit bien fait et apparaissait comme un homme d'une assez grande intelligence. Cependant, il y avait une chose qu'il n'avait pas apprise : c'était à se sentir content de lui-même et de son sort. Il en était incapable ; aussi était-ce un être insatisfait. Il existait une explication probable à cela. Au fond de son cœur, il était en effet persuadé (ou croyait l'être) que en vérité, il n'était nullement un homme, mais un loup venu de la steppe. Certaines personnes éclairées auraient pu discuter de la question et chercher à déterminer s'il était effectivement un animal. Peut-être avait-il un jour, avant sa naissance même, été ensorcelé et transformé de loup en homme ; peut-être était-il né avec une apparence humaine et une âme de loup des steppes qui le dominait entièrement ; peut-être la certitude d'incarner en vérité un loup constituait-elle un simple produit de son imagination, de sa folie. Il était possible, par exemple, que cet homme ait été un enfant sauvage, indocile et désordonné ; que les personnes chargées de son éducation aient cherché à détruire en lui l'animal indompté, faisant alors naître dans son esprit la conviction qu'il était vraiment cette bête dissimulée derrière un mince vernis de discipline et d'humanité. Ce sujet aurait ainsi pu faire l'objet de longs et passionnants débats et même de multiples ouvrages, mais cela n'aurait pas aidé le Loup des steppes. En effet, il ne lui importait absolument pas de savoir s'il s'était transformé en loup à cause d'un sortilège, des coups qu'on lui avait infligés, ou s'il avait simplement tout inventé. Ce que les autres ou lui-même pouvaient en penser ne revêtait aucune importance à ses yeux ; cela n'extirpait pas le loup de son être.
Le Loup des steppes possédait donc deux natures : il était homme et loup. Tel était son destin. Or celui-ci n'avait sans doute rien de vraiment particulier ni de vraiment rare. Il existe, on le sait, nombre de personnes montrant beaucoup de points communs avec le chien ou le renard, le poisson ou le serpent, sans que cela engendre pour elles de difficultés spécifiques. Chez ces gens, l'être humain et le renard, l'être humain et le poisson vivent côte à côte et aucun d'eux ne fait souffrir l'autre. Ils se soutiennent même mutuellement, et bien des hommes enviés pour leur réussite doivent leur bonheur davantage à leur côté renard ou singe qu'à leur côté humain. Ce phénomène est bien connu de tous. Chez Harry par contre, les choses fonctionnaient différemment. En lui, l'être humain et le loup ne cohabitaient pas paisiblement et s'entraidaient encore moins. Une haine fatale les opposait indéfectiblement et chacun d'eux vivait uniquement aux dépens de l'autre. Lorsque deux ennemis mortels s'affrontent ainsi à l'intérieur d'une même âme, d'un même individu, l'existence entière de celui-ci s'en trouve gâchée. Enfin ! Chacun a une destinée particulière qui n'est jamais facile à assumer.
Notre Loup des steppes, lui, avait le sentiment de vivre tantôt comme un loup, tantôt comme un homme, à l'instar de tous les autres êtres pourvus de deux natures. Cependant, lorsqu'il était loup, l'homme en lui se tenait sans cesse aux aguets, observant son adversaire avec attention, le jugeant, le condamnant. Lorsque ensuite il devenait homme, le loup faisait de même. Il arrivait par exemple que Harry eût une belle pensée, qu'il éprouvât un sentiment délicat, noble, ou qu'il accomplît ce qu'il convient d'appeler une bonne action. Alors, le loup en lui montrait les dents, se mettait à rire et lui signifiait avec un mépris sanglant combien cette affectation de vertu était ridicule, combien elle seyait mal à un animal de la steppe, à un loup sachant parfaitement au fond de lui-même que pour être heureux, il devait parcourir seul les grandes plaines arides et, de temps à autre, s'abreuver de sang, courir une louve. Ainsi, aux yeux du loup, tout acte humain était d'une dérision et d'une maladresse, d'une bêtise et d'une vanité effrayantes. Il en allait de même lorsque Harry se sentait et se comportait comme un loup, lorsqu'il montrait les crocs, lorsqu'il éprouvait une haine et une hostilité absolues envers les hommes, envers leurs attitudes et leurs mœurs hypocrites, décadentes. En effet, l'homme en lui se tenait à son tour aux aguets, observant le loup. Il traitait celui-ci de brute, d'animal, et ébranlait, empoisonnait même, tout le bonheur que lui inspirait sa seconde nature simple, saine et sauvage.
Le Loup des steppes était donc ainsi fait, et l'on peut aisément imaginer qu'il ne menait pas une existence vraiment agréable ni heureuse. Cependant, il ne faut nullement en conclure qu'il était particulièrement malheureux. (bien qu'il en eût l'impression ; tout homme considérant les souffrances qui lui sont infligées comme les pires). On ne devrait jamais affirmer ce genre de chose sur les gens. Un homme qui ne cache pas un loup en lui n'est pas nécessairement heureux ; par ailleurs, l'existence la plus malheureuse a ses heures ensoleillées, ses petites fleurs de félicité qui s'épanouissent parmi le sable et la pierre. Il en allait justement ainsi pour le Loup des steppes. La plupart du temps, il était indéniablement très malheureux ; il pouvait également rendre les autres tout aussi malheureux que lui lorsqu'il les aimait et que ceux-ci l'aimaient en retour. En effet, toutes les personnes qui s'attachaient à lui n'apercevaient qu'un seul aspect de sa personnalité. Certaines d'entre elles chérissaient l'homme raffiné, intelligent et singulier et se sentaient horrifiées et déçues en découvrant tout à coup le loup. Or cela arrivait forcément car, comme chacun, Harry désirait qu'on l'aimât de manière totale et se montrait incapable de dissimuler le loup, de mentir sur son existence face aux êtres dont l'affection lui importait tout particulièrement. À l'inverse, il y avait les personnes qui aimaient le loup, son côté libre, sauvage, indomptable, dangereux et puissant. Mais celles-ci se sentaient dépitées et attristées lorsqu'il s'avérait tout à coup que ce loup sauvage et méchant était un homme aspirant profondément lui aussi à la bonté et à la tendresse, désirant lui aussi écouter Mozart, lire des vers et nourrir des idéaux humains. Ce sont précisément ces personnes qui éprouvaient très souvent la déception et la colère la plus extrême. Ainsi le Loup des steppes introduisait-il sa propre dualité, son propre déchirement intérieur dans toutes les destinées étrangères qu'il effleurait.
Celui qui prétendrait à présent connaître le Loup des steppes et pouvoir imaginer son existence misérable se tromperait cependant ; il est bien loin de tout savoir. Il ignore que Harry vivait parfois des moments de bonheur inattendu (car il n'est pas de règle sans exception, car un seul pécheur est parfois plus cher à Dieu que quatre-vingt-dix-neuf justes). Il ignore qu'il pouvait aussi respirer, concevoir et ressentir tantôt la présence unique et tranquille du loup, tantôt celle de l'homme ; que parfois même, à de très rares instants, tous deux faisaient la paix, vivaient en bonne harmonie, se fortifiant, se renforçant mutuellement au lieu de se contenter de sommeiller pendant que l'autre était en activité. Dans l'existence de cet homme, comme dans celle de tous les autres, ce qui revêtait un caractère habituel, quotidien, familier et régulier semblait parfois uniquement destiné à s'interrompre de temps à autre, l'espace de quelques secondes, à voler en éclats et à laisser place à l'extraordinaire, au miracle, à la grâce. Ces instants brefs et isolés de bonheur compensaient-ils, adoucissaient-ils le pénible destin du Loup des steppes, de sorte que félicité et souffrance finissaient par s'équilibrer ? Était-il même possible qu'un tel bonheur, fugace mais intense, éprouvé en de rares occasions, absorbât tous les maux et représentât une richesse supplémentaire ? Ce sont là des questions que les oisifs peuvent méditer à loisir. Le Loup des steppes lui-même y songeait souvent à ses moments perdus d'inactivité.
Il faut ajouter une remarque à ce sujet : c'est qu'il existe un assez grand nombre de personnes semblables à Harry. Beaucoup d'artistes notamment possèdent le même type de personnalité. Ces êtres ont deux âmes, deux essences. En eux, le divin et le diabolique, le sang maternel et paternel, l'aptitude au bonheur et au malheur coexistent ou se mêlent de manière aussi conflictuelle et confuse que le loup et l'homme chez Harry. Dans de rares instants de félicité, ces hommes menant une existence fort agitée éprouvent également un sentiment d'une intensité extrême, d'une indicible beauté. Parfois même, l'écume de ce court ravissement jaillit si haut, elle est d'une blancheur si éblouissante au-dessus de l'océan des souffrances, que le bonheur éclatant irradie vers les autres, les touche et les envoûte. Ainsi naissent, telle l'écume précieuse et éphémère de la joie sur les flots de la douleur, toutes ces œuvres d'art à travers lesquelles un individu malheureux s'affranchit pour une heure de sa destinée, atteignant une telle hauteur que sa félicité luit comme une étoile et semble, aux yeux de ceux qui l'aperçoivent, refléter quelque chose d'éternel, un rêve de bonheur. En vérité tous ces hommes, quelle que soit la nature de leurs actes et de leurs œuvres, n'ont pas de vie à proprement parler. Celle-ci n'est pas une existence, elle n'a pas de forme et eux-mêmes ne sont pas des héros, des artistes ou des penseurs comme d'autres sont juges, médecins, cordonniers ou professeurs. Leur vie est mouvement et déferlement perpétuels, douloureux ; elle est un déchirement cruel, plein de souffrances, et paraît épouvantable, absurde si l'on ne consent pas à reconnaître que son sens réside précisément dans les expériences, les actes, les pensées et les œuvres rares qui resplendissent au-dessus de ce chaos. Dans l'esprit de certains de ces hommes a germé une idée effrayante : selon eux l'existence humaine tout entière ne serait qu'une immense erreur, un avorton issu d'une fausse couche violente et malheureuse de notre mère à tous ; une tentative désordonnée de la nature qui se serait soldée par un échec épouvantable. Cependant, parmi ces mêmes personnes, une autre idée s'est également fait jour : celle qui veut que l'homme ne soit pas un simple animal partiellement raisonnable, mais un enfant des dieux destiné à devenir immortel.
Chaque type d'être humain possède des signes distinctifs, des marques caractéristiques ; chacun a ses vertus et ses vices, ses péchés mortels. Le Loup des steppes, quant à lui, se distinguait entre autres par le fait qu'il commençait à vivre le soir. Le matin représentait pour lui un moment pénible de la journée qu'il craignait et qui, pas une seule fois, ne lui fut profitable. Aucun matin ne le rendit vraiment joyeux ; jamais, au cours des heures précédant midi, il ne fit rien de bon, il n'eut d'idées fécondes, susceptibles d'éveiller son enthousiasme et celui des autres. Dans l'après-midi, il commençait lentement à s'animer, à vivre, et c'est seulement vers le soir que, certains jours propices, il devenait productif, actif, parfois ardent et joyeux. Cette particularité engendrait chez lui un besoin de solitude et d'indépendance. Jamais personne ne désira plus profondément et plus passionnément être libre. Dans sa jeunesse, alors qu'il était encore pauvre et gagnait difficilement de quoi vivre, il préféra continuer d'avoir faim et de porter des vêtements déchirés pour pouvoir préserver une petite parcelle de cette liberté. Jamais il ne se vendit, ni pour de l'argent et du confort ni à des femmes ou à des puissants. Cent fois il rejeta et refusa ce que tous considéraient comme un avantage et une chance, afin de ne dépendre de personne. Rien ne lui semblait plus détestable et effrayant que de devenir un employé, que de devoir respecter un emploi du temps journalier, annuel, et obéir à d'autres. Un bureau, une étude, un service administratif lui inspiraient autant d'horreur que la mort et rien ne pouvait lui arriver de plus terrible en rêve que d'être enfermé dans une caserne. Il sut se soustraire à ces conditions d'existence, souvent au prix de grands sacrifices. Et c'était précisément là que résidaient sa force et sa vertu ; c'était là qu'il se montrait inflexible et intègre, là que son caractère demeurait ferme et droit. Cependant sa souffrance et son destin tragique étaient étroitement liés à cette moralité. Il lui arriva ce qui arrive à tous : ce que l'instinct le plus profond de son être le conduisait à rechercher et à désirer avec une obstination extrême lui fut certes donné, mais au-delà de ce qui convient à un être humain. Au début, ce fut comme la réalisation de son rêve, de son bonheur ; puis cela prit la forme d'un amer destin. L'homme de pouvoir est détruit par le pouvoir, l'homme d'argent par l'argent, l'homme servile par la servilité, l'homme de plaisir par le plaisir. Ainsi le Loup des steppes fut-il détruit par sa liberté. Il atteignit son objectif, s'affranchit progressivement de toute contrainte. Personne ne pouvait lui donner d'ordres ; il n'avait pas à se conformer à la volonté de quelqu'un ; il décidait de sa conduite de façon libre et indépendante, car tout homme fort parvient infailliblement au but qu'un véritable instinct lui ordonne de poursuivre. Cependant, lorsqu'il se fut installé dans cette nouvelle liberté, Harry s'aperçut tout à coup que celle-ci représentait une mort. Il était seul. Le monde le laissait étrangement tranquille et, de son côté, il ne se souciait plus des gens, ni même de sa propre personne, s'asphyxiant lentement dans cette existence solitaire, sans attaches, où l'air se raréfiait. Désormais, la solitude et l'indépendance ne constituaient plus pour lui un souhait et un but, elles étaient son lot, sa punition. Il avait formulé un vœu magique qu'il ne pouvait retirer. Il ne lui servait plus à rien de tendre les bras vers les autres avec ardeur et bonne volonté, en se montrant prêt à retisser des liens, à retrouver la communauté ; on le laissait seul maintenant. Ce n'était pas qu'il fût haï ou qu'il inspirât de l'antipathie. Au contraire, il avait de très nombreux amis. Beaucoup de gens l'appréciaient, mais il ne rencontrait chez eux que de la sympathie et de la gentillesse. On l'invitait, on lui faisait des cadeaux, on lui écrivait des lettres aimables, mais personne ne se rapprochait de lui ; jamais ne naissait un attachement, personne ne se montrait désireux et capable de partager son existence. Il vivait à présent dans l'univers des solitaires, dans une atmosphère silencieuse, dans l'éloignement du monde environnant, dans une incapacité à se lier contre laquelle toute sa volonté et son aspiration demeuraient impuissantes. C'était là une des caractéristiques principales de son existence.
Mais il y en avait une autre. Il faisait également partie des êtres suicidaires. Il faut préciser ici qu'il est erroné d'appeler suicidaires les seules personnes qui se suppriment vraiment. Certaines d'entre elles deviennent même suicidaires en quelque sorte par hasard et ne portent pas nécessairement cette disposition en elles. Parmi les hommes dépourvus de personnalité, de particularité marquée, de destin fort ; parmi les êtres moyens, animés par des instincts grégaires, beaucoup se donnent la mort sans pour autant appartenir au type des suicidaires par leurs traits de caractère et leur tempérament général. À l'opposé, parmi ceux qui, par essence, font partie des suicidaires, beaucoup, peut-être même la majorité, n'attentent jamais véritablement à leurs jours. Le suicidaire (et Harry en était un) n'entretient pas nécessairement un rapport très intense avec la mort (on peut d'ailleurs avoir ce genre de rapport avec elle sans être tenté de se supprimer). En revanche, le propre du suicidaire est de considérer, à tort ou à raison, son moi comme un germe particulièrement dangereux, suspect, destructeur. Il se sent en permanence extrêmement exposé et menacé, comme s'il se tenait sur le sommet le plus étroit d'un rocher où une légère poussée extérieure, une infime faiblesse intérieure suffirait à le faire tomber dans le vide. Les personnes de ce genre ont une destinée caractéristique. Dans leur cas, le suicide apparaît comme le type de mort le plus probable ; tout du moins, c'est ce qu'ils se figurent. Cette disposition d'esprit, qui se manifeste presque toujours dès la prime jeunesse et se prolonge tout au long de l'existence, n'est pas conditionnée par un manque particulier de vitalité. Au contraire, on trouve parmi les suicidaires des natures extraordinairement tenaces, avides et même intrépides. Mais, tout comme il existe des tempéraments sujets à la fièvre dès la moindre indisposition, ces natures que nous appelons suicidaires, et qui sont toujours particulièrement émotives et sensibles, tendent à s'abandonner pleinement à l'idée du suicide au moindre bouleversement. Si nous disposions d'une science assez courageuse et responsable pour s'intéresser à l'être humain et non aux simples mécanismes de la vie ; si nous avions une sorte d'anthropologie, de science des caractères, ces éléments seraient connus de tous.
Nos remarques sur les suicidaires concernent naturellement la simple superficie des choses ; elles relèvent de la psychologie et donc d'une partie de la physique. Du point de vue métaphysique, le problème se présente de façon différente et bien plus claire. Sous cet angle en effet, les suicidaires nous apparaissent comme des êtres souffrant d'un sentiment de culpabilité né de leur individualisation. Ce sont des âmes dont le but existentiel n'est plus l'accomplissement et le développement, mais la dissolution, le retour à la mère Nature, à Dieu, au Tout. Parmi ces tempéraments, beaucoup s'avèrent absolument incapables de passer vraiment à l'acte, parce qu'ils savent au fond d'eux-mêmes que c'est un péché. À nos yeux cependant, ils sont des suicidaires car ils voient leur rédemption dans la mort, non dans la vie. Ils sont prêts à s'avilir, à abandonner toute dignité, à s'anéantir pour revenir au commencement.
Mais de même que la force est toujours susceptible de devenir faiblesse (dans certaines circonstances, elle le devient nécessairement), le suicidaire type peut à l'inverse transformer son apparente faiblesse en une force et un appui.
C'est ce qu'il fait assez fréquemment, voire très fréquemment. Harry, le Loup des steppes, appartenait à cette catégorie de personnes. À l'instar de milliers de ses semblables, il transforma l'idée d'une mort accessible à tout instant en un jeu imaginaire empreint de mélancolie juvénile. Il en tira par ailleurs une consolation et un soutien. Certes, comme chez toutes les personnes de son tempérament, chaque émotion forte, chaque souffrance, chaque situation fâcheuse éveillait en lui le désir de s'échapper par la mort. Peu à peu cependant, il métamorphosa cette tendance en une philosophie propice à la vie. L'idée qu'il disposait à tout instant de cette issue de secours était tellement ancrée en lui que cela lui donnait de la force, le rendait curieux de goûter à certaines souffrances et à certains états d'âme douloureux. Lorsqu'il allait vraiment mal, il pouvait même parfois se dire avec une joie féroce, une sorte de joie maligne : « Je suis curieux de voir ce qu'un homme est capable d'endurer vraiment ! Une fois la limite du supportable atteinte, je n'aurai qu'à ouvrir la porte et à m'échapper ». Nombre de suicidaires puisent dans cette idée une énergie extraordinaire.
D'un autre côté, ils ont tous une grande habitude de la lutte contre la tentation de la mort. Chacun sait bien, dans un recoin de son âme, que le suicide représente une issue, mais que celle-ci n'est qu'une solution de fortune, un peu mesquine et illégitime. Au fond, il est plus noble et beau d'être vaincu et abattu par la vie que par soi-même. Cette certitude, cette mauvaise conscience, prend sa source là où naissent également les scrupules dont souffrent les personnes dites onanistes et conduit la plupart des suicidaires à livrer un combat permanent contre la tentation qu'ils éprouvent. Ils se comportent comme le kleptomane luttant contre son vice. Le Loup des steppes, lui aussi, connaissait bien ce genre de combat ; il l'avait mené à l'aide des armes les plus diverses. À l'âge de quarante-sept ans environ, il lui vint finalement une idée heureuse et non dénuée d'humour qui le rendit désormais souvent joyeux. Il décida qu'au jour de son cinquantième anniversaire, il s'autoriserait le suicide. D'après le pacte qu'il conclut avec lui-même, il devait alors avoir la liberté d'utiliser ou non l'issue de secours, suivant l'humeur du moment. Quoi qu'il lui arrivât désormais : qu'il fût malade, qu'il tombât dans la misère, qu'il endurât souffrance et amertume, cela n'avait plus d'importance. Tout était temporaire, ne pouvait durer au maximum qu'un nombre limité et sans cesse plus réduit d'années, de mois, de jours. Et de fait, il supportait désormais bien plus facilement de multiples désagréments qui l'auraient autrefois tourmenté plus profondément et plus durablement ; qui l'auraient peut-être même entièrement ébranlé. Lorsque, pour une raison quelconque, il lui arrivait de se sentir particulièrement mal ; lorsque des peines ou des pertes nouvelles venaient s'ajouter à la désolation, à la solitude et à la déchéance de son existence, il pouvait déclarer : « Attendez un peu ; encore deux ans et je serai maître de vous ! » Puis il s'abandonnait avec délice à la vision de son cinquantième anniversaire. Les lettres et les télégrammes de félicitations arriveraient le matin alors que, sûr de son coup de rasoir, il prendrait congé de toutes ses souffrances et fermerait la porte derrière lui. La goutte qui rongeait ses os, la mélancolie, les migraines et les maux d'estomac sauraient à quoi s'en tenir.
Il me reste encore à expliquer le cas particulier que représentait le Loup des steppes, notamment en ce qui concernait ses rapports singuliers avec la bourgeoisie. Je ramènerai pour cela ces phénomènes aux lois fondamentales qui les régissaient. Prenons comme point de départ le rapport aux valeurs bourgeoises que je viens d'évoquer, puisque l'exemple s'offre à nous spontanément !
Conformément à sa conception des choses, le Loup des steppes vivait totalement en dehors du monde bourgeois. Il n'avait en effet ni vie familiale ni ambition sociale. Il se sentait profondément différent des autres. Il se voyait parfois comme un original et un ermite maladif ; parfois aussi comme un individu doué de facultés supérieures à la normale, géniales, s'élevant au-dessus des normes mesquines de la vie ordinaire. Il méprisait sciemment le bourgeois et se sentait fier de ne pas en être un. Cependant, il menait une existence profondément bourgeoise par bien des aspects. Il avait de l'argent à la banque et soutenait financièrement des parents dans le besoin. Il était vêtu sans recherche mais de façon aussi convenable que discrète, et cherchait à vivre en bonne entente avec la police, le fisc et autres autorités de ce genre. Par ailleurs, une nostalgie puissante, secrète, l'attirait en permanence vers le petit monde bourgeois, vers les demeures familiales paisibles, respectables, avec leurs petits jardinets entretenus, leurs escaliers reluisants et leur atmosphère foncièrement modeste d'ordre et de bienséance. Il aimait à avoir ses petits vices, ses petites extravagances, à se sentir comme un original ou un génie échappant aux conventions. Cependant, il ne se trouvait pour ainsi dire jamais dans les contrées de la vie où ces valeurs ont totalement disparu. Il n'était chez lui ni dans le milieu des hommes violents ou marginaux ni dans celui des êtres criminels ou déchus de leurs droits. Il continuait de demeurer dans la province des bourgeois, à entretenir un lien avec les habitudes, les normes et l'atmosphère de celle-ci, même si c'était sur le mode de l'opposition et de la révolte. En outre, il avait reçu une éducation marquée par les valeurs du milieu petit-bourgeois dans lequel il avait grandi et en avait hérité une foule de conceptions et des modèles de pensée. En théorie, il n'avait pas la moindre objection contre la prostitution, mais il aurait été personnellement incapable de prendre une fille de joie au sérieux, de la considérer vraiment comme son égale. Il pouvait aimer comme son frère le criminel politique, le révolutionnaire, l'homme séduisant les foules par ses idées, celui qui était banni par l'État et la société, mais il n'aurait su réagir face à un voleur, un cambrioleur, un sadique qu'en plaignant celui-ci sur un ton assez bourgeois.
De sorte qu'une moitié de son être et de ses actes reconnaissait et approuvait sans cesse ce que l'autre moitié combattait et niait. Il avait grandi dans une maison de la bourgeoisie cultivée où régnaient un ordre et des usages stricts. Ainsi, une partie de son âme était-elle toujours restée attachée aux règles de ce milieu, alors même qu'il s'était depuis longtemps individualisé à un degré dépassant l'acceptable pour celui-ci et qu'il s'était libéré des idées animant son idéal et sa foi.
La bourgeoisie, en tant que mode d'être constant d'une partie de l'humanité, n'est rien d'autre qu'une tentative de trouver une stabilité, une aspiration à atteindre un point d'équilibre entre les attitudes extrêmes et les oppositions innombrables qui caractérisent le comportement des hommes. Choisissons n'importe laquelle de ces oppositions ; par exemple, l'opposition entre le saint et le débauché ; cela rendra immédiatement intelligible l'image que nous venons d'employer. L'homme a la possibilité de se consacrer entièrement au spirituel, à une tentative de rapprochement avec le divin, à l'idéal du saint. À l'inverse, il peut aussi s'abandonner pleinement à ses instincts, aux exigences de ses sens et tendre tout entier vers la satisfaction de plaisirs immédiats. La première voie mène à la sainteté, au martyre de l'esprit, au renoncement à soi qui permet d'accéder à Dieu. L'autre voie conduit à la débauche, au martyre des sens, au renoncement à soi qui débouche sur la mort et la décomposition. Le bourgeois tente, pour sa part, de trouver une voie moyenne, modérée, entre ces deux possibilités. Jamais il ne renoncera à lui-même, il ne s'abandonnera à l'ivresse ou à l'ascèse ; jamais il ne sera un martyr ; jamais il ne consentira à son anéantissement. Bien au contraire. Son idéal n'est en effet aucunement le sacrifice, mais la préservation de sa personne. Il n'aspire ni à la sainteté ni à son opposé, et ne supporte pas l'absolu. Certes, il désire être au service de Dieu, mais aussi de ce qui est source de plaisir. Il veut bien être vertueux, mais aussi passer un peu de bon temps sur cette terre. En résumé, il essaie de trouver sa place entre les extrêmes, dans une zone médiane, tempérée et saine où n'éclatent ni tempêtes ni orages violents. Et il y parvient, même s'il renonce pour cela à l'intensité existentielle et affective que procure une vie axée sur l'absolu et l'extrême. On ne peut vivre intensément qu'aux dépens de soi-même. Or, pour le bourgeois, rien n'est plus précieux que le moi (un moi dont le degré de développement est en vérité rudimentaire). Ainsi assure-t-il sa préservation et sa sécurité au détriment de la ferveur. Il rejette la passion du divin au profit d'une parfaite tranquillité morale ; rejette le désir au profit d'un sentiment de bien-être ; la liberté au profit du confort ; une ardeur fatale au profit d'une température agréable. Le bourgeois apparaît ainsi par sa nature même comme un être sans grande vitalité, angoissé, craignant toute forme de renoncement à soi et facile à gouverner. Voilà pourquoi il a substitué le principe de majorité à celui du pouvoir concentré, la loi à la force, le vote à la responsabilité individuelle.
Il est clair que des personnes aussi faibles et anxieuses ne peuvent se maintenir longtemps en vie, même si elles sont encore fortement représentées. Leurs particularités les rendent incapables de jouer un autre rôle que celui du troupeau de brebis égaré parmi des loups vagabondant en toute liberté. Cependant, dans les périodes où des natures très fortes détiennent le pouvoir, nous constatons que les bourgeois sont certes les premiers à être éliminés, mais qu'ils ne disparaissent jamais complètement ; ils semblent même parfois être les véritables maîtres du monde. Comment cela est-il possible ? Ni leur nombre, ni leur vertu, ni leur bon sens, ni leur instinct d'organisation ne sont assez grands pour les sauver de leur perte. Par ailleurs, aucune médecine au monde ne peut maintenir en vie des personnes dont la force vitale est aussi faible dès le départ. Or malgré cela, la bourgeoisie existe, se montre puissante et prospère. Pourquoi ?
La réponse est la suivante : c'est à cause des Loups des steppes. En effet, la force vitale de la bourgeoisie ne repose aucunement sur les particularités de ses membres normaux, mais sur celles des outsiders extraordinairement nombreux qu'elle est capable d'englober, grâce à l'imprécision et à l'élasticité de ses idéaux. On trouve toujours parmi les bourgeois une foule importante de natures fortes et indomptées. Harry, notre Loup des steppes, en était un exemple caractéristique. Il s'était développé en tant qu'individu à un degré dépassant de loin les possibilités du bourgeois. Il connaissait le plaisir profond de la méditation, tout comme les joies sombres de la haine d'autrui et de soi-même. Il méprisait la loi, la vertu et le bon sens. Et pourtant, il demeurait prisonnier de la bourgeoisie, incapable de lui échapper. Ainsi de vastes couches d'humanité s'accumulent-elles autour de la véritable masse que forme la bourgeoisie authentique ; des milliers d'existences et d'intelligences qui se situent au-delà du niveau d'évolution bourgeois et qui auraient normalement pour vocation de se consacrer à l'absolu. Chacun de ces êtres reste attaché par des sentiments infantiles au monde bourgeois ; se voit contaminé partiellement par sa mollesse ; s'obstine d'une certaine manière à vivre parmi ses membres ; continue d'une certaine manière à être l'esclave, l'obligé, le serviteur de ceux-ci. Car c'est l'inverse du principe des Grands Hommes qui prévaut aux yeux de la bourgeoisie : celui qui n'est pas contre elle est pour elle !
Si l'on examine l'âme du Loup des steppes à la lumière de ce qui vient d'être dit, celui-ci apparaît comme un homme qui, par son haut degré d'individualisation, n'était aucunement destiné à faire partie des bourgeois. En effet, toute individualisation avancée se retourne contre le moi et tend à le détruire. Nous constatons également qu'il avait une forte propension à la sainteté comme à la débauche, mais que par une sorte de faiblesse ou de paresse, il ne fit jamais le saut qui l'aurait fait pénétrer dans un univers libre et sauvage, et resta rivé à l'astre massif et maternel de la bourgeoisie. Telle était sa situation dans le monde ; tel était son assujettissement. La plupart des intellectuels, la majorité des artistes font également partie de cette catégorie de personnes. Seuls les plus forts d'entre eux s'élèvent au-dessus de l'atmosphère qui enveloppe le sol bourgeois et atteignent l'espace cosmique. Tous les autres se résignent ou font des compromis. Ils méprisent la bourgeoisie en continuant de lui appartenir et renforcent sa puissance et sa gloire car ils sont contraints en dernier ressort de l'approuver pour pouvoir continuer de vivre. Ces innombrables existences n'ont pas la force suffisante pour atteindre au tragique, mais subissent tout de même une adversité et une infortune considérables, dans l'enfer desquelles leurs talents s'épanouissent et deviennent féconds. Seules les rares personnes qui s'arrachent à l'emprise bourgeoise trouvent le chemin de l'absolu et ont une fin admirable. Ce sont des êtres tragiques qui ne sont pas nombreux. Quant aux autres, aux enchaînés dont les talents sont souvent fort honorés par la bourgeoisie, ils ont accès à un troisième royaume, à un univers imaginaire, mais souverain : l'humour. Les Loups des steppes comptent parmi ces êtres inquiets qui éprouvent en permanence des souffrances terribles et ne possèdent pas l'énergie nécessaire pour accéder à la dimension tragique, pour pénétrer la sphère étoilée. Ils se sentent voués à l'absolu sans se montrer pour autant capables de vivre selon ses principes. Néanmoins, une fois que la douleur a fortifié et assoupli leur esprit, ils voient s'ouvrir devant eux une issue conduisant à la réconciliation : celle de l'humour. D'une certaine manière, celui-ci demeure toujours bourgeois, bien que le véritable bourgeois se montre inapte à le comprendre. Dans la sphère imaginaire qu'il représente, l'idéal compliqué, contradictoire de tous les Loups des steppes se trouve réalisé. Ici, il devient possible d'approuver le saint et le débauché, de ramener les pôles opposés l'un vers l'autre jusqu'à ce qu'ils se rejoignent et même d'inclure le bourgeois dans cette approbation. L'homme habité par la passion du divin est en effet tout à fait capable d'approuver le criminel et inversement. Cependant, il est impossible à ces deux types de personnes, tout comme à l'ensemble des êtres vivant dans l'absolu, d'accepter de surcroît la médiocrité neutre, tempérée de la bourgeoisie. Il reste alors l'humour, cette invention magnifique des hommes qui ont été entravés dans la quête du sublime à laquelle ils étaient voués, qui n'atteignent pas tout à fait à la dimension tragique et sont profondément malheureux malgré leurs dons exceptionnels. Seul l'humour (peut-être l'invention la plus spécifique et la plus géniale de l'humanité) accomplit l'impossible. Le rayonnement que renvoient ses prismes enveloppe et réunit toutes les parties de l'être humain. Vivre dans le monde comme s'il ne s'agissait pas de celui d'ici-bas ; respecter la loi tout en étant au-dessus d'elle ; posséder, mais faire comme si on ne possédait pas ; renoncer, mais faire comme si on ne renonçait pas : voilà toutes les exigences estimées et souvent citées d'une haute sagesse de l'existence que seul l'humour est en mesure de satisfaire.
Si le Loup des steppes, qui ne manque pas de dons et de prédispositions pour cela, réussissait à porter à ébullition et à distiller ce breuvage magique dans le chaos étouffant de son existence infernale, il serait sauvé. Il lui reste encore beaucoup de lacunes, mais la possibilité, l'espoir qu'il y parvienne demeurent. Quiconque l'aime, éprouve de l'intérêt à son égard doit lui souhaiter ce salut. Certes, il resterait alors pour toujours attaché à la bourgeoisie, mais ses souffrances seraient supportables, deviendraient fécondes. Son rapport au monde bourgeois alternant entre l'humour et la haine perdrait tout caractère sentimental et son assujettissement cesserait de le rendre honteux et de le torturer continuellement.
Pour parvenir à cela ou pour pouvoir finalement oser le saut dans l'univers, ce Loup des steppes devrait nécessairement être confronté à lui-même, pénétrer les profondeurs du chaos qui règne dans son âme et prendre pleinement conscience de son être. Alors, le caractère irréversible de son existence douteuse lui apparaîtrait clairement, de sorte qu'il lui deviendrait impossible de continuer d'échapper à l'enfer de ses instincts en se réfugiant d'abord dans des réflexions consolatrices d'ordre philosophico-sentimental, puis à nouveau dans l'ivresse aveugle du loup qui est en lui. L'homme et le loup seraient contraints de se reconnaître mutuellement, sans faux-semblants, de se regarder droit dans les yeux. Cela pourrait aboutir à un éclatement et à une séparation qui signifieraient la disparition du Loup des steppes, ou bien à la conclusion d'un mariage de raison sous les auspices d'un humour clairvoyant.
Il est probable que Harry se retrouve un jour confronté à cette dernière possibilité ; probable qu'il apprenne un jour à se connaître, soit parce que l'un de nos petits miroirs lui tombe sous la main, soit parce qu'il rencontre les Immortels, ou parce qu'il trouve dans l'un de nos théâtres magiques ce dont il avait besoin pour libérer son âme déchue. Des milliers d'occasions peuvent s'offrir à lui. Son destin les attire irrésistiblement car tous les marginaux de la bourgeoisie vivent dans la sphère de ces opportunités merveilleuses. Un rien suffit, et c'est l'éclair !
Le Loup des steppes a parfaitement conscience de cela, même s'il ne lui arrive jamais d'apercevoir concrètement cet aspect de sa vie intérieure. Il devine quelle est sa place dans l'édifice universel ; il devine et connaît même déjà l'existence des Immortels ; il devine et craint la possibilité d'une confrontation avec lui-même. Il connaît également l'existence de ce miroir dans lequel il aurait tellement besoin de regarder, dans lequel il a une peur panique de se voir.
Pour conclure notre étude, il nous reste à dissiper une dernière fiction, une illusion fondamentale. Toute explication, toute psychologie, toute tentative de compréhension nécessite en effet le recours à des expédients, à des théories, des mythologies, des supercheries. Or un auteur digne de ce nom ne devrait pas négliger d'éclaircir autant que possible ces mensonges à la fin d'une description. Lorsque je dis : en haut ou en bas, j'affirme déjà une chose qui doit être expliquée car le haut et le bas existent uniquement dans la pensée, uniquement dans le domaine de l'abstraction. Le monde ne connaît ni le haut ni le bas.
Pour le dire brièvement, le Loup des steppes représente lui aussi une fiction. Harry a le sentiment d'être un homme-loup ; il se croit fait de deux êtres hostiles et opposés l'un à l'autre. Mais il ne s'agit là que d'une pure mythologie simplificatrice. Harry n'a rien d'un homme-loup. En prenant apparemment pour argent comptant ce mensonge qu'il a lui-même inventé et auquel il croit ; en tentant effectivement de le considérer et de le présenter comme un être double, comme un Loup des steppes, nous avons tiré profit d'une illusion dans l'espoir d'être plus aisément compris. Mais nous nous devons à présent de rétablir la vérité.
L'idée d'une dichotomie entre le loup et l'homme, entre les instincts et l'esprit, dont Harry se sert pour essayer de mieux saisir son destin, constitue une simplification très grossière. C'est une manière de déformer brutalement la réalité en faveur d'une explication plausible, mais erronée, des contradictions qui habitent cet homme et qui lui semblent être à la source de ses grandes souffrances. Harry trouve en lui un homme, c'est-à-dire un monde habité par des pensées, des sentiments, une culture, une nature domptée et sublimée. Mais il trouve également un loup, c'est-à-dire un monde obscur, habité par les instincts, la sauvagerie, la cruauté ; une nature brute qui n'a rien de sublimé. Cette division de son être en deux sphères hostiles l'une à l'autre semble parfaitement claire ; cependant, il lui est parfois arrivé de voir le loup et l'homme s'entendre l'espace d'un court moment, d'une minute de bonheur. Si Harry voulait essayer de repérer quel rôle joue l'homme et quel rôle joue le loup à chaque instant de son existence, dans chacun de ses gestes, dans chacun de ses sentiments, il se trouverait vite embarrassé et sa belle théorie de l'homme-loup volerait en éclats. En effet, aucun être humain, pas même le nègre primitif, pas même l'idiot, ne possède une nature si agréablement simple qu'on puisse uniquement la présenter comme la somme de deux ou trois éléments principaux. Expliquer une personnalité aussi contrastée que celle de Harry en la divisant de façon naïve en loup et en homme représente une tentative désespérément candide. Harry ne se compose pas de deux êtres, mais de cent, de mille. Son existence n'oscille pas (à l'instar de celle de tout homme) entre deux pôles uniques, entre les instincts et l'esprit ou entre la sainteté et la débauche ; elle oscille entre des milliers, d'innombrables séries d'oppositions.
Nous ne devons pas nous étonner de voir un être aussi instruit et intelligent que Harry se prendre pour un Loup des steppes, croire qu'il peut réduire la structure riche et complexe de son existence à une formule aussi simple, aussi brutale, aussi primitive. L'être humain ne dispose pas d'une grande capacité de penser ; même le plus intellectuel et le plus cultivé des hommes voit le monde et sa propre personne à travers un prisme de formules très naïves, simplificatrices, qui travestissent la réalité. Oui, c'est avant tout sa propre personne qu'il perçoit ainsi car tous les hommes ont, semble-t-il, un besoin inné et impérieux de concevoir leur moi comme une unité. Cette illusion a beau être ébranlée fréquemment et profondément, elle ne cesse de se reformer et de se raffermir. Le juge qui est assis en face de l'assassin et le regarde dans les yeux peut, l'espace d'un instant, entendre parler le meurtrier avec sa propre voix (celle du juge) et retrouver en son for intérieur toutes les émotions, les facultés, les potentialités de celui-ci. Néanmoins, dès l'instant suivant, il a recouvré son unité, sa fonction de juge. Il réintègre rapidement l'enveloppe de son moi imaginaire, accomplit son devoir et condamne à mort le meurtrier. Parfois aussi, des âmes particulièrement douées et délicates voient poindre en elles l'intuition de leur caractère multiple ; parfois, comme c'est le cas pour tous les génies, elles brisent l'illusion d'une unité de la personnalité et découvrent en elles de multiples facettes, un agrégat de moi différents. Il leur suffit alors de proclamer cela pour qu'immédiatement la majorité les enferme, appelle la science à l'aide, constate que ces malheureux sont atteints de schizophrénie et évite ainsi à l'humanité de devoir entendre la voix de la vérité qui sort de leur bouche. Mais à quoi bon en parler ; à quoi bon exprimer des choses que tout être pensant considère comme évidentes, même s'il n'est pas d'usage de les dire tout haut ? Ainsi, lorsqu'un homme va jusqu'à conférer au moi une dimension supplémentaire en le faisant passer d'une unité illusoire à la dualité, il se rapproche déjà du génie, il constitue en tout cas une exception rare et intéressante. En vérité, il n'est pas de moi, même le plus naïf, qui soit un. Celui-ci représente un monde extrêmement multiple, un petit ciel étoilé, un ensemble chaotique de formes, de degrés d'évolution et d'états, d'hérédités et de potentialités. Le fait que tout individu s'applique à considérer ce chaos comme une unité et à parler de son moi comme s'il s'agissait d'un phénomène simple, structuré, clairement délimité ; le fait que cette illusion s'installe aisément chez chacun (même chez les êtres les plus évolués) semble constituer une nécessité, un besoin aussi vital que celui de respirer ou de manger.
L'illusion est fondée sur une simple analogie. En tant que corps, chaque homme est un ; en tant qu'âme, il ne l'est jamais. La littérature, même la plus raffinée, utilise de manière traditionnelle des personnages qui forment apparemment un tout, qui montrent apparemment une cohérence. Parmi les œuvres produites jusqu'à aujourd'hui, les spécialistes, les connaisseurs apprécient surtout le drame. Ils ont raison car ce genre permet (ou permettrait) de représenter au mieux le moi en tant qu'instance multiple. Mais cela est contredit par les apparences grossières qui font naître l'illusion d'une harmonie intérieure des personnages, chacun d'eux habitant un corps nécessairement unique, unifié, parfaitement circonscrit. Voilà pourquoi l'esthétique naïve prise par-dessus tout le théâtre psychologique, où tout personnage se présente comme une unité parfaitement reconnaissable et individualisée. Quelques-uns voient émerger, au loin tout d'abord, l'intuition qu'il pourrait s'agir là d'une esthétique superficielle, sans véritable valeur ; que nous nous trompons en appliquant à nos grands dramaturges les conceptions du Beau héritées de l'Antiquité. En effet, bien qu'admirables, celles-ci ne nous sont pas naturelles ; nous les avons simplement adoptées parce qu'elles nous ont été serinées. C'est l'Antiquité qui, en se référant systématiquement au corps visible, a inventé la fiction du moi, de l'individu. Dans les œuvres de l'Inde ancienne, cette notion est totalement inconnue. Les héros des épopées ne sont pas des personnes ; ils représentent un enchevêtrement d'êtres, des incarnations successives. Dans notre monde moderne, il existe également des œuvres qui tentent, presque à l'insu des auteurs eux-mêmes, de représenter les multiples aspects de l'âme derrière le voile du jeu des personnages et des caractères. Pour reconnaître ce phénomène, il faut se résoudre à considérer les personnages de ces œuvres non comme des individus, mais comme les parties, les facettes, les différentes formes d'une unité supérieure (par exemple, de l'âme de l'écrivain). Lorsqu'on examine Faust de cette manière, Faust, Méphisto, Wagner et tous les autres apparaissent comme les éléments d'un tout, comme une seule et même personne appartenant à un ordre supérieur. Or c'est uniquement au sein de cette unité suprême et non dans chaque personnage pris individuellement que se dessine la véritable essence de l'Être. En déclarant : « Deux âmes, hélas, habitent ma poitrine », ces mots devenus célèbres parmi les maîtres d'école et inspirant aux philistins un frisson d'admiration, Faust oublie Méphisto ainsi qu'une foule d'autres âmes qui habitent, elles aussi, sa poitrine. Même notre Loup des steppes croit renfermer en lui deux âmes (le loup et l'homme) et en ressent déjà une forte gêne dans la poitrine ! La poitrine, le corps sont effectivement uns, mais les âmes qui les habitent ne sont pas deux ou cinq, elles sont innombrables. L'être humain ressemble à un bulbe formé de centaines de membranes superposées, à un tissu fait de multiples fils. Les anciens peuples d'Asie avaient perçu cela, ils le savaient même parfaitement. Le yoga bouddhiste a par exemple inventé une technique précise pour démasquer l'illusion de la personnalité unique. Le jeu de l'humanité est amusant et varié : mille ans durant, l'Inde s'est acharnée à défaire une illusion que l'Occident s'est efforcé à son tour de soutenir et de renforcer.
Si l'on examine le Loup des steppes de ce point de vue, on comprend clairement pourquoi il souffre tant de sa dualité dérisoire. À l'instar de Faust, il croit que deux âmes sont trop pour une seule poitrine et qu'elles risquent à coup sûr de la déchirer. Or c'est le contraire ; elles sont en nombre bien trop réduit et Harry brusque terriblement sa pauvre âme en tentant de la saisir de manière aussi primitive. Malgré son haut degré de culture, Harry se comporte comme un sauvage qui ne sait pas compter au-delà de deux. Il désigne une partie de lui-même par le nom d'homme ; l'autre partie par celui de loup, et croit avoir ainsi réglé le problème, avoir donné une définition exhaustive de sa personne. Il fait entrer sous le nom d'homme tout ce qui en lui appartient à l'ordre du spirituel, du sublime ou encore du culturel, et range sous le nom de loup tout ce qui est animal, sauvage et chaotique. Dans la vie cependant, rien n'est aussi simple que dans nos pensées, aussi sommaire que dans notre pauvre langage d'idiots. Harry se leurre doublement en disséquant sa personne de manière aussi primitive. Il pense, c'est à craindre, que des régions entières de son âme ressortissent à l'homme, bien qu'elles soient loin d'être humaines. De même, il considère que certaines parties de sa personne ressortissent au loup, alors qu'elles ont depuis longtemps dépassé le stade d'évolution de celui-ci.
À l'instar de tous les êtres humains, Harry croit savoir ce qu'est l'homme, mais, en réalité, il l'ignore totalement, même s'il lui arrive souvent d'en avoir l'intuition lorsqu'il rêve ou qu'il est plongé dans des états de conscience difficiles à contrôler. Il serait pourtant tellement souhaitable qu'il n'oublie pas ces pressentiments, qu'il se familiarise davantage avec eux ! En effet, l'homme n'est pas une création stable et durable (comme l'affirmait l'idéal de l'Antiquité, malgré les visions contraires de ses sages). Il représente plutôt une tentative et une transition ; il n'est rien d'autre qu'une passerelle étroite, périlleuse, entre la nature et l'esprit. Sa destinée la plus profonde le mène vers le monde spirituel, vers Dieu ; sa nostalgie la plus ardente l'incite à retourner vers la nature, vers notre mère commune. Tels sont les deux pouvoirs entre lesquels son existence angoissée et tremblante se trouve ballottée. Ce que les gens entendent par la notion d'être humain se réduit toujours à une convention bourgeoise précaire. Celle-ci rejette et réprouve certains instincts extrêmement brutaux ; elle réclame une part de conscience, de civilité et de désanimalisation ; enfin, elle ne se contente pas d'autoriser un soupçon d'esprit, elle l'exige. L'homme défini selon cette convention représente, comme tout idéal bourgeois, un compromis. C'est une entreprise timide, naïvement rusée, qui vise à empêcher aussi bien notre mère à tous : la nature mauvaise, que notre père à tous : l'esprit ennuyeux, de faire valoir leurs fortes exigences. Elle permet ainsi de vivre entre les deux, dans un espace intermédiaire où règne une atmosphère tiède. Voilà pourquoi le bourgeois accepte et tolère ce qu'il appelle la personnalité, tout en livrant celle-ci au Moloch que représente l'État et en se servant constamment de l'un pour lutter contre l'autre. Voilà pourquoi aussi le bourgeois brûle aujourd'hui un hérétique ou pend un criminel auquel il élèvera demain des statues.
Le Loup des steppes pressent également que l'homme n'est pas une création achevée, qu'il est une revendication de l'esprit, une possibilité lointaine, autant désirée que crainte. Il devine que ce sont précisément ces individus rares, auxquels on dresse un jour l'échafaud et le lendemain un monument, qui parcourent le chemin menant vers cette possibilité. Néanmoins, il n'ignore pas non plus que ceux-ci avancent sur une toute petite distance seulement, au prix de terribles tourments mais aussi d'extases. Quant à ce qu'il appelle l'homme en lui, par opposition au loup, il correspond pour une grande part à l'homme médiocre défini par les conventions bourgeoises. Harry sent parfaitement où est la voie qui mène à l'homme véritable ; la voie qui mène aux Immortels. Il lui arrive de temps en temps de la suivre avec hésitation l'espace d'un court moment et de payer cet acte par des souffrances extrêmes, par un isolement douloureux. Cependant, au tréfonds de son âme, il craint de souscrire et d'aspirer à la réalisation de cette exigence suprême, à ce véritable épanouissement de l'homme que recherche l'esprit ; il craint d'emprunter l'étroit chemin isolé qui permet d'atteindre l'immortalité. Il le sent clairement : cela le conduirait à des douleurs plus grandes encore, au bannissement, à un ultime renoncement, peut-être à l'échafaud. Même si au bout, l'immortalité l'attend en récompense, il n'est pas disposé à endurer toutes ces épreuves, à passer par toutes ces agonies. Il a une conscience plus claire que les bourgeois du but que représente l'épanouissement de l'homme ; pourtant, il ferme les yeux. Il refuse de voir que le fait de rester désespérément accroché à son moi, de rejeter désespérément la mort conduit inévitablement à une agonie éternelle, alors que savoir faire face à la mort, se dépouiller de tout, s'abandonner au changement conduit à l'immortalité. Il vénère également certains Immortels plus que d'autres : Mozart, par exemple. Mais au bout du compte, il pose toujours sur celui-ci un regard bourgeois et se montre enclin, tel un maître d'école, à attribuer sa perfection exclusivement à son génie de la musique. Il ne s'aperçoit pas qu'elle est le résultat de la grandeur de son dévouement et de son acceptation de la douleur ; qu'elle découle de son indifférence aux idéaux bourgeois, de son aptitude à endurer cette solitude extrême qui réduit l'atmosphère enveloppant l'être souffrant, l'homme en devenir, à un espace vide et glacé : la solitude du Jardin de Gethsémani.
Toutefois notre Loup des steppes a au moins découvert en lui la dualité faustienne. Il a compris que l'unité de son corps n'impliquait pas forcément celle de son âme ; qu'il avait tout au plus commencé le voyage, le long pèlerinage vers l'harmonie idéale. Il voudrait vaincre le loup en lui pour devenir pleinement homme, ou renoncer à être homme pour poursuivre au mieux en tant que loup une existence équilibrée, sans déchirements. Peut-être n'a-t-il jamais observé avec attention un véritable loup. Il aurait alors probablement constaté que les animaux, eux aussi, ont une âme dépourvue d'unité. Chez eux aussi, la belle forme lisse du corps dissimule une multiplicité d'aspirations et d'humeurs ; le loup, lui aussi, cache des abîmes ; le loup, lui aussi, éprouve des souffrances. Ainsi, il est clair qu'en aspirant au retour à la nature, l'homme fait toujours fausse route, il s'engage dans une voie douloureuse et désespérée. Harry ne pourra jamais redevenir un loup à part entière. S'il le redevenait effectivement, il verrait que le loup n'a rien de simple et de primitif, qu'il est plutôt extrêmement multiple et complexe. Il possède deux âmes ou plus et celui qui aspire à être un loup commet le même oubli que l'homme chantant : « Oh ! Quel bonheur d'être encore un enfant ! » Cet homme sympathique mais sentimental, entonnant la chanson de l'enfant bienheureux, souhaiterait lui aussi un retour à la nature, à l'innocence, aux origines. Or il oublie totalement que les enfants ne connaissent nullement la félicité, qu'ils sont susceptibles d'éprouver bien des conflits, bien des contradictions, toutes les formes de souffrances.
Aucun chemin ne permet de revenir en arrière, d'être de nouveau loup ou enfant. Au commencement, il n'y avait ni innocence ni ingénuité. Tout ce qui fait partie de la Création, même l'être le plus simple, porte en son sein la culpabilité, la multiplicité ; se trouve plongé dans le flot impur du devenir et ne peut jamais, jamais remonter le courant. Pour retrouver l'innocence, le stade précédant la Création, Dieu, il ne faut pas revenir en arrière, mais aller de l'avant ; il ne faut pas redevenir loup ou enfant, mais s'enfoncer toujours plus loin dans la faute, toujours plus profond dans la métamorphose par laquelle l'homme devient un être humain. Même le suicide ne t'aidera pas vraiment, pauvre Loup des steppes. Tu devras malgré tout parcourir le long, le pénible et difficile chemin de la transformation qui fera de toi un être humain ; tu devras encore souvent enrichir ta dualité, rendre beaucoup plus complexe ta complexité. Au lieu de rétrécir ton univers, de simplifier ton esprit, tu devras accueillir dans ton âme douloureusement élargie une part toujours plus grande du monde et finalement le monde entier, pour pouvoir un jour peut-être accéder au stade ultime, au repos. C'est la voie que Bouddha, que tous les grands hommes ont suivie. Le premier l'a fait consciemment, les autres inconsciemment, aussi longtemps que cette entreprise aventureuse leur réussissait. Toute naissance signifie une séparation entre l'être et le Tout, une délimitation, un éloignement de Dieu, un renouvellement plein de souffrances. Le retour au Tout, l'arrêt de l'avènement douloureux de l'individu, la fusion avec Dieu, signifie une expansion de l'âme si importante que celle-ci est à nouveau capable d'embrasser l'univers.
Il n'est nullement question ici des hommes tels que les connaissent l'école, l'économie politique, la statistique ; de ces hommes qui courent les rues à des millions d'exemplaires et qui ne comptent pas plus que des grains de sable sur le rivage, que des éclaboussures d'écume. Il pourrait y en avoir quelques millions de plus ou de moins, cela n'aurait aucune importance ; ces hommes représentent un matériau, pas davantage. Non, nous parlons ici de l'homme au sens élevé du terme, du but vers lequel tend la longue naissance de l'être humain, de l'homme souverain, des Immortels. Le génie n'est pas aussi rare que nous le croyons souvent, même s'il n'est pas non plus aussi fréquent que l'affirment l'histoire littéraire et universelle, ou encore les journaux. Il nous semble que Harry, le Loup des steppes, aurait assez de génie pour se lancer dans l'aventure et tenter de devenir un être humain à part entière, au lieu de chercher une échappatoire à chaque difficulté en invoquant sur un ton larmoyant la responsabilité de cet absurde Loup des steppes.
Constater que des personnes douées de telles possibilités recourent à ce genre d'argument comme à celui des « deux âmes, hélas ! » est aussi surprenant et désolant que de les voir éprouver si fréquemment pour l'univers bourgeois l'attachement lâche dont nous avons déjà parlé. Un homme qui entrevoit les firmaments et les abîmes de l'humanité ne devrait pas vivre dans un monde dominé par le sens commun, la démocratie et la culture bourgeoise. Il y demeure uniquement par lâcheté, et lorsque son ampleur devient gênante, lorsqu'il commence à se sentir à l'étroit dans sa petite chambre bourgeoise, il en impute la faute au loup en ignorant volontairement que celui-ci représente parfois la meilleure part de lui-même. Le nom de loup désigne tout ce qui est sauvage en lui, tout ce qu'il considère comme mauvais, dangereux, comme source de terreur pour les bourgeois. Cet homme qui croit pourtant être un artiste et posséder des sens délicats se montre ainsi incapable de voir qu'en dehors du loup, derrière sa façade, il est habité par bien d'autres êtres ; que les morsures douloureuses ne viennent pas toutes du loup ; qu'il y a aussi le renard, le dragon, le tigre, le singe et l'oiseau de paradis. Il est incapable de voir que cet univers, ce jardin paradisiaque, empli d'êtres gracieux et effrayants, grands et petits, puissants et fragiles, est entièrement écrasé et emprisonné par la fable du loup, à l'instar de l'homme véritable qui est écrasé et emprisonné par l'homme fictif, par le bourgeois.
Imaginons un jardin où poussent des centaines d'espèces d'arbres, des milliers de fleurs différentes, des centaines de variétés de fruits, des centaines de types d'herbes. Si le jardinier chargé de son entretien a des connaissances botaniques limitées, lui permettant uniquement de faire la distinction entre les plantes comestibles et les mauvaises herbes, il ne saura pas comment s'occuper des neuf dixièmes de son jardin. Il arrachera les fleurs les plus merveilleuses, abattra les variétés d'arbres les plus nobles ou les détestera, les regardera de travers. C'est ainsi que le Loup des steppes se comporte vis-à-vis des mille fleurs ornant son âme. Il ignore totalement ce qui n'entre pas dans la catégorie homme ou dans la catégorie loup. Et que n'inclut-il pas parmi les caractéristiques de l'homme ! Toutes les lâchetés, toutes les attitudes grotesques, toutes les stupidités et les mesquineries lui sont attribuées dès lors qu'elles n'entrent pas dans la catégorie du loup. De même, il range du côté de ce dernier tout ce qui est fort et noble, simplement parce qu'il n'a pas encore réussi à s'en rendre maître.
Mais nous prenons congé de Harry ; nous le laissons poursuivre seul sa route. S'il séjournait déjà parmi les Immortels, s'il avait atteint le but vers lequel son cheminement pénible semble le guider, il regarderait avec un étonnement extrême ses va-et-vient, sa trajectoire zigzagante, folle, indécise, et il adresserait au Loup des steppes un sourire plein d'encouragement, de reproche, de compassion, d'amusement.
Hermann Hesse, in Le Loup des steppes