mercredi 27 février 2013

En confiant... Thierry-Dominique Humbrecht, Tu m'as choisi

23h 30. Pour une dernière soirée, ce fut un feu d'artifice. Je n'avais pas faim, j'allais à peine dîner, j'ai voulu dire avant un bout de bréviaire à l'église. J'aime prier les offices. Ce livre est mon plus vieil ami. Il était dix-huit heures environ. Je fus pris d'angoisses terribles, où se mêlaient mon découragement pour tant de choses, la pensée toujours prégnante de Mathilde, l'incapacité de tirer mes amis de leurs précipices. Je voulais offrir ces intentions au Seigneur, tout m'a explosé à la figure.
Je suis un intermittent du spectacle ecclésial, pas plus. Un artiste, un touriste qui, c'est certain, vit les événements selon le monde et pas assez selon Dieu. Voilà pourquoi je ne parviens pas à convertir les gens. Si je savais voir toutes choses comme Dieu les voit, mon apostolat marcherait ! On dit que la jeunesse embellit et que la vieillesse s'attriste de tout. Et si l'inverse pouvait devenir vrai ? Si, à mesure que j'avance, je commençais à voir le monde, non plus selon le monde lui-même mais avec le regard divin, regard d'amour ? D'un amour qui sauve et qui juge, qui pardonne et qui rétribue, tout à la fois ? D'un amour qui conduit les êtres selon leur finalité, celle qu'ils ont poursuivie si souvent dans le noir et avec la violence d'un désir inassouvi ? Sans cesse, revenait la question : qu'ai-je fait ? Rien. Quatre ans, sont-ce mes années de galère qui vont bientôt prendre fin ? Ou bien cette vie de galérien fut-elle prononcée à perpétuité ?
Dans l'église, je me suis accroché. Cette fois, j'ai voulu arracher la paix au Christ sculpté de l'autel, un beau Christ en majesté. Donne-la moi ! Tu me la donneras ! Je ne sortirai pas d'ici ! Je m'en fiche, je m'en vais demain ! Quand je raconte à mes ouailles que la vie chrétienne est un combat, je ne prends pas la mesure de mes paroles. Elles me rejoignent. De ce combat, je reviendrai boiteux mais vainqueur, c'est dit ! On ne défie pas Dieu, il n'aime que les colères d'amour. Une nouvelle fois, en revanche, alors que j'étais assis, j'ai senti peser sur mes épaules le poids d'un arbre, plus lourd que les fois précédentes. Je me suis étiré, en vain. Je me suis mis à genoux pour garder l'équilibre. Devant cette croix, Seigneur, se concentrent les douceurs divines et les violences humaines. Les violences du refus de Dieu étaient déjà là, dans l'embrasure de la Crèche, comme une méchante fée auprès du berceau. Pourquoi devrions-nous souffrir, y compris pour le Christ ? Toute exigence n'implique pas forcément un effort, question de hauteur du désir, question de finalité. Si j'écrivais un jour un livre spirituel, je le titrerais : La joie cruelle. Écrire, ce n'est pas mon truc. C'est vrai, je désespère de ma mission. Voilà l'explication de cette année si dure. Participer à la rédemption du Christ, c'est grand sur le papier, mais je n'y arrive pas. Résultat, tout s'effondre autour de moi, et je suis assailli de tentations. Il paraît que le démon tente chacun selon son penchant. Avec moi, il a l'embarras du choix... Et il n'a pas tort. Cette prière devient intenable. Je sors, j'ai besoin de me bouger.
Je suis sorti de l'église. Sans y réfléchir, je me suis mis à marcher à grands pas, presque à courir, il faisait encore jour, mais chien et loup ne tarderaient pas à s'embrasser... Oui, je sais, ce n'est pas l'action qui sauve, mais la passion. Cette phrase du Curé d'Ars m'a frappé. Je me mets à douter, pas tout à fait de Dieu, mais de sa Providence. Pourquoi ne soulage-t-il pas lui-même toutes les misères ? Pourquoi intervient-il si peu ? Il ne l'a pas promis. Il nous a demandé, au contraire, de travailler sous sa direction. Il opère, nous coopérons. D'accord, le travail, nous le faisons. Mais c'est ainsi que le salut n'est pas annoncé à toute la terre. Il en manque toujours. Sans compter que les instruments sont médiocrissimes. Pourquoi le Seigneur prend-il le risque de la fragilité des moyens humains ? Non, ce n'est pas possible, il n'a pas parié sur nous à ce point-là...
Si, il l'a fait. En prenant notre nature, en devenant lui-même homme et nous sauvant dans sa chair, il a annoncé que la fragilité serait désormais l'instrument de son infinité. Il y a de quoi tituber. Une telle disproportion est déjà énorme en ce qui le concerne, elle l'est davantage avec nous, qui ne faisons que prendre sa suite. C'est donc cela, la Providence ? Un Dieu qui veut passer par nous, au point de s'interdire toute intervention divine ? Ce serait tellement plus efficace... J'achoppe là-dessus. Oh ! Je ne suis pas le seul. Tant de chrétiens sont persuadés que Dieu gouverne à coups de miracles et de sessions de rattrapage de notre inaction. Mais non, les miracles sont rarissimes et notre inaction se sanctionne elle-même. Seigneur, pourquoi t'obliges-tu à tant d'inefficacité ? Où sont les ouvriers de ta moisson ? Dans cette région, ils sont de plus en plus rares. Sans eux, si je comprends ta pédagogie, plus rien ne se fera. Est-ce toi que je dois redouter ? Tu ne réponds pas. Tu fais tout pour nous incliner à penser que tu te moques, toi aussi, du salut des âmes. Pourtant, ce serait simple : puisque tu convertis qui ni veux quand tu veux, décrète une levée en masse, ce ne sera pas du luxe... Tu préfères la solution compliquée, celle qui passe par notre bouche à oreille... Oui, même dans le cas d'une conversion, tu utilises des rencontres, des événements, nous. Sans nous, tu ne te permets pas de convertir. Au fond, ta Providence a des trous, l'Esprit Saint a du plomb dans l'aile, tu laisses filer les dossiers... Mauvaise informatisation, il va falloir virer les anges incompétents.
Ton inaction n'arrange pas mes affaires. Seigneur, tu me demandes d'être ton instrument. Instrument libre, actif, entreprenant, oui, mais filet d'eau devant un lac retenu par un barrage et qui n'irrigue aucune terre. Tu ne fais pas d'économies d'échelle et tu obliges tes instruments à l'impossible. Je n'y arrive pas. Je perçois que ce poids qui assaille de temps à autre mes épaules est comme une ombre de ta croix. Elle me fait ployer, ta croix, je n'avance plus. Je ne te demande pas de l'enlever, je te demande si elle est un bon moyen. Oui, ce moyen fut le tien, c'est le seul. Seigneur, cette église de campagne, avec son chœur roman si apaisant et son presbytère guilleret, est devenue mon champ de bataille. C'est donc cette lutte que tu me laisses éprouver jusque dans ma chair : mon impuissance, ton silence, l'échec de ta Providence. Les débutants ont des consolations sensibles, les mystiques des extases de l'esprit. Je n'ai rien. Ce soir, je me bats seul et tu ne réponds pas.
Jamais un tel sentiment d'impuissance et de colère mêlées ne m'a ainsi étreint. Impuissance de voir le monde crier son attente du Christ, et personne pour répondre à ce cri ; et colère devant un tel désarroi, colère de ne pas être partout à la fois, colère de n'avoir pas réussir à enflammer des cœurs d'apôtres. Nous manquons d'incendiaires, mais le monde ne nous a pas attendus pour flamber d'un autre feu. Je regardais sans réfléchir l'horizon où disparaissait le soleil, entre amarante et garance. Tout à coup, deux feux s'opposent devant mes yeux et se font face : le feu du monde qui s'agite, parce qu'il ne veut pas de Dieu et qu'en même temps il hurle de désespoir de le désirer en vain ; et le feu de l'amour, qui devrait m'embraser. Pourquoi faut-il que le monde se tortille ainsi, comme dévoré de lui-même, que tant d'âmes ne puissent accéder à celui qui est venu verser son sang pour chacune, que cette civilisation qui fut chrétienne ne demande qu'à s'en éloigner, par légèreté, insouciance, malice, intérêt, lâcheté, par le poids de son péché qui s'entasse, qui l'alourdit ? Ces deux feux embrasent chacun la moitié du globe, je vois les plaines ondulant comme des braises, des torrents de lave, des horizons flamboyants, des forêts calcinées. Ils se rapprochent, ils s'empoignent, se jettent l'un sur l'autre sans se mêler, se combattent, l'un à mort, l'autre à vie. Moi, je gis terrassé, fumant, les yeux emplis de l'incendie, incapable de bouger. De ma bouche ne sort plus aucun autre cri que celui d'un ordre d'élan, qui soulèverait les bonnes volontés, cri détimbré que personne n'entend plus, que nul ne peut plus entendre, tant le vacarme emplit la plaine et rend vains mes efforts.
J'ai échoué. Ma mission est un échec. Jamais je n'ai désespéré de la grâce de Dieu, j'ai l'espérance de la réalité du salut promis. Puis-je l'avoir aussi du salut de cette foule, de la bouche de laquelle le pain des vivants est arraché ? Puis-je l'avoir de mon sacerdoce, faible, inefficace, alors que le monde se rit du seul Dieu qui peut encore le sauver ? Que ceux qui devraient se relever grâce à mes efforts achèvent de s'effondrer ? Que mes désirs ne cessent de grincer et de s'entrechoquer, mêlant le meilleur et le pire ? Que ma prière, si ténue, si peu sainte, ne parvient pas à m'embraser ? Je brûle d'un feu qui ne parvient même plus à m'habiter, tant je me vois incapable de supporter le brasier. Ce n'est pas que je compte sur mes forces plutôt que sur la grâce, jamais une telle erreur ne m'a saisi, non, mais je ne sais plus si la grâce elle-même veut se rendre assez forte... Jamais je n'ai déployé autant de mérites, avec si peu de résultat.
Oui, j'ai de quoi désespérer de ma mission sacerdotale. J'ai joué du tambour, et ils ne se sont pas levés, ils n'ont pas suivi la marche. J'ai joué de la trompette et ils n'ont pas chargé avec moi. L'apôtre est seul, quand il voudrait être porté par la foule. Je ne prétends pas être le seul apôtre : je vois des quantités d'apôtres solitaires, ils titubent, survivants du premier passage de l'incendie. J'en ai vu succomber, ne plus se relever, renoncer. À chaque fois que l'un de nous tombait, emporté par un boulet, j'entendais une voix, comme celle d'un sous-officier qui nous criait dans le lointain : « Serrez les rangs ! En avant ! » Et l'on serrait les rangs, et l'on avançait. Quelques-uns ont emboîté le pas. Des laïcs ont profité de l'élan, oui, quelques-uns. Si peu, certains se donnent magnifiquement ; d'autres, si peu longtemps. Où sont-ils, ceux qui, à leur tour, devraient me soutenir, me donner à boire ? Je regarde partout et je ne les vois pas. Mon chargé de consolation étant porté absent, me voici contraint de me relancer moi-même, de me blesser à nouveau d'une pierre tranchante, pour que la douleur avivée me tienne en éveil. Seigneur, où es-tu ? Tu pourrais parler et tu restes en silence. Où est ta tendresse ? Tu la gardes pour les autres, sans doute, car il n'y en a plus pour moi. Parfois, je me dis qu'il n'y en a jamais eu beaucoup. Serait-ce que tu manques de miséricorde, que tu as tes têtes ? Je blasphème. C'est le péché contre l'Esprit, celui qui reste sans rémission, celui qui s'oppose au cœur du Christ.
Les athées n'ont pas tort de parler du silence de Dieu, ce silence est leur meilleur argument. Il est écrasant. Les catholiques superficiels voient Dieu partout, mais pas où il se trouve en vérité. Ce sont les athées qui ont raison, sauf que ce silence qu'ils pointent est celui d'un Dieu qui a parlé. Il y a plusieurs sortes de silence. Les athées ne veulent pas écouter. Quand ils ne veulent pas, l'intelligence ne peut plus rien. Et moi, sais-je écouter ? Je me suis tu, j'entends si peu. Pourquoi, Seigneur ? Toi non plus, sur la croix, tu n'entendais plus le Père. Tu lui demandas pourquoi il t'avait abandonné. Il ne répondit pas. Quand nous avons besoin de lui, Dieu se tait. Comment peut-il s'étonner que tant et tant se découragent, que les fidèles se perdent, que les prêtres fléchissent ? Il voit l'Europe apostate, il s'esquive. Non, je mens. L'autre jour, il m'a semblé entendre quelque chose. J'accorde peu de crédit à ces voix entendues. Voilà donc ma troisième tentation, celle de désespérer de ma mission de prêtre.
Perdu dans mon délire, j'avais avancé, toujours d'un bon pas. La route ne cessait de descendre entre les collines. J'aperçois un embranchement de route. La mienne se scinde. Il faut peut-être rentrer avant que la nuit tombe. Tiens ! Il y a un calvaire au carrefour. Je m'approche. Juste un tablier de pierre, surmonté d'une croix en fer forgé, avec le dessin si caractéristique et si élégant de la croix d'Estaing. En bas, l'inscription : « Mission, 1931 ». Cette année-là, des prédicateurs avaient évangélisé la région. Cela se faisait beaucoup, à cette époque. Je touche le socle de la croix, puis je vais m'asseoir en face d'elle, sur un remblai de pierres plates. Le soleil descend dans les arbres. La tête dans les mains, j'essaie au moins de goûter la douceur du moment. Une brise légère produit fraîcheur et bruissement. J'aime les percevoir. Pas de bruit de moteur, j'écoute le silence. Des visages me reviennent : Mathilde et son « au revoir ! » indécis au bas de la route, elle doit être loin, maintenant ; Félicité sur son lit d'hôpital et Marie-Cécile dans son monastère, s'offrant pour moi ; Marcel et le point d'honneur ; la famille, qui se craquèle ; Alban et sa confiance à pas de loup ; Vincent, Océane et le malheur qu'ils se creusent eux-mêmes ; Marcognet, Bertrand, le courage de Florent, celui de Xavier, Yvon et son cœur d'artichaut, tant d'autres ; les élèves, pénitents par centaines, et Burkh, Vignon, Olympe ; le poulpeux, Donatien, Gaétan Laforêt en personne ; Nicolas et Béatrice ; les paroissiens, la gifle de la mère Wolfram, l'ineffable Emma, et Tartiflette III qui, sans mes farces innocentes et hygiéniques, se mettrait à grossir outre mesure, avec tout ce qu'elle bouffe... L'hiver prochain, elle ne va plus pouvoir entrer dans son manteau écossais. Elle renouvellera sa garde-robe en XXL. Tous comptent sur moi. Tous me manquent. Peut-être même que Cointreau, Pignerol et leurs consœurs ont besoin de se heurter à ce que je représente. Elles n'ont plus rien en face. Il n'y a plus rien, en face du délire contemporain, que les chrétiens, s'ils osent accepter de porter le poids du combat. Parfois, ils ne sont pas prêts à poser la question en termes de combat. Moi, l'oserai-je ? Cette croix d'Estaing n'a pas de crucifié, elle n'en a jamais. Qui portera cette croix-là ?
Si j'étais un grand spirituel, il pleuvrait des trombes depuis une demi-heure, je ruissellerais héroïquement. Le regard transfiguré, je tomberais à genoux dans la boue. La grâce m'inonderait. Moi, je reste assis sur mon muret, au sec, à contempler cette croix à contre-jour, avec ses entrelacs. J'aime les calvaires, mais celui-ci est pour moi. La brise, Quentin, la brise !
Je suis resté encore quelques minutes, qui me semblèrent d'éternité, c'est-à-dire courtes. Puis je rentrai, et je m'aperçus qu'à l'aller, j'avais marché longtemps. Le jour se couchait, encore une frayeur... Heureusement, le clocher de Saint-Pierre se détachait sur l'horizon. Je n'ai pas traîné.
[…]
Parmi les jeunes prêtres, je ne suis pas le plus inapte, ce serait de l'orgueil à l'envers, mais le plus quelconque, ni saint ni perdu, qui doute de lui-même et de sa vocation. J'ai traversé bien des batailles, je n'en ai gagné aucune ou presque. J'ai senti passer le vent du boulet, j'ai l'uniforme brûlé et taché de sang, j'empeste la poudre. Cadavres et blessés jonchent le chemin. Me voilà perclus, à moitié mort, et c'est moi qui suis encore là. Le plus fragile devient le plus solide, parce qu'il n'y a personne d'autre, et qu'il faut avancer quand même. Pourquoi, Seigneur ? Est-ce mon destin que d'incarner ta Providence dans sa petitesse ? Ma mission est-elle de répandre cette joie que tu caches à mes propres yeux ? Notre vocation à tous est de devenir des providences visibles de ta grâce invisible... Tu avoueras que tu as de drôles de méthodes. Pourtant, je sais que tu veux mon bonheur. Sur la statue du Sacré-Cœur, est écrite la phrase habituelle : « Cœur de Jésus, j'ai confiance en vous ». J'ai confiance, certes, mais je me suis trouvé seul, si souvent... Du moins l'ai-je pensé. Seul à devoir décider, combattre, prier... N'est-ce pas le lot de tout croyant, qui vit dans la nuit de la foi ? Le lot aussi de notre génération orpheline ? La confiance est-elle si simple pour les enfants du siècle, sans Dieu, sans maître, sans père, sans tendresse ? Ton petit prêtre s'est abandonné à toi ; en récompense, tu lui donnes parfois le sentiment de l'abandonner. Tu l'éprouves, par moments, je le vois bien. Tu lui fais porter la nuit des autres, tu le vides de lui-même pour le remplir de toi...
Les raisins de ma colère ? Tu n'es pas aimé de ceux que tu aimes. Je cherche des saints et me désole de ne pas en être un. J'ai encore à m'enfoncer dans le crâne combien c'est ta puissance qui, depuis toujours et spécialement depuis ces derniers mois, habite dans mes faiblesses. Quand je fléchissais, tu agissais. Quand je portais les âmes, tu me portais. Quand tu sembles te taire, tu parles à l'âme.
Dans mon ministère, j'ai voulu rester modeste, mais tu me voulais humble. Le modeste connaît sa faiblesse encore plus que ses qualités. Il s'efface, il se compare. Il a raison de se faire petit mais, sans parler de lui-même, il y pense trop, entre sincérité et posture. Il en devient pusillanime. L'humble sait la grâce de Dieu, il mise tout sur elle. Il proclame le Nom de l'unique Sauveur. Il rugit et les murailles de Jéricho tombent. Il s'oublie, se tient debout et fait les choses en grand. La grandeur de l'humble n'est pas la sienne mais celle de Dieu. Il est libre de lui-même.
Abandonner ? Jamais ! Je comprends enfin que la difficulté même de la tâche me rend l'énergie. Au nom de quoi faudrait-il reculer ? Qui a-t-on en face ? Tout le monde ou personne, la puissance de la subversion, mais rien de consistant. Un adversaire n'est consistant que s'il est croyant. Sous le ricanement du mensonge perce la désespérance, grimace de misère devant l'icône du Christ. Prêtre est le dernier des métiers (ou plutôt l'avant-dernier : le dernier, c'est de devenir évêque !), mais c'est le plus beau. Ces mois d'épreuve m'ont été permis pour que je me dépossède. Dépossède de quoi ? Je n'en sais rien, peut-être de l'envie de voir réussir ce que j'entreprenais, de tisser un réseau efficace, de m'assurer de la force des autres. Alors que seule compte la grâce.
Béni soit le Père de toutes les miséricordes, de qui vient tout réconfort. Réconforte-moi, pour que je puisse réconforter les affligés. Beaucoup comptent sur moi, certains me l'ont dit. J'aurais dû ouvrir mon cœur, ou montrer mieux que je l'ouvrais, leur dire que pour moi ils comptaient aussi. Est-ce l'âge qui vient ? Je commence à découvrir la paternité spirituelle. Avant, j'y croyais, je la désirais, mais elle restait dans les mots. Maintenant, elle devient réelle. Ce n'est pas rien que d'engendrer et de conduire à bon port. Les enfants humanisent leurs parents. Pourtant, un prêtre plus que quiconque éduque à la liberté, sans tirer les cœurs à soi. Le prêtre est un funambule de la paternité.
[…]
Tu m'as choisi, Seigneur, pour être avec toi et pour m'en aller prêcher. L'appel des Douze dans l'évangile de saint Marc, c'est le mien, le saut du jeune homme riche. Pour être avec toi... On prêche le Christ qu'on prend le temps de connaître et d'aimer. Seigneur, donne-moi ce temps-là ! Je parlerai si je reste avec toi. Te suivre, pour te dire ! Sinon, j'aurai beau m'agiter, rien ne s'établira. J'alignerai des mots, je n'annoncerai pas le Verbe ! Le prêtre est d'une autre trempe qu'un communicateur, ou qu'un homme dévoué, ou qu'un responsable de ressources humaines, dont les rues sont remplies. Il est un témoin marqué d'un sceau, configuré à son maître divin, rendu capable de consacrer et de pardonner. Il agit parce que l'onction a pénétré son être. Il rend Dieu présent sur terre, mais pas n'importe quel Dieu, celui du Christ. Malgré sa petitesse, il devient un signe pour notre monde désorienté. Sans s'étonner des réactions, elles sont inévitables.
Tu m'as choisi, il y a seize ans. Il faisait chaud à la messe finale des JMJ, nous étions exténués et heureux. J'avais la voix cassée, tellement nous avions chanté à tue-tête. Je m'étais assoupi pendant le sermon, le visage calé sur mes genoux... À la communion, tu m'as appelé par mon nom, pour la première fois : « Quentin, tu seras prêtre ». Ce n'était pas mon choix, c'était le tien. Pendant des années, j'ai soupesé, hésité, lutté. J'ai tout tenté pour faire crever la bête. Mais je sentais bien que ces paroles du prophète Jérémie me rentraient dans les chairs : « Seigneur, tu as voulu me séduire, et je me suis laissé séduire. À longueur de journée, tout le monde se moque de moi. Chaque fois que j'ai à dire la parole, je dois crier, je dois proclamer : "Violence et pillage !" Je me disais : "Je ne penserai plus à lui, je ne parlerai plus en son nom". Mais il y avait en moi comme un feu dévorant, au plus profond de mon être. Je m'épuisais à le maîtriser, sans le contenir ». Je t'ai dit oui, Seigneur. D'un cœur simple et joyeux, j'ai tout donné. J'étais fou, tu avais raison. Quand on renonce à tout et que l'on prend sa croix pour te suivre, c'est pour toujours. Y a-t-il plus belle vocation ?
Thierry-Dominique Humbrecht,
in Mémoires d’un jeune prêtre (Parole et Silence)