dimanche 1 avril 2012

En bouleversant... Fabrice Hadjadj, Pâmoison de Marie


Or, près de la croix de Jésus se tenait sa mère, avec la sœur de sa mère, Marie femme de Cléophas, et Marie Madeleine. Jésus, voyant sa mère, et près d'elle le disciple qu'il aimait, dit à sa mère : « Femme, voici ton fils. » Puis il dit au disciple : « Voici ta mère. » Et à partir de cette heure-là, le disciple la prit chez lui.
Jean 19, 25-27.

Arcabas - Polyptique "Passion Résurrection" (détail)

Barabbas et le centurion Longin.

BARABBAS. Parmi la foule j'étais là
En contrebas des trois croix qui couchaient leur ombre oblique
Sur nos corps amassés.
Les ténèbres du cachot, je ne venais de les quitter que pour pénétrer dans cette ombre,
Car il fallait que je le toise,
Mon vicaire, mon remplaçant,
Il fallait que j'aperçoive sa mère là debout,
Écrasée sans fin et pour cela debout,
Droite pour mieux tout prendre de plein fouet,
Le gibet dans le ventre,
Les trois clous aux mamelles,
Les épines perçant ses propres tempes claires,
Tandis que moi j'étais heureux,
J'étais heureux et je riais, heureux,
Heureux qu'il meure à ma place,
Heureux que sa mère souffre au lieu de la mienne,
Et sur ma figure, sautillant, ce sourire nerveux...
LONGIN. Bien extérieur à cette tragédie j'étais.
Assis sur mon cheval, perché au haut d'un tertre,
Depuis belle lurette j'étais accoutumé à voir la mort en train de jouir par ses trois poteaux dressés.
J'attendais la fin de mon service, voilà tout.
Qu'ils mettent du temps à crever, ces pendards !
La mort lente, soit ! mais on ne pense jamais à la fatigue du fonctionnaire qui veut rentrer chez lui.
Mes soldats jouaient aux dés pour se divertir, tiraient au sort qui aurait telle ou telle dépouille du moribond.
J'aimais à organiser ces tombolas du Calvaire.
À qui les sandales dont vous pourrez à loisir lier et délier la courroie ?
À qui la tunique sans couture tissée par cette mère déchirée là-bas ?
BARABBAS. J'insultais avec les autres,
Je gueulais plus fort que les autres même, pour couvrir mon malaise,
Et sur Marie et le disciple, et les autres suiveuses, je jetais des regards que j'aurais voulu compatissants,
Mais malgré moi il y pétillait l'allégresse, le plaisir bouffi du plus chanceux,
Parce que ces planches, c'était pour moi,
Et ce jour, ce devait être mon jour, le dernier,
Assassin au milieu des voleurs... Mais voici que je dormirai et me lèverai encore puisque à ma place sur la couche verticale,
Il y avait cet homme qui avait le même nom que moi :
Iéoshoua Barabbas, Jésus, fils du Père,
Le même nom et ce n'était pas le même,
Comme s'il s'agissait d'une erreur administrative,
Et dorénavant, quand on m'appellerait, je serais bien forcé de penser à lui,
Je me retournerai pour à chaque fois l'avoir en face,
Avec sa tête sanglante.
LONGIN. – Il fallait en finir avant le sabbat.
Après un bâillement, je pris ma lance et partis au petit trot.
Aux deux autres coriaces, on leur brisa les jambes, pour activer le travail.
Mais lui, le tout-faible, il était déjà mort. Alors je regardai sa mère, histoire de lui faire comprendre que je ne faisais que mon sale métier, puis
Je visai juste entre deux côtes,
Par jeu, pour lui transpercer... Était-ce son cœur ou le mien ?
Ce jour, ce jour plus sombre que la nuit, puisqu'il n'éclairait que l'horreur, cessa soudain de faire semblant.
La terre trembla, le ciel s'obscurcit, les dalles des caveaux grincèrent, mon cheval se cabra en hennissant la peur,
Mais ce n'était rien auprès du bouleversement en moi,
Rien auprès du mort qui se redressait vivant hors du sépulcre de moi-même,
Et des mots me sortirent du corps,
Comme si j'avais attendu toute ma vie pour les prononcer,
Comme si tout ce remue-ménage de la terre et du ciel, c'était pour faire décor à ces mots qui me sortaient de la bouche, malgré moi, mais du fond de moi,
Comme si je crachais mon sang...
BARABBAS. Ce devait être moi sur la croix du milieu.
Aussi ce coup de lance, il m'entra dans le flanc, et la haine y entra avec, dure et froide comme la lame de fer :
Je me jurais à moi-même de venger cette mère et que ce centurion ne passerait pas la nuit.
J'en avais tué d'autres, des Goyim, j'avais voulu délivrer Israël de l'occupant romain, mais là, c'était autre chose,
Une haine qui me fondit dessus comme l'Esprit du Seigneur.
Ô soir unique de la Pâque, soir de l'exode vers la terre promise et de la mort des premiers-nés des Égyptiens et du bétail,
Soir de la délivrance et du dernier fléau,
Soir ce soir-là renouvelé :
Les azymes sortis du four avaient étrangement levé,
Les bougies du sabbat étaient soufflées par d'improbables courants d'air,
Les herbes amères étaient trop douces à la langue, et la chair de l'agneau, inexplicablement dure, fatiguait les mâchoires,
Son sang dont on avait badigeonné les montants des portes pour barrer le passage à l'ange destructeur, ne voulait pas tenir et coulait sur le sol,
Les Lévites en tremblant faisaient raccommoder le rideau du sanctuaire.
On racontait que des morts se promenaient en ville, en sorte que certaines veuves avaient verrouillé leur maison et n'arrivaient pas à dormir,
Des soldats jouant au tric-trac virent trop de fois le dé s'immobiliser sur son arête, tandis que d'autres, dans les bordels, s'étonnaient de l'étreinte des filles, plus sauvage que d'habitude, parce que la vue des pendus les avait éméchées, mais qui, soudain, pleuraient de honte dans leurs bras.
Jérusalem partait à la dérive sous les trois mâts sans voiles du Calvaire.
À la faveur de ce tumulte, je me glissai dans le campement du centurion, déjouai sa garde, entrai dedans sa tente. Ce qu'alors j'aperçus...
Il répétait des mots comme un qui apprend une langue étrangère : « Celui-ci... le fils de Dieu... vraiment... » Et il pleurait, il pleurait sur la lance qui saignait encore,
L'arme qui ne blessait plus mais qui était blessée.
Quand il releva la tête, je vis dans son regard quelque chose... Il me dit.
LONGIN. Je t'attendais.
BARABBAS. - Je viens pour te tuer, salaud.
LONGIN. - Approche donc. Les mêmes images nous hantent, le sais-tu ?
Moi-même, de me tuer, j'ai essayé tout à l'heure.
Essayé de me trancher la gorge, d'enlever ces mots de prophète juif qui la remplissent malgré moi, comme un vomissement d'ange.
Mais je n'y arrive pas. La lame se dérobe. La lame est devenue elle-même blessure, tandis que la blessure, celle que j'ai faite à ce Jésus,
La blessure m'a transpercé.
Regarde si toi-même ton poignard n'a pas fondu comme un morceau de glace dans ta poche.
BARABBAS. – D'où vient que nous, deux ennemis natifs, nous nous parlons dans ce silence et cette intimité profonde ?
Est-ce la même blessure à nos deux âmes, et ces blessures devisent entre elles malgré nous comme deux vieilles connaissances ?
LONGIN. Il y a surtout cette femme, cette mère au pied de la potence...
BARABBAS. Dis-moi : as-tu vu comme j'ai pu voir ? Je me frottais les paupières d'incrédulité.
Moi qui me réjouissais que son Fils fût mort au lieu de moi,
Se peut-il qu'elle m'ait regardé comme son propre fils ?
LONGIN. Moi qui suis Romain et qui ai traversé de fer
Le torse de son enfant,
Ses yeux m'ont transformé moi-même et me voilà parlant comme un enfant de Sion.
Femme plus redoutable que la Gorgone dont le regard changeait les hommes en statue : son regard à l'inverse change nos cœurs de pierre en chair,
Vulnérables à toutes les flèches de l'amour.
BARABBAS. Son regard nous couvait, nous enfantait ensemble
À une fraternité impossible.
Comme il m'eût été plus facile de te ficher ce poignard dans la trachée !
LONGIN. – Et moi de te livrer à ma garde qui s'ennuie et comme un chat languit après une souris pour amuser ses griffes.
Qu'allons-nous faire à présent ?
Il va falloir cacher cette amitié mieux qu'on ne cache un crime.
Qui croira que ce qui nous arrive est possible ?
BARABBAS. - Qui sait ? D'autres choses impossibles sont en train d'arriver.
Jérusalem, sous les trois mâts du Golgotha,
Le vaisseau de ton Temple a largué les amarres.

Fabrice Hadjadj, in Passion Résurrection (Cerf)