samedi 5 mai 2012

En s'offrant... TS Eliot, Meurtre dans la cathédrale



(Dans la cathédrale : Thomas, les Prêtres.)
LES PRÊTRES
Bloquez les portes ! Bloquez les portes !
La porte est bloquée !
Nous sommes saufs ! Nous sommes saufs
L'ennemi peut rager au dehors, il se fatiguera en vain. 

Ils ne peuvent forcer l'entrée !
Ils n'osent forcer l'entrée !
Ils n'ont pas la force !
Nous sommes saufs ! Nous sommes saufs !
THOMAS
Débloquez les portes ! Ouvrez les portes toutes grandes.
Je ne veux pas que la maison de la prière, l'Église du Christ,
Le sanctuaire, devienne une forteresse !
L'Église protégera les siens à sa façon, et non pas
Comme le chêne et la pierre. Chêne et pierre pourrissent,
Ne fournissent point de soutien, mais l'Église durera !
L'Église doit être ouverte, même à nos ennemis !
Ouvrez la porte !
LES PRÊTRES
Monseigneur ! Ce ne sont pas des hommes, ils ne viennent pas comme des hommes, mais
Comme des bêtes déchaînées. Ils ne viennent pas comme des hommes,
Qui respectent le sanctuaire, qui s'agenouillent devant le corps du Christ,
Mais comme des bêtes. Vous fermeriez la porte au lion,
Au léopard, au loup et au sanglier.
Pourquoi pas davantage à des bêtes, aux âmes d'hommes damnés,
À des hommes qui se complaisent à la damnation jusqu'à être des bêtes !
Monseigneur ! Monseigneur 
!
THOMAS
Débloquez la porte !
Vous me croyez téméraire, désespéré, dément !
Vous raisonnez d'après des résultats, comme le fait ce monde-ci,
Pour décider si telle action est bonne ou mauvaise.
Vous en déférez au tribunal du fait,
Pour chaque vie et pour chaque acte
On peut montrer la conséquence et du bien et du mal.
Et comme avec le temps les résultats de mille actions se mêlent,
Ainsi se confondent enfin et le bien et le mal.
Ce n'est pas dans le temps que ma mort sera connue.
C'est en dehors du temps que ma décision est prise.
Si vous appelez décision
Ce à quoi mon être tout entier donne total consentement.
Je donne ma vie
À la loi de Dieu au-dessus de la loi de l'homme.
Ceux qui ne font pas de même,
Comment sauraient-ils ce que je fais ?
Comment sauriez-vous ce que je fais ? Et pourtant combien davantage
Devriez-vous en savoir que ces insensés qui martèlent la porte !
Débloquez la porte ! Débloquez la porte !
Nous ne sommes pas ici pour triompher par le combat, par la ruse ou la résistance,
Ni pour nous battre avec des bêtes en tant qu'hommes.
Nous avons combattu la bête, et nous l'avons vaincue.
Nous n'avons plus qu'à vaincre maintenant par la souffrance.
C'est là victoire plus aisée.
Maintenant, c'est le triomphe de la Croix ! Maintenant, ouvrez la porte, je l'ordonne !
Ouvrez la porte !
(On ouvre la porte. Entrent les Chevaliers légèrement ivres)
LES PRÊTRES
Par ici, Monseigneur ! Vite ! Montez l'escalier ! Fuyez sur le toit !
Fuyez dans la crypte ! Vite ! Venez ! Entraînez-le !
LES CHEVALIERS (un vers chacun)
Où est Becket, traître à son Roi ?
Où est Becket, le prêtre intrigant ?
Descends, Daniel, dans la fosse aux lions !
Descends, Daniel, sous la griffe du fauve !
T'es-tu lavé dans le sang de l'Agneau ?
Es-tu marqué de la griffe du fauve ?
Descends, Daniel, dans la fosse aux lions !
Descends, Daniel, prendre part au festin !
Où est Becket, le marmot de Cheapside ?
est Becket, le prêtre sans foi ?
Descends, Daniel, dans la fosse aux lions !
Descends, Daniel, prendre part au festin
THOMAS
C'est le juste, pareil au lion courageux,
Qui devrait ignorer la peur.
Me voici !
Non pas traître à mon Roi. Je suis un prêtre,
Un Chrétien, sauvé par le sang du Christ,
Prêt à souffrir avec mon sang,
C'est le signe de l'Église, toujours,
Le signe du sang. Le sang pour le sang.
Son sang donné pour racheter ma vie,
Mon sang donné pour le prix de Sa Mort.
LES CHEVALIERS
Absous tous ceux que tu as excommuniés !
Démets-toi du pouvoir que tu t'es arrogé !
Rends au Roi cet argent dont tu t'es emparé !
Renouvelle l'obédience que tu as violée !
THOMAS
Pour le Seigneur, je suis maintenant prêt à mourir,
Afin que Son Église puisse avoir paix et liberté.
Faites de moi ce qu'il vous plaît, à votre dam et votre honte,
Mais personne de mon peuple, au nom du Seigneur,
Qu'il soit clerc ou laïc, vous ne toucherez !
Je l'interdis !
LES CHEVALIERS
Traître ! Traître ! Traître ! Traître !
THOMAS
Toi, Réginald, traître trois fois, toi !
Traître envers moi, mon vassal temporel,
Traître envers moi, ton Seigneur spirituel,
Traître envers Dieu, dont tu profanes l'Église !
PREMIER CHEVALIER
Je ne dois point de foi à un renégat,
Et je payerai dès maintenant ce que je dois !
THOMAS
Et maintenant, entre vos mains Dieu Tout-puissant, Bienheureuse Marie toujours Vierge, Bienheureux saint Jean-Baptiste, saints Apôtres Pierre et Paul, Bienheureux martyr Denis, et vous tous les Saints, je remets ma cause et celle de l'Église !
(Pendant que les Chevaliers le tuent, on entend :)
LE CHŒUR
Purifiez l'air ! Nettoyez le ciel ! Lavez le vent ! Ôtez la pierre de la pierre et lavez-les !
La terre est impure, l'eau est souillée, nos bêtes et nous-mêmes sommes polluées de sang.
Une pluie de sang a aveuglé mes yeux. Où est l'Angleterre ?
Où est le Kent ? Où est Cantorbéry ?
Oh loin loin loin dans le passé ! Et me voici errante dans un
pays de branches stériles : si je les brise, elles saignent ! j'erre dans un pays de pierres sèches ; et si je les touche, elles saignent !
Comment pourrai-je jamais retourner aux douces saisons paisibles ?
Nuit, demeure avec nous ! Arrête-toi, Soleil ! Saison reste en suspens ! Et que le jour ne vienne plus, que le printemps ne vienne plus !
Pourrais-je regarder encore le jour et ses choses familières, et les voir toutes barbouillées de sang, à travers un rideau de sang qui tombe ?
Nous ne voulions pas que rien arrivât.
Nous avions compris la catastrophe intime,
La perte personnelle, la misère générale,
Vivant et vivant à demi ;
La terreur de la nuit qui aboutit à l'action quotidienne
La terreur du jour, qui aboutit au sommeil !
Mais le bavardage au marché, la main sur le balai,
Les cendres que l'on rassemble en tas la nuit venue,
Le bois que l'on dispose au feu au point du jour,
Ces gestes-là marquaient un terme à notre peine.
Toute horreur se pouvait définir,
Tout chagrin connaissait une quelconque fin :
Dans la vie, pas de temps à consacrer aux longs chagrins.
Mais ceci, c'est hors de la vie, hors du temps,
C'est une perdurable éternité de mal et d'injustice.
Nous sommes souillées par une ordure que nous ne pouvons laver,
Unie à la vermine surnaturelle,
Ce n'est pas nous seules, ce n'est pas la maison, ce n'est pas
La Cité qui ont reçu la souillure,
C'est le monde tout entier qui est souillé.
Purifiez l'air ! Nettoyez le ciel ! Lavez le vent ! Ôtez la pierre de la pierre, dépouillez le bras de sa peau, arrachez le muscle à l'os, et lavez-les ! Lavez la pierre, lavez l'os, lavez la cervelle, lavez l'âme ! Lavez-les ! Lavez-les !
(Les Chevaliers ayant accompli le meurtre s'avancent
vers l'avant-scène et parlent au public.)
LE PREMIER CHEVALIER
Nous vous prions de bien vouloir nous accorder votre attention, pendant quelques instants. Nous savons que vous pouvez être disposés à juger défavorablement de notre action. Vous êtes Anglais, et, par conséquent, vous croyez au franc jeu : et quand vous voyez un homme assailli par quatre autres, alors vos sympathies vont au pauvre diable qui a le dessous. Je respecte de tels sentiments et je les partage. Néanmoins, je fais appel à votre sentiment de l'honneur. Vous êtes Anglais, et par conséquent vous ne jugerez personne sans avoir entendu les deux sons de la cloche. Ceci est conforme à notre principe depuis longtemps établi de jugement par devant jury. Je ne suis pas moi-même qualifié pour vous soumettre notre cas. Je suis homme d'action et non de palabres. C'est pourquoi je me bornerai à vous présenter les autres orateurs qui, suivant leurs divers talents, et leurs points, de vue différents, pourront vous exposer les faces de ce problème extrêmement complexe. Je donne d'abord la parole au plus jeune de nous tous : Guillaume de Tracy.
LE SECOND CHEVALIER
J'ai bien peur de n'être en rien cet orateur expérimenté que Réginald Fitz Urse a bien voulu vous faire croire que j'étais. Mais il y a une chose que j'aimerais dire, et je peux aussi bien la dire tout de suite. La voici : dans ce que nous avons fait, et quoi que vous puissiez en penser, nous avons été parfaitement désintéressés.
(Les autres Chevaliers : Bravo ! Bravo !)
Ce n'est pas nous qui allons en tirer quelque bénéfice. Nous avons beaucoup plus à perdre qu'à gagner. Nous sommes quatre braves Anglais qui plaçons notre pays avant tout. Je crains bien que nous n'ayons pas fait une très bonne impression quand nous sommes arrivés. Le fait est que nous avions entrepris un rude boulot et nous le savions. Je ne parle que pour moi-même, mais j'avais bu et pas mal — à l'ordinaire je ne suis pas buveur — pour me mettre à la hauteur de la tâche. Quand on y pense, ça vous tarabuste un peu, de tuer un Archevêque, surtout quand on a été élevé dans les bonnes traditions de l'Église. Donc, si nous vous avons paru tant soi peu tapageurs, vous comprenez pourquoi — et en ce qui me concerne, je le regrette terriblement. Nous avons compris que c'était notre devoir, mais tout de même nous avons dû nous hausser à la hauteur de la situation, et, je le répète, nous n'allons pas en tirer un sou. Nous savons parfaitement bien ce qui va arriver. Le Roi Henri — Dieu le bénisse ! — devra dire, pour des raisons d'État, qu'il n'a jamais voulu cela. Et il va y avoir un sacré raffut ! Et le mieux qui puisse nous échoir, sera de passer le reste de notre vie à l'étranger. Et même quand les gens raisonnables en viendront à voir qu'il fallait absolument que l'Archevêque fût écarté du chemin — et pour ma part, je l'admirais énormément — vous avez dû remarquer quelle belle figure il a faite à la fin — ils ne nous décerneront, à nous, aucune gloire. Non, nous nous sommes coulés ; pas d'erreur possible. Donc, comme je l'ai dit en commençant, faites-nous au moins, je vous prie, le crédit d'avoir été complètement désintéressés dans cette affaire. Je crois que c'est à peu près tout ce que j'avais à dire.
LE PREMIER CHEVALIER
Je crois que nous accorderons tous à Guillaume de Tracy qu'il a bien parlé et qu'il a développé un point très important. Le fond de son argumentation est celui-ci : nous avons été complètement désintéressés. Mais notre geste lui-même a besoin de plus amples justifications, et il faut écouter nos autres orateurs. Je donne la parole à Hugh de Morville.
LE TROISIÈME CHEVALIER
J'aimerais d'abord revenir sur un point qui a été très bien exposé par notre chef, Réginald Fitz Urse : à savoir que vous êtes Anglais, et que vos sympathies vont toujours par conséquent au pauvre diable qui a le dessous. C'est l'esprit anglais du franc jeu. Or, le digne Archevêque – dont j'admirais beaucoup les bonnes qualités – a d'un bout à l'autre été présenté comme le pauvre diable du dessous. Mais, est-ce vraiment le cas ? Je vais faire appel non pas à vos émotions, mais à votre raison. Vous êtes des gens sensés, à la tête solide, et vous ne vous laisserez pas prendre, je le vois bien, aux boniments sentimentaux. Je vous demande donc de considérer mûrement ceci : quels étaient les buts de l'Archevêque ? Quels étaient les buts du Roi ? Dans la réponse à ces deux questions se trouve la clé du problème.
Le but du Roi a toujours été parfaitement conséquent. Pendant le règne de feu la Reine Mathilde et l'irruption du malheureux usurpateur Étienne, le royaume a été très divisé. Notre Roi a vu que la seule chose nécessaire était de rétablir l'ordre ; de freiner les pouvoirs excessifs des administrations locales, habituellement exercés pour des fins égoïstes et souvent séditieuses ; et de réglementer le pouvoir judiciaire. C'était le chaos total : il y avait trois espèces de justice, et trois espèces de tribunaux. Ceux du Roi, ceux des Évêques, ceux des Barons. Je dois revenir ici sur un point du précédent orateur. Quand feu l'Archevêque était Chancelier, il a de tout cœur soutenu les desseins du Roi. C'est là un point important que je peux prouver, s'il est nécessaire. Or, le Roi voulait que Becket, qui s'était montré administrateur extrêmement capable — personne ne le nie — unît les charges de Chancelier et d'Archevêque. Personne ne lui en aurait voulu de cela ; personne n'était mieux qualifié que lui pour remplir à la fois ces deux postes très importants. Si Becket s'était accordé avec les désirs du Roi, nous aurions eu un Etat presque idéal : union de l'administration spirituelle et temporelle sous le gouvernement central. J'ai bien connu Becket au cours de divers contacts officiels : et je puis dire que je n'ai jamais connu d'homme si hautement qualifié pour le rang le plus élevé dans le service de l'Etat. Et qu'est-il arrivé ? Dès que Becket, sur les instances du Roi, a été nommé Archevêque, il a abandonné la charge de Chancelier, il est devenu plus prêtre que les prêtres, il a – avec ostentation et d'une manière blessante – adopté une règle de vie ascétique ; il a ouvertement abandonné toute politique qu'il avait jusqu'alors soutenue, il a immédiatement affirmé qu'il y avait un ordre plus élevé que celui que notre Roi — et lui-même en tant que serviteur du Roi — avait lutté durant tant d'années pour l'établir, ajoutant — Dieu sait pourquoi ! — que les deux ordres étaient incompatibles.
Vous m'accorderez que mettre ainsi des bâtons dans les roues de la part d'un Archevêque, offense les instincts d'un peuple comme le nôtre. Jusqu'ici, je sais que j'ai votre approbation. Je la lis dans vos yeux. C'est seulement sur les mesures que nous avons dû prendre, afin de remettre les choses d'aplomb, que nous ne sommes pas d'accord. Personne ne regrette la nécessité de la violence plus que nous. Malheureusement, il y a des moments où la violence est la seule façon dont on puisse assurer la justice sociale. En un autre temps, vous condamneriez un Archevêque par un vote du Parlement, et vous l'exécuteriez, en respectant les formes, pour haute trahison et personne n'aurait à porter le fardeau du nom d'assassin. Et à une époque encore plus éloignée, même des mesures aussi modérées que celles-là deviendraient inutiles. Mais si vous êtes maintenant arrivés à une juste subordination des prétentions de l'Eglise à la bonne gérance de l'État, rappelez-vous que c'est nous qui avons fait le premier pas. Nous avons contribué à amener cet état de choses que vous approuvez. Nous avons servi vos intérêts ; nous méritons vos applaudissements ; et s'il y a une culpabilité quelconque dans l'affaire, vous devez en partager la responsabilité avec nous.
LE PREMIER CHEVALIER
Morville vous a donné belle matière à réflexion. Il me semble qu'il a presque dit le dernier mot, pour ceux qui ont pu suivre son raisonnement très subtil. Nous avons cependant un autre orateur qui a, je crois, un autre point de vue à exprimer. S'il en est parmi vous qui n'aient pas été convaincus, je pense que Richard Brito pourra les convaincre. Richard Brito !
LE QUATRIÈME CHEVALIER
Les orateurs qui m'ont précédé, pour ne rien dire de notre chef Réginald Fitz Urse, ont tous parlé avec beaucoup de pertinence. Je n'ai rien à ajouter au développement particulier de leurs démonstrations. Ce que j'ai à dire peut être mis sous forme de question : Qui a tué l'Archevêque ? Puisque vous avez été les témoins oculaires de cette scène lamentable, vous avez bien le droit d'être quelque peu surpris de me l'entendre poser ainsi. Mais considérez bien le cours des événements. Je suis obligé, très brièvement, de parcourir le terrain traversé par le dernier orateur. Quand feu l'Archevêque était Chancelier, personne, sous le Roi, ne fit plus pour souder la nation en un tout, pour lui donner l'unité, la stabilité, l'ordre, la tranquillité, la justice dont elle avait si rudement besoin. Un jour il devint Archevêque, il a complètement renversé sa politique ; il s'est montré totalement indifférent au destin de la nation, il s'est montré, en fait, un monstre d'égoïsme, une menace envers la société. Cet égoïsme s'est emparé de lui jusqu'à devenir enfin une incontestable folie. Tous les moyens qu'on avait essayés pour se le concilier, pour le ramener à la raison, avaient échoué. Or, j'ai des preuves irréfutables à l'appui du fait que, avant de quitter la France, il prophétisa clairement, devant de nombreux témoins, qu'il n'avait pas longtemps à vivre, et qu'il serait tué en Angleterre. Il a usé de tous les moyens de provocation ; d'après sa conduite, en la suivant pas à pas, on ne peut rien induire d'autre sinon qu'il avait décidé de mourir par le martyre. Cet homme, autrefois grand serviteur du pays, est devenu un naufrageur. Même à la fin, il aurait pu nous donner raison : vous avez vu comment il a éludé nos questions. Et quand il nous eut délibérément exaspérés au-delà des limites de l'endurance humaine, il aurait encore pu se tenir loin de nous assez longtemps pour que se calme notre juste colère. C'est précisément ce qu'il ne voulait pas voir arriver ; il a insisté ; pendant que nous étions encore tout enflammés de rage, pour que les portes fussent ouvertes. Ai-je besoin d'en dire davantage ? Je pense qu'en présence de ces faits vous rendrez sans hésitation un verdict de suicide en état d'aliénation mentale. C'est le seul verdict charitable que vous puissiez passer sur quelqu'un qui, après tout, fut un grand homme.
LE PREMIER CHEVALIER
Merci, Brito ! Je pense qu'il n'y a plus rien à dire ; et je suis d'avis que maintenant vous vous dispersiez tranquillement pour rentrer chez vous. Je vous en prie, évitez de vous attarder en groupes au coin, des rues, et ne faites rien qui soit de nature à troubler l'ordre public.
(Ils sortent)
LE PREMIER PRÊTRE
O Père, père, tu nous as quittés, tu es perdu pour nous !
Comment te trouverons-nous, de quels lieux lointains abaisses‑tu tes regards vers nous ?
Maintenant que tu es au Ciel, qui nous guidera, nous prêchera, nous dirigera ?
Après quel voyage, à travers quelle épouvante nouvelle,
Recouvrerons-nous ta présence ?
Quand hériterons-nous Ta force ?
L'Église est veuve,
Seule, souillée et désolée, et les païens bâtiront sur ses ruines Leur monde sans Dieu ! Je le vois ! Je le vois !
TROISIÈME PRÊTRE
Non ! Car l'Église est consolidée par cet acte.
Triomphante dans l'adversité ! Elle est fortifiée
Par la persécution suprême aussi longtemps que des hommes mourront pour Elle !
Allez, hommes tristes et faibles, âmes errantes et perdues, sans foyer sur la terre et au Ciel.
Allez là où le couchant rougit le dernier rocher gris de la Bretagne, ou les Colonnes !
Allez risquer des naufrages sur les côtes maussades
Où les Mores retiennent captifs des Chrétiens ;
Allez vers les mers septentrionales obstruées par les glace,
Où l'haleine morte engourdit la main, hébète le cerveau ;
Trouvez une oasis sous le soleil du désert,
Allez quêter alliance avec le Sarrazin idolâtre,
Partagez ses rites ignobles, essayez de cueillir l'oubli
Dans ses cours libidineuses,
L'oubli dans la fontaine près du dattier ;
Ou bien restez à vous ronger les ongles en Aquitaine.
Dans le
petit cercle de douleur au milieu du crâne,
Vous n'avez pas fini d'aller foulant une ronde interminable
De pensée, pour justifier votre action à vos yeux,
Tissant une fiction qui se défait à mesure,
Arpentant à jamais l'enfer du faire accroire
Qui n'est jamais la croyance !
Tel est votre destin sur terre,
Et nous en avons fini de penser à vous.
Ô Monseigneur,
La gloire de votre nouvel état nous est cachée,
Priez pour nous dans votre charité ; maintenant dans la vue du Seigneur
Uni à tous les saints et les martyrs qui vous ont précédé,
Souvenez-vous de nous !
Que notre action de grâce monte
Vers Dieu qui nous a donné un nouveau Saint à Cantorbéry !
LE CHŒUR
(Pendant qu'on chante au loin un Te Deum en latin.)
Nous Te louons, ô mon Dieu ; pour Ta gloire déployée dans toutes les créatures de la terre,
Dans la neige, dans la pluie, dans le vent, dans la tempête dans toutes tes créatures, à la fois les chasseurs et les victimes,
Car toutes les choses n'existent qu'autant que Tu les vois, qu'autant que Tu les connais,
Toutes les choses n'existent que dans Ta lumière, et Ta gloire éclate même en cela qui Te nie : ainsi les ténèbres proclament la gloire de Ta lumière.
Ceux qui Te nient ne pourraient pas nier si Tu n'existais pas, et leur négation n'est jamais complète, car si elle l'était ils n'existeraient pas.
Ils affirment Ton existence en vivant ; toutes les choses affirment Ton existence en vivant : l'oiseau dans l'air, que ce soit faucon ou bouvreuil ; la bête sur la terre, que ce soit le loup ou l'agneau ; le ver dans la terre et le ver dans le ventre !
L'homme par conséquent, que Tu as créé pour qu'il ait conscience de Toi, doit Te louer en pleine conscience, en pensée, en parole et en action !
Même la main sur le balai, le dos ployé en disposant le feu, le genou plié en nettoyant le foyer, nous, les récureuses et les balayeuses de Cantorbéry,
Le dos ployé sous le labeur, le genou plié sous le péché, les mains cachant le visage sous la peur, la tête sous le chagrin,
Même en nous la voix des saisons, le nasillement de l'hiver, la chanson du printemps, le bourdonnement de l'été, la voix des bêtes et des oiseaux chantent Ta louange !
Nous te rendons grâces pour Tes miséricordes du sang, pour Ta rédemption par le sang ; car le sang de Tes martyrs et de Tes saints enrichira la terre, et créera des lieux sacrés !
Car partout où un Saint a vécu, partout où un martyr a donné son sang pour le sang du Christ,
La terre devient sacrée, et la sainteté ne s'en départira pas,
Quoique des armées la puissent fouler sous leurs pas, quoique des voyageurs puissent venir, le guide à la main, la visiter.
De là où les mers occidentales rongent les côtes de Zona
Jusqu'à la mort dans le désert, à la prière en des lieux oubliés au pied de la colonne impériale fracassée,
De ces lieux jaillit ce qui a jamais renouvelle la terre,
Bien qu'on le conteste à jamais ! Par conséquent, ô mon Dieu, nous Te remercions
Toi qui nous a donné une telle bénédiction à Cantorbéry !
Pardonne-nous, ô Seigneur ! Nous reconnaissons que nous sommes le type de l'homme ordinaire,
De ces hommes et de ces femmes qui ferment leurs portes et
s'assoient au coin du feu,
Qui craignent la bénédiction de Dieu, la solitude de la nuit de Dieu, la renonciation exigée, la privation infligée,
Qui craignent l'injustice des hommes moins que la justice de Dieu,
Qui craignent la main à la fenêtre, le feu dans le chaume, le poing dans la taverne, la poussée dans le canal,
Moins qu'ils ne craignent l'amour de Dieu !
Nous reconnaissons nos offenses, notre faiblesse, notre faute ; nous reconnaissons
Que le péché du monde est sur nos têtes ; que le sang des martyrs et l'agonie des Saints
Est sur nos têtes !

Seigneur, ayez pitié de nous !
Jésus, ayez pitié de nous !
Seigneur, ayez pitié de nous !
Bienheureux Thomas, priez pour nous !

Thomas Stearns Eliot, in Meurtre dans la cathédrale