samedi 5 février 2011

En glanant... Kourilsky - Le devoir de regarder vers les autres

Donner à un livre le titre "Le Temps de l'altruisme" (Odile Jacob) apparaît dans la société actuelle comme un paradoxe, ou un vœu pieux, voire une utopie. Or vous récusez ces termes et affirmez que c'est " un attribut logique de notre être, une nécessité imposée par la raison ". 
Je postule en effet que, face à tout droit, il existe des devoirs, ce que l'on oublie trop souvent. Je cherche à montrer que l'altruisme est une conséquence logique de nos droits. L'altruisme, curieusement, est une notion aujourd'hui négligée. Si on cherche des noms de penseurs et de philosophes qui y travaillent, on en trouve assez peu.
Pourquoi avoir choisi ce mot ambigu et quelle est précisément votre définition de l'altruisme ? 
Je reconnais que le terme d'altruisme peut être source de confusion. Il y a une douzaine de définitions. J'en donne une et je m'y tiens, mais parfois d'autres entendent autre chose, comme les biologistes qui cherchent à comprendre comment les comportements altruistes se sont développés dans l'évolution. J'ai hésité à inventer un mot. Je m'y résoudrai peut-être un jour, mais j'ai pensé que cela passerait pour cuistre.
Ma définition est fondée sur la définition des libertés selon le Prix Nobel d'économie, Amartya Sen. Les libertés ne sont pas la liberté, qui est le grand principe. Les libertés individuelles sont les choix dont l'individu dispose dans la réalité. L'exemple que je prends dans le livre est le suivant : on est libre d'acheter du pain, mais, si l'on n'a pas l'argent, on n'est pas libre. Quand on a 10 % de chômeurs, on a 10 % de la population qui, d'une certaine manière, est privée de libertés. Maximiser nos libertés individuelles est l'un de nos droits fondamentaux, mais il y a un devoir en face, et ce devoir est le devoir d'altruisme.
On pense généralement que les libertés individuelles sont limitées par celles des autres. Vous, vous dites " construites avec celles des autres ". 
Cette notion d'interdépendance est l'une des articulations logiques de mon développement. Cette notion est de plus en plus évidente à l'ère de la mondialisation. Cela nous force, me semble-t-il, intellectuellement au moins, à prendre en considération l'altruisme comme étant le devoir de regarder vers les autres puisqu'ils nous aident à construire nos libertés.
Vous êtes biologiste et immunologiste, ce n'est pas votre champ de recherches habituel, pourquoi avoir travaillé sur ce sujet ? 
J'ai toujours conçu mon activité de recherche comme à la fois théorique et appliquée. Pour moi, et cette conception est proche de celle de Louis Pasteur, la connaissance est plus belle encore lorsqu'elle est utile. J'ai pris des brevets et travaillé dans l'industrie. Mais je me suis aussi, et de plus en plus, intéressé à ce qui se passe dans les pays en développement.
Comme immunologiste, impliqué dans la recherche de nouveaux vaccins, j'ai été stupéfait d'apprendre que 800 000 enfants par an mouraient de la rougeole et de ses complications, alors qu'un vaccin efficace et très bon marché existait. À quoi sert notre science si nous ne savons pas l'utiliser ? Cela a provoqué un tournant personnel, une implication dans les questions liées à la pauvreté.
Avant même que n'arrive la crise financière, qui a tout exacerbé, j'étais convaincu que la montée du problème climatique, combinée aux problèmes d'hygiène, de maladies infectieuses, de pauvreté, donne une addition qui n'est pas gérable. J'ai commencé à travailler sur mon livre en 2005.
Votre réflexion théorique est très cohérente et structurée, mais dans votre livre vous reconnaissez que la mise en pratique ne va pas sans questions. Vous notez que l'économie ne fait pas bon ménage avec l'altruisme et l'éthique. 
Que la mise en pratique n'aille pas de soi est une évidence. D'autre part, je ne suis pas économiste, mais la définition d'Homo economicus est scandaleuse : " Parfaitement rationnel, parfaitement informé et ne suit que son propre intérêt. " Je sais qu'un grand courant de la science économique actuelle est distancié de cette notion, mais on continue à enseigner cette caricature à des millions d'étudiants. Elle ne colle pas à la réalité. Elle est incompatible avec l'altruisme. Il faut en sortir.
Pour montrer comment l'altruisme peut s'appliquer, vous prenez l'exemple du sida. 
L'ampleur de la mobilisation en faveur des malades des pays pauvres a été une surprise, mais cela a remarquablement fonctionné. Il y a dix ans on n'en espérait pas tant. Il s'est produit un phénomène qui a mondialement déclenché un surcroît de moyens. Donc, c'est positif. Il faudrait que cela dure, ce qui n'est pas certain. De toute façon, ce n'est pas suffisant.
Sur la question climatique en revanche, cela ne fonctionne pas. 
Il va falloir trouver les bons mécanismes pour gérer la question climatique. Ils doivent être économiquement solides et socialement acceptables. Pour moi, le socialement acceptable est indissociable de l'équité. Nous sommes régis par deux types de mécanismes : au niveau national, par des règles de démocratie, donc des votes ; au niveau international, par des règles de consensus. Pour les problèmes de mondialisation, il faut tenter d'arriver à un consensus alors qu'il n'y a pas d'autorité supranationale. Pour y parvenir sans tomber dans les purs rapports de forces, il faut discuter avec un esprit d'équité. C'est là que la notion réélaborée d'altruisme prend tout son sens. Si nous disposons de libertés importantes, ce qui est le cas des pays riches, pour faire simple, il est normal que notre devoir d'altruisme soit plus important. À cette aune-là, les États-Unis sous Bush avaient tout faux.
Ne faut-il pas, selon vous, faire clairement la différence entre altruisme et générosité ? 
Je reviens à la rougeole. Il y a dix ans, 800 000 morts par an dans les pays émergents. Aujourd'hui, environ 200 000. Pour quelle raison ? La fondation Bill Gates, avec Gavi, un partenariat public/privé mondial, a promu la vaccination dans les pays pauvres. Selon l'OMS, en moins de dix ans, plusieurs millions de vies ont été sauvées. C'est de la générosité, puisque Bill Gates était totalement libre de son choix. Et que se serait-il passé si ce grand mécène s'était intéressé à l'art ? La rougeole ferait-elle toujours autant de morts par an dans ces pays ? On ne peut pas bâtir un système stable sur la seule générosité. La générosité fait partie de l'espace des libertés, et c'est très bien. Mais l'altruisme fait partie de l'espace des devoirs, on est dans une autre catégorie. Ils se complètent, mais la générosité ne peut pas se substituer à l'altruisme. De plus, elle ne suffit pas.
Plus d'un milliard de personnes souffrent encore de la faim et de maladies infectieuses mortelles ou débilitantes. Il faut trouver d'autres moyens. Par exemple, la taxe Chirac sur les billets d'avion, pour lutter contre les pandémies, est un exemple d'altruisme à l'échelle collective. Au niveau individuel, on se vaccine contre la grippe pour se protéger, mais aussi pour bloquer la propagation du virus. Qu'on aime ou qu'on n'aime pas, il y a là un devoir d'altruisme.
La société actuelle incite beaucoup à la générosité, au don. L'obligation de donner figure dans beaucoup de religions, la générosité se trouvant alors identifiée à l'altruisme. Ce n'est plus le cas. Peut-être, au moins en France, la responsabilité individuelle s'est-elle amoindrie à mesure que la responsabilité collective se développait dans l'État laïque ? L'altruisme est tombé en déshérence. Il convient de le réhabiliter. C'est cela, le temps de l'altruisme.
Propos recueillis par Josyane Savigneau (Le Monde)