samedi 5 février 2011

En lisant... Josef Pieper - De la Divine folie


Les plus grands de tous les biens
nous adviennent par l'entremise d'une
mania,
que nous octroie à coup sûr un don divin.


DE L'ÉROS

BIEN QUE SOCRATE se soit éloigné, semble-t-il, sans espoir de retour, du thème « érotique » qui, très visiblement, était le seul qui importât au jeune Phèdre, bien qu'il paraisse traiter d'un tout autre sujet — de la prophétie, de l'inspiration révélatrice, de la catharsis qui guérit et à laquelle nous avons part dans le rêve et dans la metanoia, de la poésie et de la disposition poétique de l'âme — la relation logique entre ces thèmes et celui de l'éros, dont on était parti, est tout à fait claire et certaine. Le sens de ce qui a été dit jusque-là pourrait se résumer dans une formule de ce genre : Vous reprochez à l'amoureux d'être « hors de lui-même ». Si ce reproche était fondé, il ne vaudrait pas seulement pour l'amoureux. Représentez-vous tout ce qu'un tel reproche, s'il fallait véritablement le tenir pour décisif, exclurait de l'existence humaine. Par exemple, l'Inspiration révélatrice, car l'homme à qui elle est octroyée est bien « hors de lui-même », mais il a part, en elle, à quelque chose, pour lui mais aussi pour l'humanité entière, qui ne saurait être atteint par aucune activité de l'esprit en état de veille et maître de lui. Serait également exclue cette guérison qui libère l'âme des fatalités dont le poids l'accablait ; car, pour faire l'expérience de cette guérison et de cette purification, il faut avoir d'abord renoncé au contrôle réfléchi de soi-même et à l'autarcie. Et le poète, lui aussi, est « hors de lui » ; telle est cependant la seule voie par où puisse passer la vraie, la grande poésie. Admettre par conséquent que tout cela constitue le véritable royaume de l'homme — tout cela, c'est-à-dire l'ouverture à la Parole de Dieu, la conversion spirituelle qui libère et purifie, l'émotion qu'inspirent les Muses et que la raison ne saurait ni saisir ni contrôler — c'est, par là même, avoir déjà admis que la mania, la sortie hors de soi, l'enthousiasme, non seulement ne s'opposent en rien à l'essentielle dignité de l'homme mais appartiennent bien plutôt à toute existence humaine. C'est avoir, par là même, déjà pris position contre la fausse rationalité du « technicien de la vie », de celui qui, lorsqu'on parle devant lui d'enthousiasme, sourit d'un air supérieur et ne songe à la satisfaction des besoins humains, qu'ils soient économiques, affectifs, voire « spirituels », que par des moyens « efficients », mais surtout « faciles » et assurés au maximum contre tout imprévu.
Ce qui est ici en discussion est d'une évidente actualité. Pour s'en convaincre, il n'est que de considérer le type d'homme qui se profile à l'horizon de nos virtualités et qui déclare : nous n'avons besoin d'aucun message surhumain, nous nous chargeons nous-mêmes de libérer nos âmes de tout ce qui les encombre, et nous considérons comme indésirables des « arts » qui ne peuvent servir ni à satisfaire nos besoins ni à dominer le monde, politiquement ou techniquement. En tous temps par conséquent, mais aujourd'hui plus que jamais, l'argumentation socratique reste de saison. Il est toujours nécessaire de protéger ce domaine de l'existence où sont implantés, non seulement la théologie, mais aussi la seule purification de l'âme qui se réalise par la non-volonté d'avoir raison, et tous les arts inspirés. Tout cela doit être défendu par un effort de création humaine toujours renouvelé, inlassablement, contre la tentative — peut-être vaudrait-il mieux dire : contre la tentation — d'établir la domination absolue de l'homme sur lui-même et sur le monde, fût-ce en perdant son vrai domaine vital, celui qui, comme salut, comme catharsis, comme émotion capable d'ouvrir l'âme, n'est accessible que par la sortie hors de soi-même, par la mania.
Mais c'est ici que Socrate relie toute cette discussion au thème initial de l'éros. Il resterait, dit-il, à démontrer qu'à l'homme qu'éprouve l'émotion amoureuse il n'advient — ou, du moins, il ne pourrait advenir — en même temps quelque chose de salutaire, d'enrichissant, disons plus : quelque chose de divin et qui lui soit destiné.
Ainsi se trouve formulée la thèse propre de Platon. Elle ne signifie pas que n'importe quelle amourette entre Hans et Grete serait ipso facto un don des dieux, mais bien qu'à travers toute émotion érotique l'homme peut accéder et avoir part à une réalité, à lui destinée, qui dépasse infiniment tout ce que d'abord elle paraît signifier. Au demeurant, à ce qui lui est ainsi destiné il ne participe réellement qu'a condition que l'élan que lui transmet cette émotion soit reçu et conservé pur. Bien entendu, les possibilités de corruption, de falsification, de camouflage, de déguisement, de pseudo-réalisation constituent un trop évident péril — non pas plus, il est vrai, que dans le cas de la mania prophétique, de la mania cathartique ou de la mania poétique. Bien plus grave et plus désespérée que la simple négation est la fausse approbation, lorsque, par exemple, le faux-semblant de l'émotion se dresse illusoirement, illusoirement peut-être aussi la conscience propre, comme si elle était ravie par la beauté alors qu'au vrai il ne s'agit que d'une volonté de jouissance, qui ignore toute émotion et ne connaît que le calcul. Et cependant, pour Platon, au véritable amoureux un don reste destiné qu'on est parfaitement en droit de comparer à celui que reçoit l'homme dans la Révélation divine, dans la catharsis, dans l'inspiration poétique.
Ayant parlé, dans Dichtung und Wahrheit, de sa propre expérience amoureuse, Goethe dit, lui aussi :
Les premières inclinations d'une jeunesse qui n'a pas été corrompue prennent toujours un tour spirituel ; la nature semble vouloir qu'un sexe voie dans l'autre l'image sensible du bon et du beau. Ainsi la vue de cette jeune fille et mon amour pour elle avaient fait lever pour moi un monde nouveau de beauté et de perfection.1
Ce qui est fâcheux, c'est que le désir l'emporte sur l'émotion amoureuse et qu'il l'étouffe. Selon le mot d'André Gide, dans son Journal, « dès qu'il s'y mêle du désir l'amour ne peut prétendre à durer »2. C'est à cette démonstration qu'est consacré tout le discours qui suit, ce discours dont il a été dit dès le début que les « sages » le jugeront digne de foi, mais non point les « habiles ». Le mot grec est deinos qui, d'après les dictionnaires, signifie aussi bien « terrible, effrayant, violent » que « puissant, habile, inhabituel ». II s'agit évidemment de quelque chose qui soit à la fois admirable, surprenant et redoutable, et ces trois épithètes conviennent parfaitement à la « raison des raisonnables ». C'est elle, selon Socrate, qui trouvera incroyable qu'à ceux qui aiment vraiment, dans leur extase même, un don divin puisse être imparti et destiné.
Josef Pieper, in De la divine Folie, Ad solem

1. Johann Wolfgang GOETHE, Poésie et Vérité, Paris, Aubier, 1944 p. 113 (première partie, livre 5).
2. André GIDE, Journal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade » p. 1159.