mercredi 16 février 2011

En lisant... Buzzati, le magicien


Un soir que je rentrais à la maison, fatigué et déprimé, je rencontrai le professeur Schiassi (on l'appelle comme ça, mais professeur de quoi ?). Ce type, que je connais depuis une éternité, que je rencontre de temps à autre dans les coins les plus étranges et les plus divers, prétend avoir été mon camarade de classe, et pourtant, honnêtement, moi je ne m'en souviens pas.
Qui est-il ? Que fait-il ? Je n'ai jamais réussi à le comprendre. Il a un visage maigre, anguleux et un sourire en coin d'une rare ironie. Mais sa caractéristique principale est qu'il donne à tout le monde l'impression qu'on l'a déjà vu ou connu quelque part, même si en réalité on le voit pour la première fois. Il y en a qui prétendent que c'est un magicien.
— Qu'est-ce que tu fais ? me demanda-t-il après les salutations d'usage. Tu écris toujours ?
— C'est mon métier, dis-je, immédiatement frappé d'un complexe d'infériorité.
— Tu n'en as pas encore marre ? insista-t-il, et son sourire narquois lui balafrait encore plus le visage à la lumière immobile des réverbères. Je ne sais pas moi mais j'ai l'impression que vous autres, écrivains, vous êtes de plus en plus hors du temps. Oui, vous les écrivains ; mais les peintres aussi et les sculpteurs et les musiciens également. Un sens d'inutilité, de jeu qui est une fin en soi. Tu comprends ce que je veux dire ?
— Je comprends.
— Oui, vous les écrivains, vous les peintres et tous les autres vous vous préoccupez désespérément de découvrir les nouveautés les plus absurdes et les plus invraisemblables pour faire sensation, mais le public devient de plus en plus rare et indifférent. Et, excuse ma sincérité, un beau jour, la place sera complètement vide devant vous.
— Possible, dis-je humblement.
Mais Schiassi avait l'intention de retourner le fer dans la plaie.
— Dis-moi un peu une chose. Quand, par exemple, tu vas dans un hôtel, qu'ils prennent ton état civil et qu'ils te demandent quelle est ta profession et que tu réponds écrivain, est-ce que tu ne trouves pas ça un peu ridicule ?
— C'est vrai, dis-je. En France c'est différent, mais chez nous c'est tout à fait ça.
 Écrivain... écrivain, s'esclaffa-t-il. Mais comment veux-tu qu'ils te prennent au sérieux ? À quoi sert un écrivain dans le monde d'aujourd’hui ? Et... dis-moi une autre chose, je te demande d'être sincère. Quand tu entres dans une librairie et que tu vois...
— Et que je vois les murs entièrement tapissés jusqu'au plafond de toutes sortes de livres, des milliers et des milliers, tous sortis au cours des derniers mois... — c'est ça que tu veux dire — et que je pense que je suis en train d'en écrire un autre moi aussi, les bras m'en tombent, comme si dans un immense marché, où il y a des montagnes de fruits et de légumes partout pendant des kilomètres et des kilomètres, un type arrivait pour vendre une minuscule pomme de terre, c'est ça que tu veux dire ?
— Exactement, fit Schiassi, et il ajouta un petit rire pernicieux.
— Heureusement, osai-je, il y a encore des gens qui nous lisent, il y en a encore qui achètent nos livres.
À ce point, mon ami, si l'on peut dire, se pencha ostensiblement pour examiner mes chaussures.
— Il s'y connaît, ton bottier ? demanda-t-il.
Dieu soit loué, pensai-je. Maintenant nous passons à un autre sujet. Parce que rien n'est plus ingrat que de s'entendre dire des vérités, quand les vérités nous déplaisent.
— Sensationnel, répondis-je. C'est un merveilleux artisan, il travaille avec une telle conscience et un tel goût que les chaussures qu'il fait ne s'usent pour ainsi dire jamais.
— Bravo ! s'écria le salaud. Et je parie qu'il gagne moins que toi.
— C'est possible.
— Et tu ne trouves pas ça dégoûtant ?
— Je ne sais pas, dis-je. Sincèrement je ne me le suis jamais demandé.
— Comprenons-nous bien, fit encore Schiassi, ce n'est pas que ce que tu écris me déplaise, moi je ne te cherche pas de crosses ; mais que toi et des milliers d'autres vous passiez votre vie à écrire des histoires qui n'ont jamais existé, et qu'il y ait des éditeurs pour les imprimer et des gens pour les acheter, et que vous fassiez fortune, et que les journaux en parlent, et que des critiques par-dessus le marché en discutent en long et en large dans des articles interminables, et que ces articles soient imprimés, et que l'on en papote dans les salons... tout ça pour des histoires inventées de fond en comble... Mais est-ce que ça ne te semble pas, à toi aussi, une folie à l'époque de la bombe atomique et des spoutniks ? Comment une telle farce peut-elle encore se poursuivre ?
— Je ne sais pas. Tu as peut-être raison, dis-je plus désemparé que jamais.
— Vous aurez toujours moins de lecteurs, toujours moins... s'emporta Schiassi. Littérature, art ?... tout ça, c'est des grands mots... Mais l'art au jour d'aujourd'hui ne peut être qu'une denrée, comme un bifteck, un parfum, un litre de vin. De quel art s'occupent les gens ? Regarde la marée montante qui est en train de tout submerger. De quoi est-elle faite ? De chansons, de chansonnettes, de paroliers, de musiquette... bref d'une marchandise d'usage courant. Voilà la gloire. Tu as beau écrire, toi, des romans très intelligents et même géniaux, le dernier des yéyés t'écrasera sous le poids de ses triomphes. Le public va droit au solide, à ce qui lui donne un plaisir matériel, palpable, immédiat. Et qui ne lui coûte pas de fatigue. Et qui ne fasse pas travailler le cerveau... »
Je fis signe que oui de la tête. Je n'avais plus de forces et ne trouvais plus d'arguments pour le contredire. Mais Schiassi n'en avait pas assez.
— Il n'y a encore que quarante ans, un écrivain, un peintre, un musicien pouvaient être des personnages importants. Mais maintenant... Il n'y a plus que quelques vieilles cariatides qui résistent à la destruction. Un Hemingway, un Stravinsky, un Picasso... la génération des grands-pères et des arrière-grands-pères, quoi. Non, non, ce que vous faites n'intéresse plus personne... Toi-même, est-ce que tu vas aux expositions d'art abstrait ? Est-ce que tu lis les articles de la critique là-dessus ? Folie, pure folie, conspiration d'une secte de survivants qui réussissent encore à s'imposer çà et là par roublardise et à vendre, par hasard, un tableau aberrant pour deux millions. Les derniers frémissements, oui, voilà les ultimes sursauts d'une agonie irrémédiable. Vous autres artistes, vous suivez un chemin et le public un autre et ainsi vous vous éloignez toujours plus, et un jour viendra où la distance sera telle... vous pourrez crier, il n'y aura pas un chien pour vous écouter...
À ce moment, comme il arrive parfois, quelque chose passa dans la rue minable où nous nous trouvions tous les deux. Une chose indéfinissable qui n'était pas le vent car l'air continuait à stagner, ni un parfum parce que l'atmosphère empestait toujours l'essence, ni une musique parce qu'on n'entendait rien d'autre que le vrombissement intermittent des voitures. Qui sait ce que c'était, une onde de sentiments et de souvenirs secrets, une mystérieuse puissance ?
— Et pourtant..., dis-je.
— Et pourtant quoi ?
Le sourire oblique de Schiassi éclaira son visage.
— Et pourtant, dis-je, même quand il n'y aura plus personne pour lire les histoires que nous écrivons tant bien que mal, même quand les expositions resteront désertes et que les musiciens joueront leurs compositions devant des rangées de fauteuils vides, les choses que nous ferons, pas moi, mais ceux qui font mon métier...
— Allez, courage, courage..., me harcelait, sarcastique, mon ami.
— Oui, les histoires que l'on écrira, les tableaux qu'on peindra, les musiques que l'on composera, les choses stupides, folles, incompréhensibles et inutiles dont tu parles seront pourtant toujours la pointe extrême de l'homme, son authentique étendard.
— Tu me fais peur, s'écria Schiassi.
Mais je ne sais pas pourquoi, j'étais incapable de m'arrêter. J'éprouvais une de ces rages ; et elle jaillissait de moi sans que je réussisse à la maîtriser.
— Oui, dis-je, ces idioties dont tu parles seront encore ce qui nous distinguera le plus des bêtes, aucune importance si elles sont suprêmement inutiles, peut-être au contraire justement à cause de ça. Plus encore que la bombe atomique, les spoutniks et les rayons intersidéraux. Et le jour où ces idioties auront disparu, les hommes seront devenus de pauvres vers nus et misérables, comme au temps des cavernes. Parce que la différence qu'il y a entre une termitière ou une digue de castors et les miracles de la technique moderne est une minuscule différence, une pauvre petite chose comparée à ce qui sépare cette même termitière de... de...
— D'une poésie hermétique de dix vers, par exemple ? suggéra Schiassi d'un air malin.
— Mais oui, d'une poésie, même si elle est apparemment indéchiffrable, même de cinq vers seulement. Même de la seule intention de l'écrire, c'est sans importance si la tentative est ratée. Je me trompe peut-être mais c'est seulement dans cette direction que se trouve notre unique voie de salut. Et si...
Ici, Schiassi s'épanouit en un long éclat de rire tonitruant. Étrange, il n'avait pas un son antipathique. Je m'arrêtai tout interdit.
Alors il me donna une grande claque sur l'épaule.
— Ah ! tu as enfin compris, bougre d'imbécile. 
Je balbutiai :
— Qu'est-ce que tu entends par là ?
— Rien, rien, répondit Schiassi et son visage maigre s'illumina comme sous l'effet d'une phosphorescence interne. Je te voyais si abattu, ce soir, tu me semblais si découragé. Alors, tout simplement, j'ai cherché à te sortir un peu de là et à te remonter le moral.
C'était vrai. Suggestion ou non, je me sentais tout autre maintenant : libre et passablement sûr de moi. J'allumai une cigarette, tandis que Schiassi s'éloignait là-bas comme un fantôme.
Dino Buzzati, in Le K