mardi 30 juillet 2013

En s'accroupissant... Léon Bloy, Bien faire et laisser dire

Avant-hier, 19 janvier 1913, on célébrait à la Sorbonne le cinquantième anniversaire de l'entrée de M. Judas-Ernest Lavisse, membre de l'Académie prétendue française, dans l'École normale supérieure dont il est aujourd'hui le Directeur. M. Raymond Poincaré, élu fraîchement ou fraîchement élu Président de la République, en conséquence d'une admirable cuisine parlementaire, avait tenu à honorer de sa figure cette farce jubilatoire.
Il y eut des discours, naturellement, et quels discours ! On entendit un M. Guist'hau, ministre de je ne sais plus quoi, rappelant un vieux boniment où ce Lavisse avait parlé de « La seule puissance désormais souveraine, la Science rénovatrice, philosophie de l'avenir et religion en espérance ». La religion en espérance ! C'est sur ce dernier échelon du crétinisme universitaire que Poincaré, successeur de Louis XIV, de Napoléon et de Fallières, a serré la main du savant Lavisse qui fut, autrefois, l'un de ses pions. Mais il aurait fallu serrer beaucoup d'autres mains, Lavisse n'étant qu'une unité dans le troupeau.
Il ne faut pas oublier qu'il y a des sorbonnards tels que Aulard, Lanson, inventeur des « six grandes lois de la littérature sociologique » parfaitement ignorées avant lui ; Langlois et le calviniste Seignobos introducteur en France du phylloxera historique ; enfin et surtout l'inimaginable pontife Durkheim à qui la société future, heureusement opérée de Dieu et de l'intelligence, sera redevable du totémisme ( ?) et de la « division du travail sexuel » ( !) Les journaux qui ont raconté le jubilé du cacogénaire Lavisse, n'ont fait, je crois, aucune mention de ces professeurs illustres que le nouvel empereur de la République, si capable de les comprendre, eût été si heureux de caresser avec tendresse ! « Bien faire et laisser dire », leur aurait-il dit. « Qu'importe qu'une aveugle multitude vous considère comme des crétins impies ou des cuistres impurs en condition chez les assassins de la France. Qu'importe que moi-même, holocauste à douze mille francs par an, je sois vu, dans le plus prochain avenir, tel qu'un bouvier stupide au service des agriculteurs de la honte et du désespoir ? N'avons-nous pas le témoignage de nos consciences républicaines ? Ne sommes-nous pas les fils des géants de la Révolution ? Nous savons qu'il n'y a pas de Dieu et que l'histoire a commencé en 1789. Ces certitudes, messieurs, doivent nous suffire ».
De si fières paroles, prononcées par un tel chef, n'auraient pas manqué d'incendier les puits de science de la Sorbonne, en mettant des ailes aux pieds d'un assez grand nombre d'auditeurs. Mais les choses trop belles n'arrivent pas et le jubilé dut finir assez platement.
Qu'importe ? dirai-je à mon tour, voilà des hommes, un troupeau d'hommes unis dans la généreuse volonté de détruire le christianisme et d'idiotifier la France. Ils ont pour eux la force presque infinie d'une persévérance que ne décourage nul insecticide et le fanatisme véhément de la sottise absolue. Qui oserait dire que cela n'est rien ?
Songez que M. Durkheim s'occupe de nous fabriquer une morale et qu'on lui doit cette trouvaille inouïe que l'amour n'est qu'un cas de la division du travail ! C'est ce même sociologue qui a promulgué la distinction lumineuse des sociétés poly-segmentaires simples, des sociétés poly-segmentaires simplement composées et des sociétés poly-segmentaires doublement composées. C'est lui-même encore qui a donné cette définition lapidaire : « Les fonctions administratives sont la fonction cérébro-spinale de l'organisme social ! »
Il n'est pas inutile de déclarer ici que je dois la connaissance de ces belles choses à un très intéressant livre de M. Pierre Lasserre sur la Doctrine officielle de l'Université. Je n'aurais pu faire, sans danger de mort, les effroyables lectures auxquelles cet écrivain héroïque a survécu.
Ce qui m'a surtout impressionné dans cet exposé de la doctrine universitaire, c'est que la France est en train de perdre le sens du ridicule. On écrit gravement, avec une autorité immense, des choses infiniment plus cocasses que tout ce qui peut être lu dans Molière ou dans Courteline, et nul ne pense à se rouler par terre. On est, au contraire, saisi de respect et d'une sorte de crainte religieuse. C'est la mort imminente annoncée par le plus irrécusable symptôme.
On peut concevoir la France malade, infirme, ruinée, prostituée, demandant l'aumône et ne recevant que des outrages, néanmoins vivante et joyeuse, malgré tout, de sentir en elle un principe de vie, une promesse infaillible de renouveau, de restitution intégrale de sa jeunesse et de sa force, après les infortunes excessives et les non pareilles dérélictions ; mais une France incapable de sentir le ridicule et capable de vivre encore, cela ne se conçoit pas. L'alouette gauloise germanisée, laïcisée, franc-maçonnisée, au point de ne pouvoir plus distinguer ce qui est risible de ce qui est grave et ce qui est grotesque de ce qui est auguste ; ah ! cette France-là,  je ne la vois pas autrement que morte.
Les autres nations peuvent subsister, à leur manière, dans le crottin des pédagogues. Cela n'est pas possible à la Fille aînée de l'Église, à l'Épouse préférée de Jésus-Christ, et cependant on pourrait croire que ce malheur épouvantable est sur le point de lui arriver. Ce serait déjà suffisamment horrible de dire que nous pourrions être tout à fait sans Dieu demain matin ou demain soir, mais, que nous descendions assez au-dessous pour adorer ou faire adorer à nos enfants des excréments présentés par des pontifes tels que le renégat Lavisse ou l'incommensurable imbécile qui a nom Durkheim, quand il ne s'appelle pas Lanson ou Seignobos, c'est un comble d'ignominie que ne supporte pas la pensée française !
Quelques voix, il est vrai, se sont élevées déjà et on commence à espérer le jusant du crétinisme universitaire. Espérance vaine, j'en ai peur. Les sorbonnards ont reçu la poignée de main du Président inauguré qui peut voir en eux des manouvriers d'abrutissement convenables à ses desseins et capables d'illustrer son règne. Électrisés par ce contact, ils reprendront courage, ils reverdiront, ils provigneront et crétiniseront de façon plus dense et plus copieuse. Devenus plus forts et plus pachydermateux, ils opposeront un masque de bronze aux gifles de la critique et le parapluie de leur conscience aux vomissements du dégoût universel. Bien faire et laisser dire, penseront-ils alors, en s'accroupissant comme des Prussiens sur la civilisation chrétienne.
Léon Bloy, in Exégèse des Lieux Communs