mardi 25 juin 2013

En appelant... André Charlier, Soyez des hommes libres !

Nous voici réunis pour une nouvelle fête de Pentecôte à l'heure où la France se trouve profondément divisée, et même déchirée, au point de plonger dans le désespoir certains de ses meilleurs fils. Sur les graves problèmes de l'heure présente, mon rôle n'est pas de prendre parti. D'ailleurs, il est difficile de juger des choses lorsqu'on baigne au milieu des événements ; l'histoire, pour être sereine, exige du recul. Mais avant de juger, il faut tout de même vivre, et vivre suppose des choix qu'on est contraint de faire.
Le découragement, le dégoût ou le désespoir conseillent facilement à des jeunes un faux détachement de leurs devoirs les plus importants, et ce détachement n'est souvent qu'une basse complaisance à l'égard de leurs faiblesses. Parce qu'on trouve que les choses autour de soi vont très mal, on se résigne à orienter sa vie vers les buts les plus médiocres — et au fond de soi on en éprouve une satisfaction secrète. Mais cette lâcheté ne trompe personne. Ce n'est pas le monde qui est médiocre — ou plutôt si, il l'est, mais il l'a toujours été, en cela rien n'est changé — c'est nous qui le sommes. Il y a toujours eu dans l'histoire, dans la nôtre, des hommes qui ont dominé leur temps et qui ont entraîné la masse des médiocres. Est-ce qu'aujourd'hui ces hommes manqueraient ? C'est à vous qu'il appartient de montrer comment il faut répondre à cette question. En attendant, je vous livrerai simplement quelques réflexions sur la position du chrétien dans le temps présent.
Le problème pour le chrétien est de donner à sa vie un sens qui dépasse les vicissitudes temporelles. S'il ne le fait pas, il est perdu. Sans doute nous avons à vivre au milieu d'elles et souvent à prendre parti dans un sens ou dans l'autre. C'est un devoir de s'engager, pour reprendre une expression à la mode. Mais enfin le but de la vie est au-delà, et il faut passer à travers ces vicissitudes pour l'atteindre.
Les choses du monde ont toujours marché assez mal et notre temps n'est sans doute pas pire qu'un autre. Il nous réserve cependant une épreuve particulière : c'est que jamais la confusion du vrai et du faux, du bien et du mal, n'a atteint ce degré. C'est là une corruption de l'esprit, la pire de toutes, qui empoisonne la vie de l'homme moderne. C'est un grand triomphe du démon, qui est le prince du mensonge, de donner au mal et à l'erreur des séductions qui nous les font préférer au bien et au vrai. Mais nous devons savoir qu'il n'y a aucun moyen de concilier les contraires. C'est un des traits de la jeunesse de croire qu'il faut avoir tout essayé avant de choisir, mais c'est la plus grave des erreurs. Ce n'est pas quand l'esprit et le cœur sont corrompus qu'on est capable de faire un choix. On finit simplement par croire que la suprême élégance ou même que la seule solution raisonnable est de ne pas choisir. C'est là le vrai chemin de la perdition. La vérité est exigeante, et elle réclame tout de nous.
Je crois qu'au fond l'homme est le plus souvent conduit par un besoin secret d'échapper à lui-même et d'échapper surtout à cette image, qu'il a constamment devant les yeux, de ce qu'il sait qu'il devrait être et qu'il ne consent pas à être. Alors le monde présent nous offre avec une véritable profusion des moyens innombrables pour échapper à nous-mêmes. Du fait que la figure du monde change sous nos yeux au point d'en devenir presque fluide, nous nous imaginons que notre propre condition s'en trouve radicalement changée. Il n'y a presque plus de distance, presque plus de durée, l'espace et le temps perdent leur profondeur : on fait le tour de la terre en 83 minutes. Ce qui naguère était réputé impossible devient miraculeusement possible. Pourquoi tout ne le serait-il pas ? Voilà l'homme qui va échapper à la pesanteur. Pourquoi n'échapperait-il pas à d'autres pesanteurs, celles qui jusqu'à présent alourdissaient l'âme ?
Bien mieux, la matière même se dissout et s'évanouit. Que voilà bien périmé le vieil antagonisme de la matière et de l'esprit. Et s'il n'y a plus de matière il n'y a plus de péché. On nous fabrique ainsi un nouveau spiritualisme qui est bien l'invention la plus dangereuse du monde moderne, et la plus redoutable illusion. Car jamais la différence entre la personne morale et le monde physique n'a éclaté de façon aussi tranchante, nous avons beau faire, nous avons toujours notre poids à soulever et il n'est pas moins lourd. La figure du monde peut changer, notre propre figure ne change pas.
Dieu est Dieu, et Il veut entrer dans nos vies et Il y entre malgré nous, et Il ne cesse de nous imposer cette loi suprême, qui est que nous devons Lui ressembler. Comment une telle exigence ne paraîtrait-elle pas insupportable à l'homme moderne ? Et pourtant elle seule nous apporte la vraie libération. Mais nous ne tenons pas à être libres. Je suis effrayé de voir comme l'histoire des trente deniers de Judas se répète dans toutes les vies. On abandonne Dieu pour l'ombre la plus dérisoire, un peu de métal au creux de la main ou même moins que cela.
Dans les malheurs présents de la France, vous ne pouvez peut-être rien, ni moi non plus. Il y a là une conjonction étonnante de forces, qui tendent à détruire l'âme de ce peuple. Mais il y a au moins une chose que nous pouvons et qui a beaucoup plus de valeur positive que vous ne pensez, et c'est souffrir. Quand on ne peut plus rien, il reste toujours cette ressource, et c'est peut-être la seule efficace sur un plan qui évidemment n'est pas celui de l'action humaine.
La souffrance a une vertu inspiratrice : c'est elle qui inspire les vertus héroïques, et c'est elle qui inspire la prière. Ce mot d'héroïsme sonne étrangement en notre siècle : pourtant jamais siècle n'en a eu plus besoin. Je ne sais pas si votre génération est capable de recevoir une inspiration de cette sorte ; il faudrait pourtant que vous y songiez sérieusement, car, si vous en êtes capables, c'est que le génie de votre race n'est pas mort. Et si vous avez l’impression que ce que je vous dis ne s'adresse pas à vous, alors c'est que la France est morte. Nous portons sur nous tout le poids de notre race et nous ne pouvons le rejeter. Nous sommes responsables avec elle de plus que notre destinée ; nos gestes ont de l'importance pour le monde entier, à la condition qu'ils nous expriment vraiment. Mais je ne sais pas si vous savez qui vous êtes, quel peuple vous êtes. Vous ne savez pas d'histoire, j'entends de l'histoire vivante. Vous n'avez pas le goût de ce qui sonne français. Vous ignorez que vous appartenez à un peuple qui n'est pas meilleur qu'un autre, qui même par certains côtés est plus coupable que les autres, mais qui tout de même à certains moments de son histoire a pris conscience de ceci : qu'il y avait le monde à sauver et que c'était sa vocation la plus certaine. J'avoue que je me sens plein de mépris pour les Français qui portent allégrement des événements qui devraient leur entrer dans la chair, ou plutôt ils ne les portent pas du tout, ils font comme si cela ne les concernait pas. En 1911, Péguy écrivait : « Je ne parle jamais des Alsaciens Lorrains et je n'aime pas qu'on m'en parle — Quand on a vendu son frère, mieux vaut ne pas en parler ».
Si j'en juge par ce que je vois de vous et par les conversations que j'ai avec vous, vous n'aimez pas vous battre. C'est dommage que vous soyez ainsi fragiles ; vous vous cassez un peu au ski pour faire comme tout le monde, ou parfois en voiture. Mais vous n'aimez pas du tout les batailles de l'esprit et celles de l'âme. Or toutes les batailles de ce monde sont au commencement — et même à la fin — des batailles spirituelles. Et notre siècle est le siècle de la plus grande bataille de tous les temps.
Et vous, vous cherchez un petit diplôme, mais pas la bagarre ; mon Dieu que ne feriez-vous pas pour acheter votre petit diplôme ! Avec de l'argent, j'entends, votre sacrifice ne va pas au-delà. Je me demande si vous avez encore du sang français, ou si le sang français est en train de tourner en jus de navet.
Si vous étiez Français — mais j'ai peur que les belles pages de Péguy sur les Français de Saint Louis et de Joinville ne soient plus que de la littérature — si vous étiez Français, je vous dirais : soyez des hommes libres — c'est par là que vous reproduirez cette image de Lui-même que Dieu voudrait imprimer en vous. Être libre, cela suppose qu'on a choisi une fois pour toutes, sans jamais se reprendre, de ne pas tricher avec la Vérité, de la préférer, quoi qu'il arrive, à tous les honneurs, à tous les profits, à tous les conforts, à toutes les puissances, et même à toutes les délices intellectuelles. Être libre, cela veut dire qu'on s'est placé dans le plan de la création, qu'on a compris ce que Dieu attend d'un homme et c'est simplement de continuer la Rédemption ; à cette condition nos œuvres acquièrent une incroyable fécondité, une fécondité particulière, en ceci que nous ne pouvons jamais être tentés de nous en attribuer le mérite. Être libre, c'est se réaliser soi-même et assumer le rôle créateur dévolu à l'homme par Dieu, se réaliser dans une véritable allégresse poétique.
Mais sans doute la liberté ne vous intéresse pas : vous rêvez d'être de petits ou grands fonctionnaires, c'est-à-dire les rouages d'une énorme mécanique dont vous serez prisonniers. C'est une des astuces les plus diaboliques du monde moderne : faire de l'homme quelque chose comme une roue dentée ou un levier, ou une poulie, bref, une pièce mécanique qui ne peut sortir de l'engrenage étroit dans lequel elle est emboîtée, insérée.
Je vous en prie, faites éclater le système, soyez des hommes libres, laissez les carrières de fonctionnaires de la vie à ceux qui ont des âmes un peu serviles, ayez le goût de créer quelque chose de personnel ; parlez un langage d'hommes libres et non ce langage administratif qui est en train de devenir une langue universelle. La raideur est tout ce qu'il y a de plus contraire au génie français.
Alors qu'est-ce que peut nous faire la médiocrité du monde ? C'est à nous de ne pas en être. Dans l'Évangile, Jésus prononce des paroles que nous devrions méditer en ce moment : « Je suis venu apporter le feu sur la terre et comme je voudrais que déjà il fût allumé. Pensez-vous que je sois apparu pour faire régner la paix sur la terre ? Non, je vous le dis, mais bien la division ». Tous nos rêves de paix sur la terre sont des illusions. Nous ne pouvons pas faire que la Vérité ne soit pas un signe de contradiction. Il faut vous battre, et l'issue du combat n'a pas d'importance. Jeanne d'Arc disait : « Je durerai un an, guère plus ».
Le feu dont parle l'Évangile, c'est le feu de la Pentecôte, le feu de l'exaltation de l'Amour. Comme le feu naturel, il faut qu'il ait quelque matière pour prendre. Je souhaite donc que le feu de la Pentecôte puisse trouver en vous quelque atome de générosité et de fidélité pour qu'il prenne et consume tout ce qui est impur. Demain nous prierons ensemble pour qu'il élève votre cœur à la hauteur des grands devoirs de notre temps.
André Charlier, in Lettres aux Capitaines

Ce texte est un des « appels » qu'André Charlier avait l'habitude d'adresser le soir aux élèves de l'École. Il fut prononcé à la veille d'un dimanche de Pentecôte, pour la fête de l'École des Roches.