mardi 20 septembre 2011

En renaissant... Romano Guardini, Dieu console


Le soir qui précéda sa mort, dans les derniers discours où le Seigneur parle de son plus intime mystère, il fait à ses disciples cette promesse : « Je prierai le Père et il vous donnera un autre Paraclet pour qu'il demeure éternellement avec vous. C'est l'Esprit de vérité que le monde ne peut recevoir car il ne le voit pas et ne le connaît pas. Mais vous le connaîtrez, car il demeurera avec vous et sera en vous. Je ne vous laisserai pas orphelins, (en lui) je reviendrai vers vous » Saint Jean, 14, 16-18.
Cette parole — « un autre Paraclet » — notre langue la traduit par « un autre consolateur ». Avons-nous déjà entrevu la signification de ce mot : l'esprit de Dieu est celui qui console ?
La liturgie de l'Église possède une hymne surprenante : la séquence de la messe pour la fête de la Pentecôte. Elle est pleine d'une paix sacrée ; elle est profonde, intime, proche de nous. Si nous voulons la comprendre, il nous faut aussi faire complètement le silence en nous, nous y rendre tout à fait présents, nous détacher des choses terrestres et prêter l'oreille. Nous percevons alors son accent qui passe avec le mouvement léger du cœur.
Venez, ô Père des pauvres,
Venez, donateur des grâces,
Venez, lumière des cœurs.
Ô parfait consolateur,
Suave habitant de l'âme,
Doux rafraîchissement.
Ô repos dans le labeur,
Vous tempérez les ardeurs,
Consolateur dans les larmes.
Ô lumière bienheureuse,
Comblez le tréfonds des cœurs
Chez ceux qui vous sont fidèles.
Sans votre pouvoir divin
Il n'est rien dans l'être humain,
Rien qui demeure sans tache.
Lavez ce qui est souillé,
Donnez l'eau à qui a soif
Guérissez ce qui a mal.
Ployez ce qui est rigide,
Réchauffez ce qui a froid,
Dirigez ce qui dévie.
Donnez à tous vos fidèles,
Ceux qui vous font confiance,
Le don sacré septiforme.
Donnez sa récompense au bien,
Donnez une fin salutaire,
Donnez l'éternité de joie.
Amen. Alléluia.
Les paroles de cette hymne ont un mouvement calme, tout intérieur. C'est un dialogue à voix basse. Le cœur humain, avec ses souffrances et sa lassitude, s'adresse au Dieu consolateur. Il sait que chaque parole est entendue et reçoit sa réponse.
Nous sentons bien ici ce que ces paroles signifient : « Dieu console ».
L'homme a facilement le sentiment que Dieu est un être puissant, redoutable et plein de menaces. Mais il est plus proche de nous dans l'amour que la mère ne l'est de l'enfant de son sang, qu'elle enveloppe de tendresse, à qui elle veut donner, donner seulement, pour qui elle souhaiterait se transformer en un seul flux ardent. Sur ce Dieu, l'Écriture a prononcé cette parole merveilleuse : « Je vous consolerai comme une mère console son enfant ». Il veut être pour nous un amour qui nous comprend totalement, partage nos sentiments, se donne lui-même.
L'homme a facilement le sentiment que Dieu est une exigence haute et sévère, d'une sainteté inexorable. Mais Dieu se tourne vers nous avec plus d'intimité qu'un cœur aimant s'est jamais tourné vers l'être le plus cher, portant dans son cœur ce que celui-ci a de plus profond, parfaitement attentif à lui avec un soin qui ne s'endort jamais, tourné vers celui qu'il aime avec une confiance qui ne fléchit jamais, toujours nouvelle, toujours agissante : « C'est toi ! tu en es capable et je donne tout pour que tu deviennes ce que j'ai mis en toi ».
L'homme a facilement le sentiment que Dieu est un être lointain, irréel, et c'est là ce qu'il y a de pire. La force, le caractère redoutable ont encore quelque chose de grand. Une exigence inexorable est l'attribut de la puissance. Mais si Dieu se dissocie pour nous dans l'irréel, il y là de quoi perdre courage. Alors que toutes les choses qui nous entourent, les maisons, les arbres, les hommes, les événements deviennent pour nous si réels qu'ils nous assaillent de toutes parts, lui-même ne serait plus qu'une simple doctrine, un concept, une sonorité sans consistance, un état d'âme évanescent ? Et pourtant, Dieu est réel ! Comme le cœur peut le sentir proche ! être certain de sa réalité qui nous appelle et nous offre un asile !
C'est pourquoi Dieu peut consoler.
Qu'est-ce donc que la consolation ? Comment a-t-elle lieu ?
Non pas certes par la raison et le calcul. Discourir et prouver ne console pas, laisse froid. L'homme reste seul avec sa détresse. Rien ne parvient jusqu'à lui. Rien ne lui arrive. Il y a dans la consolation quelque chose de vivant : une proximité, une action, un commencement, un renouvellement. Qui veut consoler doit aimer, être ouvert, tendre vers l'autre pour pénétrer jusqu’a ce qu'il a de plus intime, avoir le regard clair et la libre sensibilité du cœur qui trouve avec une tranquille sûreté les voies de la vie, sait reconnaître ce qui est à vif ou aride. Il lui faut la force subtile et puissante qui y pénètre, s'avance jusqu’au centre vital, jusqu'aux profondeurs d'où jaillit la vie. Celle-ci s'est lassée. La force consolatrice du cœur doit faire alliance avec elle, lui ouvrir un champ libre, la faire sortir d'elle-même pour qu'elle se redresse, recommence à sourdre et trouve sa voie à travers toutes les ruines et tous les lieux déserts à l'intérieur de l'être. Voilà ce qu'est consoler. C'est éveiller, créer, faire naître, donner, et pourtant appeler l'autre à ce qu'il a de meilleur ; agir en lui, mais, précisément par là, le rendre libre. La consolation délivre, soutient, dilate, mais de telle sorte que l'autre se redresse à partir de son propre centre et recommence.
On console l'être qui a été blessé, mais celui qui l'aime éveille la force vitale cachée pour que, de l'intérieur, elle apporte à la blessure son flux salutaire... On console celui qui n'est plus que sécheresse, mais celui qui l'aime est capable de libérer intérieurement la vague rafraîchissante de la vie... On console lorsqu'une chose précieuse a été enlevée, l'œuvre détruite, les espoirs brisés, mais celui qui aime s'allie à ce qui se situe plus profondément encore que la possession et l'œuvre particulières, c'est-à-dire la volonté créatrice, et il l'éveille à une nouvelle activité. Il s'allie à ce que l'homme a de plus intime, que ni changement, ni perte ne peuvent toucher : la force du cœur capable d'éternité ; elle accepte la perte, tient pour perdu dans le temps ce qui est perdu, mais elle le reconquiert hors du temps dans la fidélité unie à Dieu... On console celui dont le cœur est souillé, mais celui qui l'aime est capable de toucher la pureté qui palpite, enfouie sous la faute, et à partir de là s'éveille la nouvelle confiance qui rend possible de dominer toute laideur... On console celui qui s'est rendu coupable et qui, dans la détresse de sa conscience, ne trouve pas d'issue ; mais sans aucun orgueil, celui qui l'aime sait dissiper le mensonge, encourage la connaissance que le coupable a de lui-même, délivre et fortifie la volonté, montre des voies et des possibilités... Celui qui aime console lorsqu'il sait amollir ce qui s'est figé, faire fondre l'endurcissement sous la chaleur libératrice, pour donner une direction à celui qui en avait perdu le sens...
L'amour humain, vraiment pur et désintéressé, est sans doute capable de consoler ainsi. Mais il se trouve bientôt devant ses limites. Il n'est pas Dieu.
Le Christ nous a envoyé Celui qui est en Dieu « la proximité » entre le Père et le Fils : le Saint-Esprit. Il est l'intimité sacrée de Dieu lui-même. Un mot plein d'amour mystérieux le nomme « le lien », « le baiser ». En lui, Dieu est venu à nous comme consolateur.
Le Saint-Esprit est la proximité. C'est lui, la proximité sacrée, la proximité avec lui-même de Celui que l'on ne peut approcher. Il est l'intériorité de l'inaccessible, la sainteté qui respire l'amour. Il « pénètre les profondeurs de la déité ».
Il est venu à nous pour être en nous ; afin que nous soyons instruits par lui, initiés, comblés et capables de prononcer, d'invoquer et de confesser le nom de Jésus.
Il est venu à nous, en nous, afin de nous rénover par la nouvelle naissance que nous recevons de lui, Sa main touche aux racines de notre vie. Il est le créateur, œuvrant dans la liberté de la pure plénitude d'amour. C'est ainsi qu'il sait consoler.
Le désespoir est infini, sa plénitude amère est inépuisable, multiple comme l'existence elle-même quand elle s'est détachée du cœur de Dieu : désespoir de la détresse qui blesse et épuise ; désespoir de l'existence bornée qui remplit d'angoisse le regard et le souffle ; désespoir de la nostalgie qui s'étiole, de la douleur que personne n'apaise, de la faute qui tourmente, de la faiblesse incapable d'ascension. Désespoir de la solitude quand le cœur ne connaît ni joie ni douleur, quand les choses ne parlent pas, que les jours sont vides et que ce qui arrive perd tout sens ; quand un être sait comment ce serait s'il pouvait aimer — mais il ne le peut pas et « son âme en lui a soif, et il va comme dans un pays désert, sans chemin et sans eau ». Existe-t-il une puissance contre cette puissance ?
Tu connais cette parole : « Envoyez votre Esprit et toutes choses seront créées et vous rénoverez la face de la terre » ? Sais-tu que c'est vrai, qu'il peut venir comme une haleine légère, « soufflant quand il veut, et personne ne peut dire d'où il vient et où il va », et il touche ton âme et tout est changé ? La réalité est demeurée ce qu'elle était, et pourtant, tout est rénové, et maintenant tu prends conscience de ton cœur, tu comprends qu'à toi aussi, il est donné d'aimer, et les choses se remplissent d'un sens délicat et sacré, et tu sais que quelque part tout est bien, et il vaut la peine, il vaut divinement la peine d'exister et de persévérer. Quand ceci arrive à un être — et le Seigneur nous a promis qu'il en serait ainsi pour nous lorsqu'il nous a annoncé le Consolateur — cet être comprend ce qu'est la consolation.
Il est dans cette hymne un mot qui renferme le secret le plus délicat de cette consolation. Après que toutes ces invocations discrètes ont eu lieu « Venez, ô Père des pauvres, venez, donateur des grâces », il est dit : « Venez, lumière des cœurs ».
Un mystère sacré est ici celé et il attend que l'on soit instruit de l'intérieur pour comprendre le miracle de cette lumière.
Nous comprenons qu'il existe une lumière pour les yeux, nous croyons du moins le comprendre : cette lumière qui vient du soleil ou d'une lampe que nous allumons. Nous comprenons encore lorsqu'on parle de la « lumière de l'esprit » ; nous le sentons dès que notre compréhension s'éveille — mais « la lumière du cœur » ? Nous sommes ici devant un grand mystère : que la lumière rayonne où vit la sensibilité… que la proximité, que la nature intime du bien-aimé devienne lumineuse... que le cœur avec son amour ne soit pas aveugle, mais éclairé, voyant, en vérité et seulement alors réellement et uniquement voyant dans une profonde clarté… que la lumière de l'esprit et de la connaissance ne soit pas froide seulement comme un rayonnement lointain, mais ardente et pleine de toute l'intimité de l'approche...
Voilà la consolation de Dieu : un signe qui guide à travers l'erreur, une chaleur qui dissipe la raideur et le froid, un breuvage qui apaise la soif de plénitude infinie, un remède qui guérit ; la pureté, la beauté rendues...
Et puis une autre chose encore, la plus importante : cette hymne qui paraît avoir jailli du silence le plus éloigné du monde, a en vue la vie quotidienne avec tout son poids, sa rumeur, sa détresse. C'est là seulement la véritable consolation.
La consolation dont il est parlé ici doit pénétrer dans ce qui constitue la vie quotidienne. Au milieu du travail, une présence doit apporter le repos ; dans la chaleur et l'accablement, un souffle rafraîchissant doit venir de là-bas, faire jaillir la consolation dans la souffrance et le chagrin... Cette consolation doit être si réelle qu'elle ne tarit pas dans les misères et les tourments de l'existence ; si vivante, cette vie, qu'aucune lassitude ne parvient à l'étouffer.
Elle doit être la consolation du Dieu vivant.
Romano Guardini, Dieu console, in Le Dieu vivant (Artège)