lundi 26 novembre 2012

En contestant... Giovanni Guareschi, Une histoire du grand fleuve

Un vendredi, à 11 heures du soir, on appela Cat au téléphone : c'était Tota, une des filles de la bande des Scorpions.
— Qu'est-ce que tu as fait à Ringo, Cat ?
La nièce de don Camillo se mit à rire.
— Il n'arrêtait pas de me tarabuster, je l'ai envoyé sur les roses.
— En tout cas, il est furieux et décidé à se venger. Comme il connaît les gars de Poison et sait où ils habitent, il ira les cueillir un à un avec sa bande. Le ratissage est pour demain matin ; dès qu'ils partiront, je te passerai un coup de fil.
Cat savait que Ringo pouvait perdre l'esprit et devenir une furie quand il se sentait blessé dans sa virilité. Sans attendre une seconde de plus, elle courut avertir les trois lieutenants de Poison.
Décontenancés, les beatniks ruraux haussèrent les épaules en maugréant ; ils ne savaient que faire.
— Alertez immédiatement les gars, ordonna Cat, et attendez-moi tous demain matin, sept heures, au Macchione.
Avant de rentrer chez elle, elle alla de nouveau frapper à la porte de Peppone.
Celui-ci s'apprêtait à se coucher et déclara tout net qu'il ne voulait pas entendre parler d'électroménager à cette heure-là.
— Je n'ai aucune intention de vous en parler, répondit Cat. Donnez-moi seulement le blouson noir de Poison et aidez-moi à mettre sa moto dans ma voiture. Les Scorpions viendront ici demain matin et feront un massacre.
Peppone se fâcha :
— Encore eux ? Je vais avertir les carabiniers et faire coffrer ces galapiats !
— Ne vous en mêlez surtout pas, c'est notre business. Donnez-moi plutôt ce que je vous ai demandé, et allez dormir en rêvant de Staline : il vous refilera peut-être un bon numéro pour le prochain tirage.
Le lendemain matin, à 7 heures, la bande des beatniks champêtres se trouvait réunie au grand complet dans la combe déserte du Macchione. En l'absence de Poison, ils se sentaient des enfants perdus, et bien qu'ils eussent allumé un grand feu de broussailles, ils n'arrivaient pas à se réchauffer : la peur est un genre de froid des plus tenaces.
On fit le point de la situation. Au bout d'une heure, la décision fut prise : sauter en selle et se réfugier sur la colline.
À ce moment précis, un vrombissement puissant et bien connu se fit entendre ; en un clin d'œil, les ruraux furent debout.
Cat disparaissait dans le blouson noir de Poison, et sur cette grosse moto, semblait encore plus frêle ; tous, néanmoins, en furent électrisés.
— Les Scorpions sont partis, annonça la jeune fille. Ils sont trente, comme nous. Pour ne pas se faire remarquer, ils prendront des routes différentes et se concentreront à mi-parcours de la Stradaccia. On les attendra derrière la petite levée : au-fur et à mesure qu'ils se présenteront, on les étendra ! En selle !
Cat était déjà exaltante vue de face ; mais lorsque après avoir fait faire un demi-tour téméraire à son engin, elle fonça vers la route avec sur son dos en grosses lettres « Poison », les chevelus, démarrant d'une ruade, bondirent en selle comme un seul homme, prêts à tout fracasser.
Le « tuyau » était bon : les premiers Scorpions qui se montrèrent sur la Stradaccia furent prestement éliminés. Mais quand survint le gros de la troupe, l'affaire devint beaucoup plus sérieuse.
Cat dirigeait l'action des beatniks champêtres du haut de la levée, que renforçaient, sur le versant de franc-bord, des gabions de grillage remplis de pierres. Voyant que ses troupes perdaient du terrain, la jeune fille appela quatre ruraux, leur remit à chacun une paire de pinces, et ordonna :
— Dépêchez-vous, coupez le grillage ! Le moment est venu de faire donner l'artillerie !
Nos quatre lascars lui obéissaient comme les grognards de la Garde à Napoléon ; les choses prirent aussitôt un tour dramatique.
Lorsqu'elle vit entre les mains de ses artilleurs des cailloux gros comme des melons, Cat s'écria :
— Allez-y, les gars ! Et visez leurs citrouilles pouilleuses !
D'en bas, Ringo se mit à hurler :
— Si je te mets la main dessus, Cat, je te réduis en bouillie !
Une grosse pierre lui frôla le crâne : trois doigts en dessous, et le chef des Scorpions y restait.
Le vaurien blêmit.
— Ah, vous jouez aux tueurs ! s'écria-t-il. Eh bien, on va s'y mettre nous aussi ! Sortez vos surins, les gars !
Les Scorpions tirèrent des couteaux de leurs poches. Les ruraux reculèrent d'un bond ; une seconde plus tard, chacun d'eux avait une chaîne de motocyclette au poing.
Il allait y avoir sous peu un cadavre. Les deux bandes s'étaient regroupées. Elles se tenaient face à face, immobiles, attendant de Ringo et de Cat le signal du massacre.
Mais le signal ne vint pas, car une voix tonnante rompit soudain le silence :
— Jetez toutes les saletés que vous avez dans les mains !
Peppone et son état-major venaient d'apparaître au sommet de la digue, fusils braqués.
Ringo ricana.
— Joli raisonnement ! Pour nous empêcher de nous battre, vous voulez nous tuer. Laissez-moi rire.
— Qui parle de vous tuer ? répliqua Peppone. Nos cartouches sont chargées au gros sel. Le plomb est plus efficace, mais je vous assure que le sel fait son petit effet. Allez, jetez ces joujoux ou nous vous salons.
Ce fut alors que don Camillo parut à son tour sur la digue.
— Ôtez-vous du milieu, révérend ! hurla Peppone. Vous n’avez rien à faire ici !
— C’est vous qui le dites ! Quand un de ces imbéciles sera près de crever, qui lui donnera l’extrême-onction ?
— Bas les armes ! répéta Peppone.
Mais il était perplexe ; on devinait qu’il n’aurait jamais le courage de tirer. Cat s’en rendit compte.
— Au lieu de blablater, s’écria-t-elle, tirez !
Et lui arrachant son fusil des mains, elle mit en joue le chef des Scorpions.
Ringo changea de couleur et laissa tomber son couteau.
— Enlevez-lui le fusil ! Cette tordue est capable de tirer. Je la connais. C’est pas pour rien que j’en ai fait ma petite amie.
Cat eut un rire méchant.
— Espèce de minable ! Je n’ai jamais été ta petite amie et ne le serai jamais. Je me donnerai à qui je veux.
Ringo de s’esclaffer.
— Quand un Scorpion choisit une fille, petite morveuse, elle est à lui et à personne d’autre. Ce minus à tête de mort a osé jeter les yeux sur toi : il doit payer, lui et sa bande de pécores.
— Je dirais plutôt que c’est elle qui a jeté les yeux sur lui, précisa don Camillo. Quoi qu’il en soit, ça n’a rien à voir avec votre expédition punitive.
— Et comment que ça a à voir ! vociféra Ringo. Qui offense un Scorpion les offense tous : telle est la loi. D’ailleurs, pourquoi n’est-il pas là, ton grand lâche ?
— Il a autre chose à faire, répondit Cat. Pour ce qui est de régler son compte à un minable comme toi, je peux très bien m’en charger.
Et elle appuya sur la détente.
Mais don Camillo avait prévu le dénouement : foudroyante, sa grosse main s’abattit sur le canon du fusil. La décharge de gros sel fit bouillonner la flaque qui séparait les deux bandes.
Tous les antagonistes avaient jeté bas les armes. Smilzo descendit de la levée, ramassa chaînes et couteaux.
 Ainsi, c’est vous les champions de la contestation ? s’enquit don Camillo. Est-ce également pour contester que vous vous cassez la figure les uns les autres ?
— Bien sûr, répliqua Ringo. C’est une façon de mépriser vos lois pourries et d’appliquer la nôtre.
— Et quelle serait cette loi ? demanda Peppone.
— La loi du plus fort ! C’est la loi de la nature : les faibles doivent être éliminés.
Don Camillo ricana.
— Je comprends. J’ai lu hier qu’un jeune Russe de dix-huit ans avait tué ses père et mère parce que ces derniers l’embêtaient.
— Il n’est pas des nôtres, affirma Ringo. Pour nous, les vieux sont déjà morts. Ce sont des maccabées en vacances. Votre loi, d’ailleurs, interdit de tuer les morts : outrages à cadavres.
Peppone bouillait.
— Et selon vous, quand commencerait la vieillesse ?
— La pourriture commence à quarante ans sonnés.
— La pourriture, c’est toi et les pouilleux qui te ressemblent ! Vous vous gavez de mots et de chansonnettes, vous fuyez toute responsabilité et vous vivez aux crochets de vos pourris de parents !
Cette sortie-là avait pour auteur don Camillo. Ringo avança d’un pas.
— Je ne respecte ni votre soutane crasseuse ni votre vieillesse, révérend. Si je ne monte pas vous allonger une paire de baffes, c’est bien par pitié.
— Voilà un sentiment qui t’honore, mais qui n’habite point ma poitrine pourrissante.
Don Camillo dévala le talus.
Ringo connaissait la boxe, le judo et le karaté ; mais les deux premières claques qu’il reçut sur les oreilles lui firent oublier jusqu’à son adresse. L’empoignant à deux mains par sa longue crinière, don Camillo le souleva sur son épaule droite pour lui faire exécuter un superbe saut périlleux. Cal s’interposa
— Ne le scalpez pas, mon oncle ! C’est à Poison de s’en charger.
— Les jeunes ont des droits, admit don Camillo en lâchant la tignasse du vaurien et en remontant sur la digue. Si vous n’étiez pas des fanfarons, reprit-il d’une voix tonnante, si vous vouliez réellement contester notre monde déliquescent, au lieu de jouer à la guerre, vous vous démèneriez pour aider les malheureux ruinés par les inondations.
— Qu’ils crèvent, vos sinistrés ! hurla Ringo en se relevant.
— Ils crèveront sûrement si quelque vrai rebelle ne les aide pas, répondit don Camillo.
C’était le deuxième jour d’inondations catastrophiques qui avaient ravagé un tiers du pays, et les sinistrés, juchés sur les toits des maisons à demi submergées, attendaient encore qu’on s’occupât d’eux.
— Voilà la vraie contestation : démentir les beaux parleurs qui résolvent les problèmes sociaux à grand renfort de bavardages et de programmes télévisés ; qui transforment les cataclysmes en spectacles de variétés pour amuser les ventripotents vautrés dans leurs fauteuils et leur égoïsme. Venir en aide aux sinistrés pour embêter les politiciens et les bureaucrates, voilà une contestation d’hommes.
Ringo ricanait.
— Et que faudrait-il faire, selon vous ? Aller à la nage dans les régions sinistrées ? Toutes les routes sont coupées.
— Pas toutes ! II en reste une que l’inondation, hélas, a même améliorée. Si nous avions un maire à la hauteur, nous recueillerions des vivres, des couvertures, nous chargerions le tout sur deux ou trois péniches, nous irions là où le fleuve et la mer ont inondé champs et villages.
— Le maire à la hauteur est là ! gronda Peppone. Don Camillo acquiesça :
— Certes, camarade. Mais pour se remuer, il a besoin de la permission de Mao ou du Kremlin.
— Je n’attends la permission de personne ! Le malheur, c’est que les gens ne veulent plus rien donner ils ont vu trop souvent où les secours sont allés finir.
Don Camillo secoua la tête :
— Non, monsieur le maire. S’ils ont la garantie que nous distribuerons nous-mêmes les secours, les gens donneront.
— Nous-mêmes dans quel sens ?
— Vous et moi. Ceux qui se défieront du curé se fieront au camarade, et inversement.
Peppone se tourna vers les beatniks :
— Que les trouillards reprennent leurs motos et s’en aillent écouter sur leurs tourne-disques les chansons contestataires. Les autres n’ont qu’à me suivre.
— Moi, j’en suis, répondit Cat.
Puis elle regarda les ruraux, et ajouta :
— Moi et la bande à Poison.
— Les sinistrés, je m’en balance, mais puisqu’il s’agit d’enquiquiner quelqu’un, je viens aussi, grogna Ringo.
— Nous aussi ! clamèrent en chœur les Scorpions. Ça sera tordant de voir les « croulants » qui commandent désorganiser l’organisation des secours.
La bataille avait été assez équilibrée. Le bilan tiré, vingt chevelus de chaque bande se révélèrent utilisables. En ajoutant les têtes, les côtes et les bras cassés, il y avait dix ruraux et autant de Scorpions à remettre en état.
Peppone disposait d’un camion. Don Camillo à son côté, il fit le tour de la commune. « Pas d’argent, des dons en nature », c’était le slogan. Slogan perspicace, car le paysan donne plus volontiers un sac de farine que cinq cents lires. Au reste, tous donnèrent : ils n’étaient pas près d’oublier l’inondation qu’ils avaient subie quinze ans plus tôt ; malgré les promesses, ils avaient dû se débrouiller tout seuls. Tandis que le ramassage allait bon train, Bigio, Smilzo, Brusco et les chevelus armaient la flotte.
Deux de ces péniches à moteur, énormes et lourdes qu’on destine au transport du sable et du gravier ; plus, tirés par un remorqueur, deux chalands réunis par un pont, qui faisaient office de bac entre les deux rives. Sur le bac, un camion et un tracteur à quatre roues motrices et sa remorque. Les dons recueillis, soigneusement emballés dans des sacs de plastique, furent répartis entre les quatre bateaux.
Ce fut une opération foudroyante : sur la péniche commandée par Peppone prirent place les vingt Scorpions de Ringo ; sur celle commandée par don Camillo, les vingt ruraux aux ordres de Cat.
Don Chichi aurait donné Dieu sait quoi pour être de la fête, mais don Camillo lui rappela fort opportunément que l’on ne pouvait laisser la paroisse déserte.
— Du reste, ajouta-t-il, je fais déjà partie de l’expédition : les curés c’est bien, mais point trop n’en faut.
La flotte appareilla peu après minuit, sous une pluie battante. Les équipages, meurtris et couverts de bleus, étaient recrus de fatigue. Abrités sous de grandes bâches imperméables, ils sombrèrent tout de suite dans un sommeil profond. La péniche de don Camillo ouvrait la marche, suivie de celle de Peppone et du bac remorqué. Un petit canot rapide, muni d’un moteur hors bord et d’un projecteur, faisait office de vedette et précédait l’escadre.
Vers 10 heures du matin, la pluie cessa de tomber.
Il y eut une éclaircie. Naturellement, don Camillo ne manqua pas d’en profiter, d’autant plus que c’était dimanche. À la poupe de la péniche, des caisses de boîtes de conserve se trouvaient empilées ; il y installa son autel de campagne et se mit en devoir de célébrer la messe.
Sur la péniche de Peppone également l’équipage était sorti de sous la bâche.
 Toujours le même, marmonna Peppone en ôtant son chapeau ; il ne rate jamais une occasion de se donner en spectacle !
Ringo voulut y aller d’un commentaire, mais on avait stoppé les moteurs, et dans cette solitude, dans ce silence, les paroles du prêtre retentirent sur l’immense étendue d’eau boueuse avec tant de solennité que Ringo se ravisa.
C’est connu : un beatnik sans guitare est comme un soldat sans fusil. Les Scorpions avaient emporté leurs guitares. À l’élévation ils attaquèrent Old man river, et à la communion une de leurs sempiternelles rengaines beat.
— Seigneur, implora don Camillo, faites-les taire ! Empêchez-les de troubler ce rite sacré avec leurs chants profanes.
— Don Camillo, répondit la voix lointaine du Christ, chacun chante comme il peut la louange du Seigneur.
— Oui, Seigneur, mais écoutez : les voilà qui sifflent, à présent !
— Dans certaines circonstances, on peut même siffler la louange de Dieu.
— Où allons-nous, Seigneur ? Et qui pouvait imaginer qu’un pauvre curé de campagne célébrerait un jour une messe yé-yé ?
— Moi, don Camillo.
La fin de la messe marqua également la fin de l’éclaircie. Les moteurs furent remis en marche, et tout le monde disparut de nouveau sous les bâches pour s’abriter de la pluie.
Ils parvinrent sur les terres inondées du delta au début de l’après-midi. Lorsque les premières maisons à demi submergées furent en vue, les ennuis commencèrent.
C’était le grand moment de la coordination. Venus de la capitale, des coordinateurs arrivaient l’un après l’autre pour coordonner — bien entendu — les opérations de secours et fixer les divers secteurs de compétence. Puis viendraient les super-coordinateurs, chargés de coordonner les coordinateurs.
Pendant ce temps, les sinistrés attendaient, réfugiés sur les toits.
Un canot à moteur, avec à bord des fonctionnaires et des gardes mobiles, fit stopper la flotte.
— Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? De quel organisme relevez-vous ? Que transportez-vous ? Pourquoi vous mêlez-vous de ces choses sans qu’on vous l’ait demandé ?
— Ils vont finir par nous flanquer une contredanse pour défaut de reçu de TVA ! s’écria Cat, exaspérée.
Don Camillo lui imposa le silence :
— Tais-toi ! Ne comprends-tu pas que l’inefficacité de l’État ne saurait tolérer l’efficacité privée ?
Les chevelus s’agitaient. Ringo proposa de prendre le canot à l’abordage et de flanquer fonctionnaires et gardes mobiles à la flotte.
L’idée n’était pas mauvaise, mais on n’eut point à la mettre à exécution. Jugeant qu’ils avaient assez retardé les secours, les coordinateurs s’en allèrent coordonner ailleurs, et la flotte put se remettre en route.
Scorpions et ruraux entreprirent d’embarquer des malheureux juchés sur les toitures. Ils les transportaient sur les berges, les restauraient, puis, avec le camion et le tracteur, les évacuaient sur les villages épargnés par les eaux.
À chacun ils distribuèrent vivres, couvertures, vêtements.
La dernière opération de la journée fut celle de la Ferme rouge. La petite bâtisse avait de l’eau jusqu’au plafond du premier étage. Les occupants, un vieux et une vieille, s’étaient réfugiés au grenier avec leur bric-à-brac.
Ils refusaient obstinément d’abandonner leur maison et leurs affaires. On tenta de les persuader, rien n’y fit. Alors Peppone coupa court et ordonna à Ringo :
— Emparez-vous de ces deux malheureux et balancez-les dans la barque avec tout leur bazar !
Les Scorpions aimaient la violence. Ils obéirent sans discuter ni se soucier des protestations des deux vieux.
La barque venait à peine de s’éloigner de la ferme que celle-ci s’effondra et disparut dans les eaux boueuses.
— Voilà ! s’exclama le vieux avec amertume. Vous êtes contents, à présent !
Ringo perdit patience :
— C’est vous qui devriez l’être ! Cinq minutes de plus, et vous étiez bel et bien noyés tous les deux.
— Justement, se lamenta la vieille. Tout serait fini, tandis que nous sommes désormais condamnés à vivre sans toit, sans potager, sans basse-cour…
— L’État vous aidera, répliqua Ringo.
— Oui, marmonna le vieux, en nous envoyant dans un hospice, elle d’un côté, moi de l’autre, séparés pour toujours, alors que nous pouvions mourir ensemble dans notre maison.
Ringo haussa les épaules.
— Quelle bêtise ! Mourir seul ou en compagnie, c’est du pareil au même.
— Vois-tu, mon gars, répondit le vieux, tu as toute ta vie devant toi ; la nôtre est derrière nous. Un jour, tu t’apercevras que le problème n’est plus de bien vivre, mais de bien mourir.
Les deux péniches se trouvaient côte à côte, et don Camillo se fit entendre :
— Je vous comprends, cher homme ; mais ces jeunes gens en sont incapables. La façon dont meurent les vieillards ne les intéresse pas. Ce qu’ils souhaitent, c’est les voir crever le plus tôt possible.
— Alors, pourquoi ne pas nous avoir laissé mourir ? demanda la vieille.
Ringo se fâcha :
— Si vous tenez tant que ça à crever, qui vous empêche de vous jeter à l’eau ?
— Seul celui qui nous a donné la vie peut nous l’ôter. Tu ne le sais pas, mon gars, mais monsieur le curé le sait, lui.
— Moteurs ! tonitrua don Camillo. Mission accomplie. On rentre à la base.
— Et les deux vieux, chuchota Peppone, on ne les débarque pas ?
— Nous sommes responsables de leur triste sort. Je les emmènerai à la vieille maison de la chapelle. Elle est en mauvais état, mais quelques pièces sont habitables. Il y a un bout de terre, on la leur défrichera ; pour un potager et une basse-cour, ça sera suffisant.
Une lueur d’espoir brilla dans les yeux de la vieille.
— Une basse-cour !
Mais elle se rattrista aussitôt :
— Mes pauvres poules, toutes noyées…
— Galion espagnol à bâbord ! s’écria Cat sur ces entrefaites.
Une grande meule de fumier, compacte et bien équarrie, dérivait, lente et fumante, au fil des eaux limoneuses. Quelque vingt poules mélancoliques y picoraient.
— Tigres de Malaisie, rugit la nièce de don Camillo, à l’abordage !
Le tas de fumier fut accosté, les poules capturées.
— Vous avez maintenant votre volaille, lança Ringo à l’adresse des deux vieux. Que vous faut-il de plus ?
— L’aide du Seigneur, répondit la vieille en ouvrant les bras.
— Adressez-vous au magasin d’à côté : nous n’entretenons aucune relation avec Jésus-Christ.
Les moteurs grondèrent, et don Camillo n’entendit point. Jésus, en revanche, entendit, mais laissa tomber. Au fond, lui aussi avait été beatnik. Il avait d’ailleurs embêté tant de monde qu’il avait fini cloué sur une croix.
Et cela aussi est une des histoires que le grand fleuve raconte à ceux qui vont, glanant des fables sur les grèves et tout au long des peupleraies.
Giovanni Guareschi, in Don Camillo et les contestataires